Après avoir mobilisé des milliers de manifestants au cours des premières sorties, le mouvement peine à séduire les quartiers populaires. Serait-il en train de s’essouffler ?
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Combien étaient-ils ? La guerre des chiffres bat son plein. A Casablanca, ils étaient moins de 10 000 personnes pour les autorités, le double selon les organisateurs. 6 000 manifestants à Rabat, selon les observateurs, et environ 2 000 d’après les chiffres de la police.
A Tanger, plus de 2 000, à Fès moins de 600, et à Marrakech, à peine 500 personnes auraient sacrifié leur repos dominical. Dans la métropole économique, quelques milliers de manifestants se sont donc rassemblés dans le centre, ce dimanche 24 février. Il faisait un temps à ne pas mettre un Casablancais dehors.
Une petite éclaircie et jeunes et moins jeunes se sont enhardis à marcher jusqu'à la place Mohammed V. Scandant les mêmes mots d’ordre et clouant au pilori les mêmes personnages publics auxquels on a ajouté des profils iconoclastes, tels que Miloud Chaabi, suspecté de « sucer le sang » de ses ouvriers, Anas Sefrioui, cible des quelques bidonvillois de la manifestation.
Sans oublier le patron de la Direction générale de la surveillance du territoire (DSGT), Abdellatif Hammouchi et son tuteur Hamidou Laânigri, accusés d’avoir transformé le centre de Témara en « Abou Ghraib ». Des slogans brandis par les nombreux détenus politiques islamistes que le roi a libérés le 14 avril dernier.
Séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, haro sur la corruption, ce sont les principales revendications des manifestants de ce dimanche 24 avril, dont le gros des troupes est constitué par les jeunes du Mouvement du 20 février.
Pour la troisième fois consécutive, ces jeunes descendent dans la rue pour réclamer un changement politique. Dans les quartiers populaires, malgré la mobilisation de nombreuses ONG affiliées au mouvement, la mayonnaise n’a pas pris.
A part une timide sortie au quartier Yacoub El Mansour, les « masses populaires » des quartiers chauds ont boudé l’appel des vingtfévrieristes. Et d’après les analystes, malgré l’enthousiasme affiché, le mouvement semble s’essouffler.
Les dérapages sont fréquents
Dès que la révolte a été lancée le 20 février de l'année en cours, des milliers de jeunes sont descendus dans la rue. Les semaines suivantes, ils furent rejoints par d'autres couches de la population.
D'abord ce furent des centaines de personnes, puis des dizaines de milliers de personnes qui manifestèrent leur ras-le-bol. Mais la population n'était pas prête à s’engager massivement dans une gigantesque manifestation.
Conséquence directe, depuis le 20 février, arrêts de travail et manifestations se sont multipliés dans les administrations, les communes, les écoles, les banques, l’agroalimentaire et même dans les médias officiels, pour exiger essentiellement des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail.
Les dérapages sont fréquents : des diplômés chômeurs investissent le siège du Centre marocain des droits de l’homme, des médecins laissent mourir une cancéreuse à l’hôpital Ibn Tofail de Marrakech pour cause de grève, et certains citoyens menacent même de ne plus payer leurs impôts ! La contestation politique donne naissance ça et là à des protestations corporatistes.
De là à accuser les jeunes du 20-Février de mettre le pays à genoux, pour l’instant, ni le pouvoir ni les partis de l’administration n’osent sauter le pas. Mais le sentiment prédominant au sein de la population qui refuse de descendre dans la rue est défavorable à ces sorties à répétition, qui ne sont plus les bienvenues au moment où le Maroc est déjà fragilisé par une conjoncture internationale incertaine. Les conséquences économiques sont palpables.
L'inquiétude, réelle ou supposée, a déjà fait fuir les touristes et a refroidi durablement l'ardeur des investisseurs étrangers dont la plupart pratiquent pour l’instant le « wait and see ». Autrement dit, la situation inquiète sérieusement la classe politique autant qu’elle donne des cheveux blancs au gouvernement.
Les hommes politiques savent que tout peut rapidement déraper, le risque de violence est présent, le sentiment de révolte peut dégénérer. D’autant que si le mouvement est majoritairement composé de jeunes et d’« étudiants », la force motrice repose sur des militants de la gauche et des disciples de cheikh Yassine.
Les salafistes, Al Adl et l’extrême gauche finiront-ils par étouffer le mouvement ? Sachant que la tentation est grande pour les jeunes de trouver un compromis avec l’activisme fébrile de ces groupes. Nizar Benamate, l’un des chefs de file du 20-Février, affirme que le mouvement est conscient du danger et qu’il ne se laissera pas flouer.
Risque de récupération avéré
Pour Kamal Lahbib, ex-militant de l’extrême gauche marocaine, et chef de file des altermondialistes du cru, plusieurs dangers guettent le Mouvement. « La force des vingtfévrieristes réside aujourd’hui dans leur capacité à sauvegarder leur indépendance. Cela me rappelle les premiers pas du mouvement altermondialiste qui ne doit son succès que parce qu’il a réussi jusqu’à présent à éviter d’être au cœur des enjeux de pouvoir. Il n’y a pas de hiérarchie, les centres décisionnels changent constamment. Or les jeunes du 20-Février sont talonnés de près par Al Adl ou encore l’extrême gauche. Le danger, c’est qu’ils deviennent les porte-parole attitrés de l’une ou l’autre des parties. »
Si le Mouvement du 20 février a grandement contribué à l’avancement de la démocratie dans la société marocaine, ne fût-ce qu’en faisant changer la peur de camp, il lui reste à se transformer en artisan réel de la révolution tranquille, qui devrait introduire le Maroc dans le rang des sociétés avancées.
« Malgré une remise en question en profondeur du système politique actuel, ce mouvement n’a pas encore réussi à proposer un projet de société comme solution de rechange. Il dénonce avec virulence le gouvernement, la seconde Chambre, les partis politiques, mais cette initiative ne doit pas reposer sur des mots d’ordre, des slogans généraux mais être guidée par un nouveau discours assorti d’un projet de société et établir une stratégie claire pour le faire aboutir », explique le leader altermondialiste. Il ne voit pas d’alternative à part une nouvelle orientation pragmatique sous-tendue par l’élaboration d’un projet de société censé offrir une réponse à la crise.
Des acteurs comme les autres
Or sur le plan politique, les cybermilitants à l'origine de la révolte refusent toujours de discuter des réformes de la Constitution dans le cadre de la commission Mennouni. « Nous ne voulons pas négocier le couteau sur la gorge. La commission a été désignée, au moment où il aurait fallu voter une assemblée plus neutre », martèle-t-on du côté des jeunes.
« Nous sommes conscients qu’il va bien falloir se pencher sur un cahier des charges précis. Nous revendiquons certes davantage d'égalité et moins de corruption, nous avons des revendications précises mais nous voulons rester les incubateurs du changement, des acteurs comme les autres et non pas les vedettes », explique Benamate.
Sauf qu’une telle attitude suppose aussi une invitation à la collaboration avec toutes les tendances politiques qui sont pour une « reconstruction de la démocratie », dans une sorte d’amnistie politique générale. Ce que refusent fermement les jeunes du 20-Février.
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