La suspension de deux magistrats par le ministre de la Justice a provoqué des réactions au sein de la société civile. Plusieurs ONG ont ainsi rédigé un mémorandum à cet effet.
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Mohamed Naciri a-t-il bien mesuré les réactions que ne manquerait pas de provoquer la suspension le 19 août dernier de deux magistrats, dans un secteur où le corporatisme des juges n’est pas un vain mot ? Les deux membres du Conseil supérieur de la magistrature ont ainsi été déférés devant ledit Conseil, en tant qu’organe disciplinaire, afin qu’il soit statué sur les reproches qui leur sont faits d’avoir divulgué et communiqué au quotidien Assabah des informations jugées confidentielles sur les travaux de la dernière session. Neuf ONG marocaines, dont les principales organisations qui avaient lancé un mémorandum pour la réforme de la justice en 2009, sont montées au créneau pour dénoncer la suspension des deux magistrats Jaâfar Hassoune, président du tribunal administratif de Marrakech, et Mohamed Amghar, adjoint du procureur du roi à Ifrane.
Les ONG se disent préoccupées par la façon dont cette affaire a été gérée par le ministre de la Justice, fustigeant au passage l’absence de transparence et la rétention de l’information au niveau de ce département. L’AMDH, l’OMDH, la Ligue marocaine des droits de l’Homme, le FMVJ, Transparency Maroc, Amnesty Maroc, Adala, l’Observatoire marocain des prisons et l’Association pour l’indépendance de la justice ont été rejoints dans leur démarche par la section des avocats du PADS (Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste). « La décision de suspension a été marquée par plusieurs dépassements et aura certainement des retombées négatives sur l’institution judiciaire et l’indépendance de la Cour suprême chargée de veiller sur les garanties octroyées aux magistrats telles que la promotion et autres sanctions », notent les avocats. D’autre part, ils considèrent que l’enquête confiée à la BNPJ est un dépassement car « cette brigade est plutôt chargée d’enquêter sur des dossiers du terrorisme et du grand banditisme ».
Pour sa part, l’Instance nationale pour la protection des biens publics au Maroc avait qualifié la publication et la diffusion à grande échelle de la décision de suspension des juges, avant même le démarrage de leur jugement, de violation du principe de l’innocence et de condamnation prématurée. Selon Me Mohamed Tarek Sbai, président de l’instance, « nous lançons un appel pour l’annulation de la décision et la réintégration des deux magistrats afin d’immuniser la profession et d’éviter une erreur fatale ».
Déjà suspendu à l’époque
Ce n’est pas la première fois que Jaâfar Hassoune fait l’objet d’une sanction administrative du ministère de la Justice. Ce membre élu du conseil supérieur de la magistrature, et fondateur de l’Association marocaine pour la défense de l’indépendance de la magistrature (AMDIM), avait critiqué, en 2004, la décision de déférer, devant la Cour spéciale de justice, des magistrats soupçonnés de corruption et de lien avec le trafiquant de drogue Mounir Erramach, sans bénéficier des procédures spéciales liées à leur statut qui leur accorde « la prééminence judiciaire ». Jaâfar Hassoune avait été suspendu à l’époque mais avait réussi à réintégrer la profession sur décision du ministre après quelques années.
Jaâfar Hasssoune est aussi un magistrat qui n’hésite pas à exprimer publiquement, via les médias, ses opinions sur la réforme de la justice, en contradiction avec le devoir de réserve habituel de ce département.
Pour sa part, le département de la Justice a préféré argumenter sa décision par un communiqué, on ne peut plus explicite, qui relate dans le détail l’affaire qui a fait suite à l’article publié dans le quotidien Assabah dans son édition du 29 juillet 2010 sous le titre : « Une nouvelle liste de mutations et de révocations de magistrats devant le roi : le Conseil supérieur de la magistrature a statué sur des responsabilités, des sanctions disciplinaires et des mutations, et a tranché le conflit opposant les magistrats de Tétouan. » Un article jugé diffamatoire à l’égard des deux magistrats de Tétouan et qui, de plus, écorne la sacrosainte confidentialité des travaux du Conseil supérieur de la magistrature. D’après le département de la Justice, Mohamed Naciri a chargé le Parquet général près la Cour d’appel de Casablanca de « diligenter une enquête globale et approfondie pour identifier les personnes impliquées dans la divulgation de la confidentialité de certains des travaux du Conseil supérieur de la magistrature lors de sa dernière session, et de déterminer l’identité des personnes ayant fourni audit quotidien des informations relatives aux délibérations confidentielles du Conseil avant d’être soumises et approuvées par le roi et ce conformément à la loi ». C’est à la suite des résultats de cette enquête (dont l’audition des journalistes et le compte-rendu des écoutes téléphoniques) qu’il a été décidé de suspendre les deux magistrats.
Moralisation du secteur
Selon des sources proches du dossier, « l’affaire n’aurait pas pris une telle tournure s’il n’avait pas fallu mettre fin aux agissements d’un journal qui, sous couvert d’enquêtes sur les rouages internes de la justice, servait les intérêts du lobby hostile à la réforme de la justice ». Lors d’une rencontre avec les magistrats d’Agadir quelques semaines après sa nomination, Me Naciri avait pourtant précisé : « La réussite de ce chantier est tributaire de la moralisation du secteur de la justice et de l’apport incontournable de juges intègres et indépendants. L’objectif escompté étant d’assurer toutes les garanties pour l’indépendance de la justice, la transparence de l’action judiciaire… »
En tout cas, le fait de monter l’affaire en épingle tombe plutôt mal pour le Royaume, à un moment où la réforme de la justice au Maroc est suivie de très près par la partie européenne et les bailleurs de fonds étrangers (USAID, Nations unies, Commission européenne). Elle figure dans le 1er plan d’action 2005-2010 couronné par le statut avancé accordé au Maroc le 13 octobre 2008 à Strasbourg. Le second plan d’action 2010-2015 donne la priorité à la réforme de la Justice et finance même un projet d’observateurs indépendants pour des jugements équitables.
Mohamed El Hamraoui |