Absence remarquée de Benkirane et des islamistes du PJD à l’inhumation du cheikh Yassine. Idem pour le Palais qui s’est abstenu d’autoriser le moindre représentant à faire le déplacement. Seul Ramid était présent. Pourtant, l'impressionnant déploiement des forces de police n’a pas empêché des milliers de personnes d’accompagner le plus tenace opposant du régime à sa dernière demeure. Une marée humaine de plusieurs centaines de milliers de personnes a suivi la procession funéraire dès son départ de la mosquée Assouna de Rabat, une heure après la prière du vendredi. Le service d’ordre de la Jamâa, toujours très efficace, a permis d’éviter les débordements, surtout au moment où le cortège a atteint les abords du cimetière.
Testament posthume
A la déferlante de qualificatifs louangeurs et nostalgiques prononcés sur la tombe du défunt par Mohamed Abbadi, ami fidèle et compagnon de fortune du cheikh, répondaient en chœur les pleurs hystériques de la foule difficilement contenue derrière les murs du cimetière des martyrs.
Peu de temps avant sa mort et dans le souci évident de sauver sa place dans l'Histoire, Yassine a enregistré un testament que se partagent aujourd’hui ses disciples. A travers ce geste symbolique, le leader revient sur ses ambitions d’instaurer le califat dans le Royaume. Dans la première partie de ses recommandations, il rappelle à ses héritiers qu’ils sont porteurs d’une mission divine qui ne saurait prendre fin avec sa disparition. Yassine, qui joue la compassion avec une magistrale réussite, exige de ses disciples de rester fidèles à « des enseignements qu’il tient directement de la bouche du prophète ». Dans ce « testament » figure notamment tout ce qui se rapporte à la spiritualité de la mouvance et à la cohésion entre ses membres, une sorte de feuille de route à laquelle devront se tenir toutes les sensibilités qui émergeront en son sein. « Nous avons choisi pour baptiser notre association, le terme de justice et bienfaisance, cela devrait nous imposer de nous concentrer sur un jihad continu pour l’avènement d’une Ouma basée sur la justice. » Même s’il se veut artisan de l'instauration d'un Etat islamique sans violence, Yassine prend comme modèle Khomeiny qui prônait le renversement d’un ordre ancien assimilé à un régime « dictatorial » afin de promouvoir une société fondée sur un passé mythique, un « âge d’or » du califat qui reste l’ultime consécration du projet islamiste. A l’instar du guide de la révolution iranienne, il rêvait d’installer au Maroc un « gouvernement d’Allah », dont il aurait été le calife.
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Quelle succession ?
Le seul programme politique de celui qui promettait à Hassan II « l’islam ou le déluge » est donc l’établissement d’une république islamique, fondée sur l’adhésion populaire à ce projet. Les islamistes changeront-ils leur fusil d’épaule après la mort de leur guide ? Rien n’est moins sûr. Il y a d’abord la nature de la relation des disciples avec le cheikh ; Yassine était moins le chef d’une organisation religieuse qu’un guide spirituel auquel ses ouailles prêtaient des pouvoirs surnaturels.
Ce totalitarisme spirituel fait de ce personnage, qui avait plus valeur de gourou que d’imam, le seul représentant de Dieu sur terre. Dans la mythologie d’Al Adl, l'autorité religieuse et le pouvoir d’un « guide suprême, dont la sainteté n'a d'égal que l'infaillibilité », ne disparaissent pas avec la mort du personnage. « Je ne pense pas qu’il y aura des changements majeurs sur les plans organisationnel et politique car l’idéologie de Yassine et sa vision du rôle de la Jamâa dans le monde resteront dominantes et continueront de s’imposer à tous les disciples qui ne cesseront de vouer à leur guide pédagogique et spirituel une adoration sans limites », explique Saïd Lakhel, chercheur et spécialiste des mouvements islamistes. « Al Adl continuera certainement à refuser l’adhésion aux règles du jeu politique parce que son idéologie repose sur l’idée que le régime actuel doit laisser place à un califat tel que décrit par le prophète. La non-reconnaissance du pouvoir spirituel et religieux du roi et sa qualité de commandeur des croyants font que la Jamâa refuse de s’inscrire dans le jeu politique et honnit les organismes officiels de l’Etat », ajoute l’islamologue.
L’intelligence du gourou des adlistes a été de faire croire par moments qu’Al Adl avait de légitimes aspirations démocratiques. D’où l’utilisation dans un premier temps de la fougue de la jeunesse du « printemps arabe » pour surfer sur la vague, et par la même occasion, montrer au pouvoir combien la mouvance était puissante.
Aveuglés par le label « droits de l’hommiste » de la Jamâa et sa posture anti-Makhzen, les gauchistes de Annahj et du PSU sont tombés dans le piège, n’hésitant pas à pactiser avec les militants de Yassine dans un mariage contre nature. Quand les troupes de la mouvance se sont rendu compte qu’il leur était pratiquement impossible de confisquer la « révolution » du 20-Février, elles se sont tout bonnement retirées de la course.
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Deux courants au sein de la Jamâa
Quoi qu'il en soit, l'antagonisme est manifeste entre deux courants au sein de la Jamâa, l'un que l'on dit « participationniste », et conduit par Omar Aharchane, membre du Secrétariat général du cercle politique et chef de file de la jeunesse de la mouvance «réformatrice», et l’autre, conduit par Abbadi, un pur produit de la nomenklatura théocratique yassinienne. Aharchane représente un courant pragmatique qui considère que l’action politique au sein même des institutions n’est pas incompatible avec le projet idéologique d’Al Adl Wal Ihsane. Une grande partie « des réformateurs » n’a d’ailleurs pas pardonné au cheikh ses extravagances dont la plus célèbre est sans doute la fameuse « qawma » (soulèvement) qui fait partie de ces fantaisies oniriques dont Yassine avait le secret et qui était censée se produire en 2006. Pour ces militants, les élucubrations du fqih ont détourné de l’association islamiste de nombreux sympathisants en faisant douter de la capacité de ce mouvement à jouer un rôle politique dans le pays. Alors que les caciques d’Al Adl rêvent toujours d’en découdre avec le régime.
La succession de l’ex-enseignant, auteur la même année de la fameuse lettre au défunt roi Hassan II intitulée L’islam ou le déluge qui lui a valu d’être interné dans un asile psychiatrique pendant plusieurs années, reste difficile. Le seul candidat crédible semble être aujourd’hui Mohamed Abbadi, jusque-là numéro deux. Selon les statuts de la mouvance, Abbadi dirigera
Al Adl Wal Ihsane pendant 60 jours durant lesquels le futur guide devra être choisi parmi les quinze membres du conseil d’orientation de la Jamâa. Professeur en sciences islamiques, l’homme semble bien plus intransigeant que son maître, ce qui lui a suscité à plusieurs reprises, des tracasseries avec la justice en raison notamment de ses fatwas. Qu’on le veuille ou pas, Al Adl Wal Ihsaneconstitue aujourd’hui une force politique majeure. Comment faire revenir à la raison ces incurables idéalistes de adlistes ? « Le courage, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel » pensait Jaurès. Benkirane aura-t-il le courage et l’intelligence qu’il faut pour convaincre les frères ennemis de trouver le chemin de la raison et de déposer les armes pour faire avancer la cause de la démocratie dans ce pays ?
Abdellatif El Azizi |