La redistribution des richesses et l’emploi sont les deux défis majeurs à relever pour améliorer le sort des plus pauvres et des plus précaires.
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Agadir, creuset d’expériences. Le Forum du développement humain, qui s’est tenu les 1er et 2 novembre dans la capitale du Souss, est à prendre pour ce qu’il est : une occasion exceptionnelle de partage d’expériences qui – du Pérou au Cameroun, en passant par les Etats-Unis, le Burkina Faso, le Kenya ou le Mexique – permettra peut-être d’enrichir la palette d’outils et moyens de tous ceux qui, présents à Agadir, concourent à la lutte contre la pauvreté et la précarité. Pour autant, il pose plus de questions aux dirigeants des pays concernés qu’il n’apporte de solutions aux partenaires en quête de bonnes pratiques.
Avec l’INDH (Initiative nationale pour le développement humain), le Maroc dispose à l’évidence d’une démarche originale qui vaut, souvent, valeur d’exemple. Les multiples témoignages des maîtres d’œuvre de ce programme, comme ceux des acteurs de terrain ou des observateurs internationaux parmi les plus qualifiés, ont pu éclairer les quelque 1 700 participants du Forum sur l’originalité ou la pertinence des actions mises en œuvre.
Mais l’INDH connaît ses limites, et ses carences. Et son principal écueil : la difficulté à faire naître et perdurer des activités réellement génératrices de revenus, dans un univers concurrentiel omniprésent. Dès lors convient-il de dépasser le seul cadre de l’action locale, voire microlocale, pour nourrir un débat plus large. Agadir a pu en constituer une première étape. Poser la question du développement humain, c’est d’abord poser la question de la croissance, même si elle ne suffit pas, et de la redistribution des richesses. De cette question-là découlent toutes les autres. Dans une économie mondialisée qui voit s’accroître les disparités et se creuser le fossé des inégalités sociales, la lutte contre la pauvreté peine – en dépit de moyens souvent considérables et de la bonne volonté des acteurs – à rétablir un minimum d’équité.
On peut certes se réjouir de voir des centaines de milliers de personnes, souvent exclues de la société – faute d’emploi et donc de revenus, en marge de toute éducation, éloignées des centres vitaux, enclavées dans des zones difficilement accessibles – développer des initiatives qui leur permettront, avec le soutien d’acteurs et de fonds dédiés, de sortir progressivement, elles et leurs familles, de la précarité. De ce point de vue, la multiplication des témoignages partagés à Agadir a montré la richesse et l’originalité des actions déployées auprès des populations qui, où qu’elles soient sur la planète, ont en commun de vivre, ou de survivre dans la pauvreté.
Le dénuement n’est pas l’apanage des ex-pays du tiers monde. L’Amérique profonde, balayée par la crise des subprimes, sait ce que pauvreté veut dire. Barack Obama en fait la triste expérience, qui a vu s’éloigner cette semaine des électeurs en proie au chômage… durable. L’Europe, en proie aux délocalisations industrielles, et à un endettement record, ne sait plus répondre aux attentes de ses citoyens les plus démunis. L’Asie, bonne élève de la croissance, ignore volontairement les conditions dans lesquelles travaillent ceux qui nourrissent son bond en avant. L’Amérique latine, en dépit de taux de croissance enviables et des performances d’un Brésil émergent, n’a pas encore fait la démonstration, loin s’en faut, de la pertinence de sa « révolution bolivarienne ».
Des vérités qui dérangent
Quant à l’Afrique, les disparités y sont si criantes et les conflits si récurrents, que la majorité de ses habitants – dont beaucoup peinent tout simplement à se nourrir – demeurent sceptiques quant à une sortie prochaine de l’état de précarité dans lequel leurs gouvernements les maintiennent. Les témoignages des ministres, économistes, experts venus des quatre continents ont montré combien la pauvreté et la précarité devaient être partout combattues en érigeant quelques idées de bon sens en politiques opérationnelles sur le terrain. Du bon sens, le directeur général du FMI n’en manque pas.
