Le 8 novembre, les autorités marocaines démantèlent le camp de Gdim Izik. Aussitôt, des pillages éclatent dans la ville faisant de lourds dégâts humains et matériels. Comment onze personnes sont-elles mortes à Laâyoune ? actuel s’est rendu sur place pour comprendre.
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Mardi, 9h du matin. Un jour après les affrontements sanglants de Laâyoune, il règne un calme précaire dans le chef-lieu du Sahara. La quasi-totalité des commerces sont fermés et très peu de gens s’aventurent dans les rues. « Les Sahraouis se lèvent certes tard le matin, mais la ville est d’habitude beaucoup plus vivante », confirme un riverain. Si la ville est pratiquement désertée par ses habitants, la présence des autorités, elle, est impressionnante : militaires en treillis, agents du CMI (Compagnie d’intervention mobiles) munis de casques et de boucliers anti-émeute, forces auxilliaires, protection civile, police, etc. Laâyoune a des allures de Nouakchott au lendemain d’un putsch militaire. Les forces de l’ordre sont sur le qui-vive, lourdement armées et en surnombre. Devant l’hôtel Nagjir, je suis témoin d’une brève scène d’accrochage entre les autorités et des jeunes pris en chasse. « Les militaires sont à cran, à la moindre petite alerte, ils sortent de leurs gonds », nous explique John Thorne, correspondant de The National et seul journaliste étranger présent sur les lieux (lire aussi le billet page 41). Les violents heurts qui ont éclaté la veille entre les habitants des quartiers majoritairement sahraouis et les autorités, après la dispersion des résidents du camp Gdim Izik, ont fait de lourds dégâts, aussi bien humains que matériels. Selon le bilan officiel, on dénombre onze personnes tuées – dont dix parmi les forces de l’ordre. Un gendarme aurait été tué à bout portant, et un policier aurait brûlé vif dans sa voiture en plus des autres victimes. Un agent des forces auxiliaires aurait été, quant à lui, égorgé devant ses collègues par une foule en furie. Une version contestée par des Sahraouis qui affirment qu’il aurait été renversé par une voiture volée.
Selon les Sahraouis du camp, Brahim Gargar, la seule victime civile officielle, était un père de famille et fonctionnaire de l’OCP qui ne s’était rendu qu’un seul jour au camp. Il se serait fait renverser par des véhicules en voulant protéger sa famille. Le parquet a ouvert une enquête. Le bilan du Polisario fait état de 159 disparus et de 11 morts sahraouis. Mais sans en apporter aucune preuve... Ce qui est sûr c’est que plusieurs centaines de blessés sont à déplorer.
41000 registres d’état civil brûlés
Les traces des affrontements sont visibles partout. Les rues de la ville sont parsemées de carcasses de voitures calcinées, de bris de verre et de pierres. On remarque également des vitrines et des fenêtres cassées. Les autorités s’affairent à nettoyer le « champ de bataille » ; de temps en temps, un ballet de camions chargés de voitures brûlées traverse l’avenue Mecca. A quelques mètres de la Place de la résistance, au centre-ville, une longue file de Jeep jonche la route de Smara menant vers les célèbres quartiers Maâtallah, Raha et Aouda où les affrontements ont été les plus violents. Plus loin, à une dizaine de kilomètres, se trouve le camp de Gdim Izik, désormais totalement rasé par les autorités. Il était difficile d’accéder à cette partie de Laâyoune, où, selon plusieurs témoignages, des affrontements mineurs continuaient de se dérouler. C’est là que les dégâts sont les plus importants. Les émeutiers ont mis à sac plusieurs établissements publics et privés qui se trouvent dans cet axe : deux agences Banque Populaire, une agence Attijariwafa bank, le Centre régional d’investissement, le bureau d’état civil, l’Académie régionale d’éducation, le Tribunal, le siège de la région Boujdour Sakia El Hamra, etc. Des ordinateurs ont été détruits, des biens de la ville pillés et des centaines de dossiers officiels, dont « plus de 41 000 registres d’état civil » ont brûlé, raconte Mohamed Laghdaf Eddah, directeur de la chaîne régionale de Laâyoune. Ce dernier a également subi l’agression des pilleurs qui ont tenté de défoncer la porte de son bureau dans la soirée du lundi au mardi.
Terres promises par l’Etat
Pour comprendre cette violence et les motivations des émeutiers, il faut remonter à la fin de la semaine dernière. Le camp de Gdim Izik était alors encore en place. Depuis une dizaine de jours, entre 12 000 et 20 000 Sahraouis avaient élu domicile dans les 8 000 tentes du campement, selon les anciens locataires des lieux. L’endroit est tenu avec une main de maître par un « comité » qui assure la sécurité, l’assainissement et la communication du camp. Les autorités, interdites d’entrée dans le site, font preuve de flexibilité laissant les Sahraouis aller et venir comme bon leur semble entre le camp et leur maison en ville. Plusieurs barrages sont installés à l’extérieur de Gdim Izik pour contrôler les allées et venues. La population croît à vue d’œil, sous l’œil passif des autorités marocaines qui se contentent d’interdire aux citoyens de ramener des tentes. Les insurgés ne veulent pas entendre parler de revendications politiques et mettent en avant des demandes exclusivement sociales : des lots de terrain, des emplois et les fameuses « cartiya », ces cartes de la promotion nationale très répandues au Sahara, et qui octroient aux détenteurs une rente mensuelle équivalente au Smig. Selon des témoignages concordants, les négociations allaient bon train entre les autorités et le « comité» responsable du camp. Jeudi 4 novembre, le troisième round de négociations aboutit même à un accord, selon des membres du comité. Les termes de cet accord seraient les suivants selon Ismaïl, un des Sahraouis du camp : « Les personnes âgées de plus de 40 ans allaient bénéficier de la “cartiya”, celles qui ont entre 20 et 40 ans devaient être embauchées dans la fonction publique. Les personnes très pauvres devaient, elles, bénéficier de lots de terrain ».
