Le prêche du vendredi attire de plus en plus de monde. Ces rassemblements de foule « autorisés » sont l’objet d’une guerre de position sans merci entre l’État et les islamistes.
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Casablanca. Rond-point Albert 1er, plusieurs policiers en sueur s’évertuent à aider les automobilistes à faire demi-tour. Curieux s’abstenir ! Pour ceux qui ne comprennent pas l’objet de ce ramdam, il suffit de s’aventurer un peu sur les artères menant au rond-point : tout le pourtour et même les rues attenantes sont bondés de fidèles assis à même le sol à l’extérieur de la mosquée du quartier. Traverser la métropole à midi relève du parcours du combattant parce que, chaque semaine, c’est le même rituel : des rues, voire des quartiers entiers sont interdits à la circulation pour la prière du vendredi. Prière obligatoire, le jour saint des musulmans est devenu le rendez-vous hebdomadaire incontournable pour des milliers de Marocains. Et pas forcément des citoyens en djellaba, des jeunes BCBG, des cadres, des rappeurs qui abandonnent leur tee-shirt bariolé pour un accoutrement plus sobre, le temps d’une prière. « Le phénomène est général, dans tous les pays arabo-musulmans, de plus en plus de citoyens sont happés par un regain de religiosité. Ce n’est pas forcément un signe de piété mais l’activisme des islamistes et la prolifération des chaînes qui présentent les télévangélistes du Golfe qui ont fait leur effet », explique l’islamologue Saïd Lakhel. La théorie du jour sacré est profondément ancrée dans l’imaginaire traditionnel marocain.
Distinguer le sacré et le profane
Le croyant réalise ce jour-là des actions qu’il ne fait pas durant le reste de la semaine. En ce jour particulier, on distingue le sacré et le profane (si dans les autres pays musulmans, on ne fait pas de commerce en ce jour férié, chez nous, on s’est contenté d’aménager un horaire de travail spécial pour les candidats à la prière).
La canonisation du vendredi et ce qu’elle entraîne comme avis compliqués, lois légales et perceptions de l’univers et de la société n’ont pas empêché cette pratique de perdurer et de traverser les âges avec une vigueur remarquable. Toutes ces composantes interfèrent pour faire du vendredi un rite religieux maîtrisé et une institution aux enjeux sociaux et politiques considérables. Comme le sujet du discours rituel en islam, à travers le modèle du vendredi, est considéré comme l’expression d’une vision donnée du monde, ce rendez-vous hebdomadaire est l’objet d’une guerre de positions entre les islamistes et le département d'Ahmed Toufiq. Les théoriciens du ministère des Habous, pour faire face à la propagande radicale des islamistes, ont mis au point, au lendemain des attentats du 16 mai, une vaste offensive pour reprendre le contrôle des mosquées et plus spécialement de celles où se bousculent des milliers de fidèles pour écouter, chaque semaine, le prêche.
Chargés de couper l’herbe sous le pied des prédicateurs salafistes dont la plupart ont été jetés en prison (Fizazi et Abou Hafs pour ne citer que ces deux-là ), ou récupérés par les islamistes modérés (Zemzemi qui a abandonné le prêche au sein de la fameuse mosquée Al Hamra de Casablanca, pour un confortable strapontin de député), les imams des Habous sont désormais contraints de s’en tenir aux orientations écrites concoctées dans les délégations régionales du ministère des Affaires islamiques.
Est-ce que le musulman a gagné au change ? Rien n’est moins sûr. Si on observe le contenu du prêche du vendredi, on remarque que le discours servi par les prédicateurs salafistes, marqué par la philosophie islamique – c’est-à -dire le culte des idées avancées par les « salafs », les anciens –, a été remplacé par un discours qui a tous les aspects de la modernité sans vraiment l’être. « Beaucoup de gens nous reprochent de tenir des pro¬pos inintéressants, d’autres nous tiennent rigueur de faire de la propagande officielle au lieu de répondre à des questions d’actualité. Or, nous sommes tenus à l’obligation de rester fidèles aux orientations de notre hiérarchie », se désole ce jeune imam de Rabat dont la tâche est d’autant plus rude qu’il officie dans un quartier chic de la capitale. « Contrairement à ce que l’on croit, la prière du vendredi n’est pas complètement verrouillée par les Habous. Malgré tous les efforts des fonctionnaires d'Ahmed Toufiq, il y a encore trop d’imams qui font de la propagande ouverte pour les salafistes. Certains caressent l’idéologie radicale des jihadistes dans le sens du poil, en mettant l’accent sur la dépravation des mœurs, et les plus modérés dont Radouane Ben Chekroun, pourtant président du Conseil des ouléma de Casablanca, tirent à boulets rouges sur des festivals comme celui de Mawazine », précise Saïd Lakhel.
La prière «officieuse»
Quant aux salafistes les plus extrémistes, ils préfèrent se retrouver dans le domicile de l’un d’eux pour une prière du vendredi « officieuse », histoire d’éviter d’avoir à subir le prêche concocté par le ministère des Habous. Plus encore que le prêche, ce sont ces grands rassemblements de foule qui suscitent la convoitise des islamistes. Il n’est pas anodin de constater que dans de nombreux lieux de culte, le prêche est servi en dehors de l’enceinte de la mosquée à travers de puissants haut-parleurs.
Pour leur part, les disciples de cheikh Yassine profitent souvent de l’occasion pour distribuer des tracts ou des dépliants comme celui où l’on voit Yassine transformé en Noé, trônant sur l’Arche et appelant « les brebis égarées » à monter avec lui. « La fin des temps approche, l’Apocalypse est imminente, seuls ceux qui auront foi en cheikh Yassine seront sauvés », explique la brochure en papier glacé !
Si on s’attarde quelque peu sur le fond des prêches, on s’aperçoit qu’ils répondent à une même logique : les musulmans sont considérés comme incapables de penser en dehors du cercle de la foi et de la vérité absolue. Tout ce qui n’entre pas dans le politiquement correct est considéré comme impensable car il représente un risque de glissement de la croyance vers l’irréligion.
Même ce que l’on appelle pompeusement « explication scientifique du Coran » n’a rien de scientifique. Il n’y a aucun interdit dans une démarche scientifique, or les prédicateurs se contentent d’interpréter les paroles du Coran afin d’y chercher une morale quelconque, mais pas plus.
Mohamed Abed El Jabri qui s’est intéressé à la question, considère que même les mouvements interprétatifs qui se disent modernes ne se basent en fait que sur la démonstration de la foi et focalisent sur les sciences naturelles expérimentales (astronomie, géologie, physique), excluant de facto les sciences humaines. « Pour réfléchir sainement à ces questions, il faudrait qu’on ose une lecture autre qui délimite les frontières entre le scientifique et l’idéologique, entre l’historique et le mythique, entre le réel et l’imaginaire… », explique Saïd Lakhel. Or dans tous les prêches du vendredi comme dans la littérature salafiste, les interprétations traditionnelles de l’islam sont sacralisées au lieu d’être soumises à la pensée critique, à l’aide d’outils épistémologiques élaborés par les sciences profanes, afin d’intégrer pleinement la modernité dans toute approche de l’islam, comme le proposent de nouveaux penseurs tels que Rachid Benzine.
Adellatif El Azizi |