A force de vouloir transformer lâĂ©pĂ©e de DamoclĂšs en sabre du jihad, les analystes occidentaux sâinterdisent dâobserver sereinement les pays musulmans dont le point fort est justement le mariage contre nature entre ouverture et sĂ©cularitĂ©.
Et si câĂ©tait en partie grĂące Ă une gestion bien particuliĂšre de la question religieuse que le Maroc et lâArabie Saoudite allaient traverser tranquillement les turbulences qui secouent le monde arabe ? Les documents diplomatiques amĂ©ricains obtenus par le site WikiLeaks classaient les pays arabes en trois zones. La premiĂšre englobe lâEgypte et la Tunisie, dont les chefs dâEtat Ă©taient pronostiquĂ©s depuis bien longtemps comme des candidats au dĂ©part. La seconde comprend notamment lâAlgĂ©rie, la Libye et le YĂ©men et la troisiĂšme inclut lâArabie saoudite et le Royaume du Maroc, des pays dont la stabilitĂ© ne serait pas remise en question.
Pour lâinstant, les deux pays semblent adopter une position commune dans leur apprĂ©ciation des Ă©vĂ©nements qui ont secouĂ© aussi bien la Tunisie que lâEgypte. Alors que Rabat se fĂ©licitait samedi dernier « des engagements clairs formulĂ©s par l'institution militaire en Egypte pour assurer une transition pacifique vers un pouvoir civil dĂ©mocratiquement Ă©lu », dans la mĂȘme journĂ©e, Riyad formulait lâespoir que « les efforts des forces armĂ©es Ă©gyptiennes conduisent au rĂ©tablissement de la paix et de la stabilitĂ© en Egypte, en prĂ©lude Ă la formation d'un gouvernement national qui rĂ©alise les aspirations du peuple Ă©gyptien ».
Pourtant deux jours auparavant, Ă partir de Rabat, le ministre saoudien des Affaires Ă©trangĂšres, le prince Saoud Al Fayçal, faisait Ă©tat de lâirritation de son gouvernement : « Nous sommes Ă©tonnĂ©s de voir ce que nous considĂ©rons comme des ingĂ©rences par certains pays dans les affaires intĂ©rieures de l'Egypte », avait notamment estimĂ© le ministre lors d'un point de presse commun avec son homologue marocain TaĂŻeb Fassi Fihri, avec lequel il venait de ratifier plusieurs accords de coopĂ©ration. Auparavant, le Times de Londres avait Ă©voquĂ© une conversation tĂ©lĂ©phonique avec Barack Obama, le 29 janvier, dans laquelle le monarque saoudien, faisant Ă©tat de sa dĂ©sapprobation, menaçait mĂȘme de financer le rĂ©gime Ă©gyptien si les Etats-Unis retiraient leur aide Ă ce pays.
DâoĂč vient alors cette propension Ă accorder les violons sur la mĂȘme partition ? Lâislamologue SaĂŻd Lakhal voit dans cet Ă©tat de fait un prolongement logique de lâhistoire gĂ©opolitique des deux pays, avec un mĂȘme centre dâintĂ©rĂȘt : la gestion du champ religieux notamment depuis la naissance de lâIran de Khomeini.
En novembre 1979, les choses ont failli basculer dans le royaume des Al Saoud, quand un groupe d'une centaine de jeunes Saoudiens fondamentalistes se rebellent en investissant la Grande MosquĂ©e de la premiĂšre ville sainte de l'Islam, alors en pleine saison de pĂšlerinage. ChauffĂ©s Ă blanc par JuhaĂŻmane Al UthaĂŻbi et Mohammed Al Qahtani, les rĂ©voltĂ©s rĂ©clament un renversement dictĂ© par la « dĂ©gĂ©nĂ©rescence morale du pouvoir saoudien ». Riyad soupçonne Ă juste titre lâIran de la RĂ©volution islamique qui vient tout juste de triompher (fĂ©vrier 1979) de l'Empire du Shah. Le roi Khaled (prĂ©dĂ©cesseur du roi Fahd) nâhĂ©sitera pas Ă faire appel au GIGN, le groupe d'intervention de la Gendarmerie française, pour tuer dans l'Ćuf la rĂ©bellion des activistes wahhabites. Mais au lieu de sâattaquer au mal Ă la racine, la famille rĂ©gnante va se plier aux desiderata des rigoristes qui se rĂ©clament de la doctrine de Abd Al Wahhab. Au menu, une application plus stricte et plus Ă©tendue de la charia.
Au mĂȘme moment, Hassan II, inquiet de lâactivisme chiite sur son territoire, scelle une sorte de front uni avec Riyad pour combattre Khomeini. Câest lâĂ©poque oĂč les Saoudiens inondent le Royaume de littĂ©rature salafiste et financent des mosquĂ©es au Maroc. « Sur le plan doctrinal, les diffĂ©rences sont certes importantes entre lâidĂ©ologie des wahhabites et lâislam prĂŽnĂ© par la monarchie au Maroc, mais leur opposition virulente au chiisme les unissaient dans une realpolitik » explique SaĂŻd Lakhal. Dans cette contre-offensive idĂ©ologique, alors que le rĂ©gime saoudien a dĂ» s'appuyer sur les FrĂšres musulmans dâEgypte, Hassan II tolĂšre la Chabiba islamiya au rĂ©fĂ©rentiel salafiste, poussant le luxe jusquâĂ les laisser investir le campus avant que lâassassinat du leader de la gauche, Omar Benjelloun, ne les fasse plonger dans la clandestinitĂ©.
LâĂ©lectrochoc du 11-Septembre
va faire basculer les choses aussi bien Ă Riyad quâĂ Rabat.
Les Al Saoud ne peuvent balayer dâun seul coup le wahhabisme qui fonde la lĂ©gitimitĂ© de leur pouvoir mais le terrorisme qui nâa pas Ă©pargnĂ© la patrie de ben Laden, allant jusquâĂ frapper des villes saintes comme La Mecque et MĂ©dine, a achevĂ© de forcer la main Ă la famille rĂ©gnante. « Les dĂ©bats qui agitent le royaume saoudien depuis lâapparition du jihadisme ont dĂ©bouchĂ© sur lâĂ©mergence dâun mouvement ââislamo-libĂ©ralââ appelant Ă une rĂ©forme dĂ©mocratique du systĂšme dans le cadre de lâislam, qui fustige au passage le discours religieux wahhabite qui appelle au jihad », explique Lakhal.
Au Maroc, la remise en cause du wahhabisme est accĂ©lĂ©rĂ©e par les attentats du 16-Mai. Non seulement, la chasse aux jihadistes est lancĂ©e avec la bĂ©nĂ©diction des AmĂ©ricains mais, de plus, le discours de lĂ©gitimation du mouvement quâils incarnent est traquĂ© jusque dans les ouvrages scolaires. Quant aux Ă©coles coraniques financĂ©es par les pĂ©trodollars, elles mettent la clĂ© sous le paillasson, les unes aprĂšs les autres, non par manque de fonds, mais parce que leurs directeurs sont devenus personae non gratae. Sur le plan de la proximitĂ©, le ministĂšre des Habous se voit considĂ©rablement renforcĂ© dans son pouvoir de gouvernement des Ăąmes. En Arabie saoudite, le rĂ©gime de Abdallah Ibn Saoud cherche Ă doser wahhabisme et rĂ©pression du jihadisme sans courir vraiment le risque d'entreprendre quelques ouvertures libĂ©rales. |