Ambiance de fête avant l’assaut
Le lendemain de ces négociations, vendredi 5 novembre, les autorités auraient même commencé à installer des tentes pour procéder au recensement de la population sur place. « L’heure était à la joie dans le camp. On pensait que le plus dur était derrière nous et que le calvaire ne durerait pas plus de deux ou trois jours », raconte Mohamed, un des jeunes Sahraouis qui faisaient la navette entre le camp et leur domicile. Le samedi, le camp s’est relativement vidé de ses occupants. Et pour cause, la plupart des Sahraouis se sont rendus en ville pour suivre le discours royal à l’occasion de la Marche Verte à la télévision. Le ton du message royal est ferme.
Les habitants de Gdim Izik continuent pourtant d’espérer un règlement rapide de leur situation. Ceux qui sont restés dans le camp le week-end fêtent déjà « leur victoire ». « Mon père qui se trouvait dans le camp m’a appelé samedi pour me demander de venir ti’yi – boire du thé – chanter et danser avec les membres de ma famille et de ma tribu. Pour nous, c’était vraiment la dernière ligne droite avant un règlement définitif », affirme Mohamed. L’ambiance détendue durera jusqu’au lendemain. Le dimanche 7 novembre dans la soirée, des prémices de tension commencent à poindre. Les Land-Rover transportant les insurgés arrivent en masse vers le camp. « La police a empêché un premier groupe d’entrer, puis un deuxième. On ne comprenait rien à ce qui se passait. C’est à ce moment-là que les violences ont éclaté, devant les barrages de la police », nous explique Mohamed. Les émeutes se seraient alors étendues au camp, puis aux quartiers de la ville.
Instrumentalisation des séparatistes ?
Cette version des faits n’est pas la même que celle avancée par les autorités. Selon ces dernières, le camp de Gdim Izik était sous le joug d’une « bande de malfaiteurs » au casier judiciaire bien fourni. Ces derniers auraient tenu en échec toute velléité de négociations et séquestreraient la population du camp. Les autorités ont donc décidé de donner l’assaut pour libérer la population « retenue en otage ». Officiellement, cette intervention n’aurait duré en tout et pour tout qu’une heure et n’aurait fait que quatre blessés. « Les autorités voulaient d’abord évacuer les lieux pour recenser la population effectivement éligible aux aides. On s’est heurté à ces réseaux de repris de justice qui ne souhaitaient pas que les négociations aboutissent », explique une source proche des autorités.
Versions contestées
Qui sont ces réseaux criminels dont parlent les autorités ? « Il s’agit de réseaux d’immigration clandestine qui faisaient passer des Subsahariens, des réseaux de trafic de cocaïne qui se sont retrouvés au chômage, des chômeurs venus d’Espagne, etc. Tout ce beau monde était encadré par des jeunes acquis aux thèses séparatistes », nous assure notre source.
Toujours selon la version officielle, ces derniers auraient profité du déplacement en masse des forces de l’ordre devant Gdim Izik pour provoquer des troubles dans la ville. Cette version des faits est contestée par les habitants du camp que nous avons pu interviewer. Ces derniers dénoncent un « assaut beaucoup plus musclé » des autorités, mais reconnaissent cependant que des personnes mal intentionnées aient pu profiter du désordre provoqué par l’intervention des autorités pour mettre le feu à Laâyoune. « Dès le début de l’intervention des forces de l’ordre, les rumeurs ont fusé. On nous rapportait plusieurs cas de morts à l’intérieur du camp. Ce n’est que plus tard que l’on s’est rendu compte qu’il s’agissait de fausses informations. Cela a participé à mettre en colère la population des quartiers sahraouis », explique Hassan.
Aminatou Haidar refoulée
Le détournement politique des événements n’a pas été que l’œuvre des séparatistes, si l’on en croit les sources sur place. Selon des témoignages, des manifestants pro-Marocains du quartier Skikima auraient contribué à mettre de l’huile sur le feu.
Une question demeure cependant en suspens. Si les négociations allaient bon train et si tout allait rentrer dans l’ordre comme le prétendent les insurgés du camp, pourquoi les autorités auraient-elles décidé de donner l’assaut ? Nos sources y vont de leur petite explication. « Le comité a pulvérisé le cliché du Sahraoui incapable de se prendre en charge. Nous avons fait montre d’une très grande capacité d’organisation, ce qui a manifestement gêné le Makhzen, raconte un des insurgés. Saviez-vous qu’Aminatou Haidar était venue nous voir ? Nous avons refusé de l’accueillir pour éviter une instrumentalisation de notre cause. Elle s’est montrée compréhensive et elle a quitté les lieux. Je pense que c’est cette indépendance et cette grande capacité d’auto-prise en charge qui a fait peur à l’État », conclut notre source. Quel crédit accorder à cette analyse ? Quelle version des faits croire ? A Laâyoune, le rythme de vie normal reprend petit à petit ses droits : les commerces rouvrent, les citoyens investissent en nombre la rue dès la nuit du mardi. Le calme semble revenu. Un calme somme toute très relatif.
Zakaria Choukrallah, envoyé spécial à Laâyoune |