Entre les manifs, le mouvement continue sous des formes diverses, oscillant entre radicalisation et happening. Avec un nouveau test prévu pour le 20 mars.
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Le pire n’a pas eu lieu. Pourtant, ce samedi 26 février, un peu avant 15 heures, les jeunes du mouvement du 20 février sont fébriles. Ils savent que leur sit-in est interdit et ils sont bien obligés de constater que la place Mohammed V compte plus de poulets que de pigeons. « On ne sait pas ce qui va se passer mais il n’est pas question qu’on annule », explique Ghizlane.
La veille, des militants arrêtés ont longuement été interrogés et l’ambiance est extrêmement tendue entre une police de plus en plus omniprésente et des manifestants de plus en plus décidés. Pourtant, tout se passe bien.
L’esplanade se remplit en quelques minutes de centaines de militants qui scandent des slogans et brandissent des affiches avec des cibles diverses : «Pour un remaniement ministériel», «Lydec dégage», «réclame un changement radical », «Haca = Censure». Policiers bleu marine et forces auxiliaires kaki se tiennent la main et encerclent alors en douceur ce beau monde pour les empêcher de déborder sur le boulevard Hassan II. Le sit-in durera trois heures sans aucun incident à déplorer. Ce ne sera pas le cas dans tout le pays.
Ainsi, à Kénitra, une centaine de manifestants rassemblés pacifiquement ont été violemment dispersés par les forces de l’ordre ; une vidéo a pu témoigner du matraquage. à Casablanca, les policiers sont beaucoup plus placides devant les dizaines de journalistes présents : les manifestants ont même organisé un cordon de protection pour sécuriser les photographes.
Au plus fort de l’après midi, le sit-in rassemble plus de 2 000 personnes. Les slogans et les affiches contre le Makhzen témoignent d’une certaine radicalisation du mouvement. Et ce samedi, il n’y a plus de soutien d' opportunistes improvisés opposants aux manifestants.
En revanche, un peu à l’écart de l’agora centrale où s’époumonent de jeunes chauffeurs de troupes en keffiehs, on repère un carré VIP de bienveillants mentors plus grisonnants : Abdellah El Harif, le secrétaire général du parti Annahj Addimocrati, Mustapha Brahma, son secrétaire général adjoint, Abdeslam El Aziz, le secrétaire général du Congrès national ittihadi, ou encore Mohamed Achab, un responsable de la CDT, papotent ensemble. «C’est normal qu’on se retrouve. On s’est tous connus en prison ! Et aujourd’hui, on laisse les jeunes agir.»
Il est bientôt 18 heures. « Mamfakinch », scandent une dernière fois les participants, avant de se disperser. Le mouvement n’est donc pas mort. Il n’est pas non plus en expansion. Il semble stagner, mais il ne faut pas se fier à l’eau qui dort.
Théâtre, musique, conférences…
Maintenant que leur mouvement s’est fait connaître, les jeunes du 20 février veulent sortir de la routine des sit-in. à Rabat, ils sortent le grand jeu et pensent organiser un « freeze » le dimanche 6 mars. Le principe : des dizaines de militants se figent subitement dans un endroit public très fréquenté, une gare par exemple. Le côté inattendu de cette initiative sert bien entendu à créer le buzz en attirant l’attention. L’après-midi sera consacré au théâtre de rue et à la musique dans l’espace public.
Et ça ne s’arrête pas là . Les « vingt-févrieristes » comptent aussi mobiliser dans les quartiers populaires de la capitale en distribuant des tracts tout en portant des t-shirts aux couleurs du mouvement. L’objectif est d’initier des débats publics avec les riverains. « Nous voulons montrer aux gens que nos revendications générales et politiques englobent également leurs soucis quotidiens», explique Nizar, membre de la coordination de Rabat.
Le samedi 5 mars sera, lui, studieux avec l’organisation d’une conférence pour expliquer la teneur des réformes constitutionnelles. à Casablanca, les jeunes prévoient également une conférence sur la Constitution et un mini-concert de musique samedi en soirée.