Celui auquel l’hebdomadaire américain Newsweek consacre sa une cette semaine, en s’interrogeant sur sa capacité à « diriger la France ou… le monde ? », ne s’embarrasse pas pour affirmer, avec la légitimité qui est la sienne, quelques vérités qui dérangent. De celles que les dirigeants des pays, qui oublient parfois les exigences d’un mandat qu’ils tiennent de leurs concitoyens, préféreraient oublier pour mieux s’attarder sur des notes de « résilience », sur une petite musique à endormir les esprits.
La parole de Dominique Strauss-Kahn est libre. Et mérite attention en ce qu’elle éclaire les enjeux des deux défis majeurs auxquels les nations sont aujourd’hui confrontées : la régulation d’un système financier qui a profondément et durablement affecté l’ensemble des nations, et une situation de l’emploi passablement dégradée qui a vu la destruction de plus de trente millions d’emplois ces deux dernières années.
La destruction du tissu social
Quel lien entre un système financier menacé d’implosion, la destruction de dizaines de millions d’emplois dans les pays industrialisés et… ces familles du Souss ou du Haut-Atlas qui peinent à se loger décemment, à envoyer leurs enfants à l’école, ou à se soigner correctement ? Celui d’une mondialisation qui reste à réinventer. « La face sombre de la mondialisation, observe Dominique Strauss-Kahn, c’est l’écart croissant entre les riches et les pauvres. Or, une redistribution des richesses inéquitable détruit le tissu social. Les pays les plus inégalitaires ont les pires situations sociales, plus l’instabilité économique. Il y a un lien très étroit entre les inégalités et la faiblesse de l’économie et de la société. Or, les inégalités vont croissantes. Un système économique se dérègle lorsqu’il y a trop d’écarts, de disparités. » Le Maroc ne saurait être sourd à ce constat.
La crise, à laquelle ce pays n’échappe pas, montre s’il en était besoin l’acuité d’une nouvelle réflexion sur les liens entre développement humain et redistribution des richesses. La vérité de 2010 – deux ans après l’une des crises les plus graves que l’économie ait eu à affronter – n’est naturellement plus celle de 2005, qui avait nourri les premiers objectifs de l’INDH. L’illusion que la croissance, financée par la dette, était soutenable s’est effondrée avec la crise. Et le directeur du FMI d’inviter à réfléchir « ensemble, à une nouvelle mondialisation ». Un objectif possible en « rééquilibrant la croissance, en augmentant le marché intérieur, en faisant baisser les importations, en faisant émerger une classe moyenne ».
Pour Dominique Strauss-Kahn, le Maroc est sur la bonne voie en investissant dans les infrastructures portuaires ou routières, en assurant les conditions d’une croissance innovante, d’une croissance plus verte. Mais, prévient-il, avant de changer le modèle de la mondialisation, encore faut-il traiter les problèmes du vieux modèle. Et si beaucoup a été fait en matière de réglementation financière, le chantier reste ouvert en matière de supervision supranationale face à la réticence des Etats soucieux de leur indépendance, comme des entreprises, adeptes de l’exterritorialité de leurs activités et de leurs profits. Le prochain G20 de Séoul pourrait ouvrir quelques nouvelles pistes.
18 millions d’emplois à créer
La question de l’emploi demeure tout aussi déterminante. Le défi est considérable face à la destruction récente de 30 millions d’emplois et plus encore face à l’arrivée de quelque 400 millions de jeunes sur le marché du travail d’ici à 2020. « Chaque société doit fournir du travail, affirme Strauss-Kahn, sinon c’est l’ensemble du développement humain qui est en cause. » Et de citer l’Afrique du Nord qui bénéficie d’une forte démographie qu’elle devrait affronter tout à la fois comme une force, mais aussi comme… une bombe à retardement. En dix ans, elle devra faire face à la création de 18 millions d’emplois dans la zone MENA. « Alors, si je devais poser les questions de la priorité, ce serait en un, l’emploi et l’emploi des jeunes ; en deux, l’emploi et l’emploi des jeunes ; et en trois, l’emploi et l’emploi des jeunes ! » A bon entendeur…
Henri Loizeau |