A défaut du grand soir, les islamistes appréhendent le grand départ du cheikh. Derrière cette inquiétude, une guerre de succession qui ne dit pas son nom mais surtout une rude bataille pour contrôle run véritable trésor.
Superbement ignoré par le pouvoir qui a laissé au ministère de l’Intérieur le soin de gérer les affaires courantes de la mouvance, cheikh Yassine a le spleen. Maintenant que le grand départ approche (l’homme est très malade et à chaque alerte, ses adeptes s’attendent au pire), le cheikh piaffe, s’agite, multiplie les sorties intempestives. La dernière en date, la lettre adressée, cette fois-ci non pas au roi comme d’habitude, mais aux oulémas, « accusés de trahir leur mission en cultivant le silence sur tous les grands débats qui secouent la société marocaine ». Ces « oulémas de la cour » comme Yassine se plaît à les désigner seraient « coupables de non-assistance à peuple en danger ». Dans sa diatribe contre les hommes de religion, le cheikh tire à boulets rouges sur ces pseudo-exégètes qui laissent la société « se vautrer dans la fange de la débauche, sans lever le petit doigt pour orienter une jeunesse en perdition ».
Et faute de forum, le tribun s’offre le Net. C’est de là que sont postées ses diatribes empoisonnées et ses « lettres à qui de droit », un style épistolaire prisé par le gourou des islamistes. L’homme raffole de ces accents hugoliens qui lui permettent de dénoncer « l’instrumentalisation de la religion » – on devine par qui... Pourquoi cette sortie intempestive contre les oulémas, pourtant simples fonctionnaires du ministère des Habous ? En toile de fond, une guéguerre de contrôle des mosquées qui ne dit pas son nom. En effet, non seulement l’ex-compagnon de route qu’est Ahmed Toufiq a pris un malin plaisir à épingler, un à un, les imams affiliés à la jamaâ, mais il les a tous poussés vers la sortie. Et depuis, tous les candidats qui ont la moindre sympathie pour les idées radicales du cheikh sont systématiquement écartés de postes de responsabilité au sein des Habous quand ils ne sont pas carrément licenciés. Que reste-il au cheikh ? On dit que « l’amour de Dieu est gratuit ». Celui de Yassine est payant : pour faire partie de ces privilégiés à qui le cheikh a promis le paradis, il faut passer à la caisse. Contrairement à ce que l’on croit, le cheikh apprécie le luxe dans ce bas monde ; pour parler simplement, il aime immodérément l’argent. Le nerf de la guerre fait partie de ses priorités.
Dons, cotisation des membres, zakat al fitr, aumône légale et « al ataa bissakhaa », que l’on peut traduire par « don avec générosité » ; le sport préféré de Yassine consiste à tester la foi de ses adeptes par une sorte de concours à « celui qui donnera le plus » ! Que sait-on de cette manne ? Plus encore que le programme politique de la jamaâ, le montant de la fortune de cheikh Yassine relève du tabou. Même ses lieutenants les plus proches qui profitent eux aussi du magot, n’ont pas le droit d’en savoir plus.
L’argent du hashich « cachérisé »
Yassine serait très riche puisque que c’est en mains propres qu’il reçoit l’argent avant de charger ses proches ou ses lieutenants de placer telle somme dans l’immobilier, telle autre dans l’achat d’une épicerie, d’un entrepôt, voire même d’une usine. Même la promotion immobilière n’échappe pas aux financiers de Yassine qui ont trouvé là un filon inespéré, puisqu’il suffit de construire un lotissement dans n’importe quelle ville du Maroc, à Salé ou à Tanger par exemple, et de revendre les appartements par le biais d’un « crédit halal » essentiellement accordé à des gens de confiance. Il y a même l’argent du haschich qui est « cachérisé » par la simple bénédiction du cheikh ! En témoigne l’amitié qui liait Yassine au fameux baron de la drogue, Binlouidane, chez qui Yassine passait les vacances d’été. La technique du prête-nom fonctionnant à merveille, les services de renseignement se sont cassés les dents à essayer de remonter les filières pour tenter de contrôler les financements de la mouvance. Quant aux dissidents internes qui réclament la transparence dans les comptes de la jamaâ, ils sont tout simplement mis en quarantaine ou carrément expulsés par les sbires du cheikh. « Avant sa mort, Mohamed El Bachiri qui était présenté comme le successeur le plus probable de cheikh Abdessalam Yassine, avait été brutalement évincé de l’association après lui avoir reproché d’avoir osé demander des comptes au cheikh sur la façon dont il dépensait l’argent de la jamaâ », explique Saïd Lakhal.
Associations françaises noyautées
L’islamologue explique que l’essentiel du financement d’Al Adl provient de l’étranger. A l’étranger, les recruteurs de Yassine font des merveilles. En quelques décennies, ils ont su récupérer politiquement les « MRE en perte de repères » dans une lutte de représentations sur le thème du « droit à la différence », doublée d’une rhétorique « victimaire » qui contraint tout ce beau monde à la clandestinité.
Résultat, ce sont des milliers de candidats à la réislamisation des mœurs que les activistes de Yassine ont recruté à tour de bras dans les capitales occidentales. En France, même les associations pourtant bien contrôlées comme la FNMF, l’une des deux plus grosses structures de représentation de l’islam de France, sont noyautées par plusieurs structures qui travaillent pour Al Adl, au sein de la centaine d’associations qui forment la fédération. Si le prosélytisme religieux est discret, ce qui intéresse Yassine et ses lieutenants, c’est un marché de la viande halal évalué annuellement, uniquement en France à 1,5 milliards d’euros. Quand elles ne sont pas directement sous la coupe des adlistes, les boucheries halal sont souvent « invitées » à verser une sorte « d’impôt islamique » à différents réseaux islamistes (dont la mouvance de Yassine) installés en France, d’après les rapports de la DST française ou des services secrets espagnols.
En Europe comme en Amérique, Al Adl garde secret le nombre de ses militants. Ce qui n’empêche pas les filiales « jeunes », « femmes », « syndicats » de noyauter de nombreuses structures musulmanes dans ces pays. Derrière cet amour de l’argent, on retrouve le goût du pouvoir qui n’a jamais quitté Yassine. « La perfection évangélique ne conduit pas à l’Empire », pensait de Gaulle. L’argent permet peut-être de s’en consoler, répondrait Yassine.
Abdellatif El Azizi |