Si dans les deux plus grandes villes du Royaume on choisit la carte de la créativité, dans les autres villes, les jeunes restent classiques. « On veut organiser un grand sit-in en attendant la marche nationale qui aura lieu le 20 mars », annonce Hassan de la coordination d’Agadir, où les matraques ont sévèrement réprimé les jeunes, le 27 février. La journée de la femme (8 mars) sera consacrée à Fadoua Laroui, la jeune mère célibataire de 25 ans qui s’est donné la mort par immolation.
Un débat sans fin
Mais c’est le 20 mars qui sera la date test pour le mouvement. La page Facebook du groupe du 20 février a changé de logo en changeant de date et compte déjà plus de 30 000 membres. Les débats y font rage entre les différentes composantes d’une mouvance qui ressemble parfois à une auberge espagnole, notamment entre les tenants de la laïcité et les islamistes.
Un débat sans fin, c’est en tout cas ce qu’a provoqué le 20 février au Maroc. Les quelques facebookers du départ ont réussi à rassembler au-delà de leur cercle car ils exposent les vrais problèmes qui agitent la société marocaine. Il ne se passe pas une journée sans qu’une personnalité s’invite dans la discussion.
L’un des plus suivis cette semaine fut l’économiste Driss Benali. Mis en ligne par DabaTV, son point de vue sans concession sur l’économie du pays relève que les villes qui ont connu des violences, telles Marrakech et Tanger, sont paradoxalement celles qui connaissent les meilleurs taux de croissance.
Vieux sages et jeunes riches
Pour l’économiste, l'INDH c'est bien, mais les fonds alloués sont une goutte d'eau. Le système des agréments et la prolifération de l'informel font que l'on ne produit pas de richesses… Des remarques pleines de bon sens et un soutien marqué au mouvement : « On n’a pas intérêt à ne pas écouter les revendications du 20 février.
Nous avons besoin de réelles réformes. Si elles n'arrivent pas, le Maroc finira par connaître une période de troubles. Et n'oublions pas que nous avons un gros problème, celui du Sahara. Ce ne serait pas dans l'intérêt du Maroc. »
Les vieux sages prennent position et tentent de ratrapper le train en marche. Les jeunes riches commencent à se réveiller. L’événement de la semaine sur le Net, c’est « l’appel à la bourgeoisie marocaine ». Postée par une certaine TheGhita74, cette vidéo a le défaut d’être anonyme. Mais cette jeune bourgeoise a tapé dans le mille auprès de sa tribu « Descartes-Lyautey ».
L’auteur, qui avoue porter des vêtement griffés et passer ses vacances en Europe, s’excuse d’emblée de s’exprimer en français car, dit-elle, « je ne maîtrise pas ma propre langue ». Premier mea culpa. évoquant sa classe sociale, elle n’y va pas avec le dos de la cuillère : « Nous sommes devenus colons dans notre propre pays […] Je m’adresse à ceux qui n’ont aucun problème à dépenser un smic marocain dans un dîner bien arrosé […] Et en même temps, nous sommes agacés par le petit morveux […] qui se colle aux vitres de nos 4 x 4 pour nous vendre ses chewing-gums dégueulasses […] Sommes-nous marocains quand nous plaçons notre argent à l’étranger dans la crainte d’une révolution ? », etc. On en passe, et des meilleures.
En deux jours, la vidéo a été vue plus de 10 000 fois, provoquant 430 commentaires. Des insultes, des critiques constructives, des louanges aussi, et même une déclaration d’amour.
Elle n'est pas seule à avoir posté son message. Chaque jour, des milliers de Marocains s'expriment dans des blogs, sur Yabiladi ou Bladi, sur YouTube, Facebook, twitter... ou dans la rue. Entre deux manifs, le Maroc se parle comme il ne l’a jamais fait auparavant.
E.L.B. & Z.C. |