Après plusieurs crises qui ont conduit à la fermeture du bureau de sa chaîne à Rabat, le Qatar a réussi à coups de pétrodollars à faire revenir Al Jazeera dans le Royaume. Pour le meilleur ou pour le pire ?
C’est une victoire qui sent bon la revanche. Après avoir été chassée comme une malpropre, Al Jazeera se prépare à dépoussiérer son siège sis avenue Mehdi Ben Barka, à Rabat. S’il est vrai que Mustapha El Khalfi a mis « des conditions » au retour de la chaîne sulfureuse dans le Royaume, il s’agit juste de la non-reconduction des journalistes qui avaient été à l’origine du divorce, à l’époque où la télévision du Qatar ne se privait pas de tirer à boulets rouges sur le pouvoir dès que l’occasion se présentait. « En fait, on ne peut pas vraiment parler de conditions préalables, les cahiers des charges que la chaîne devra présenter concernent essentiellement le volet technique puisque Al Jazeera n’avait pas régularisé sa situation auprès de l’ANRT », explique une source au sein du département de la communication. Quant aux journalistes incriminés, notamment Hassan Rachidi qui était responsable de la chaîne au Maroc au moment du clash avec les autorités, il est aujourd’hui chargé du centre de perfectionnement des journalistes à Doha. Iqbal Ilhami, l’ex-correspondante de la chaîne qatarie à Rabat a, elle, tourné la page et s’est lancée dans la presse écrite en collaboration avec Rachid Niny. Les raisons du divorce entre Rabat et la chaîne ? Al Jazeera avait commencé à souffler le chaud et le froid bien avant les événements de Sidi Ifni. Mais c’est après la couverture des manifestations de juin 2008 que la crise a démarré entre les autorités et la chaîne. Traitant de l’intervention des forces de l’ordre, Al Jazeera annoncera plusieurs morts parmi les manifestants, sur la foi d’un seul témoignage d’un militant local des droits de l’homme. Dans ses flashs d’information, Al Jazeera gonflera le nombre des décès qui passera de 8 à 10 morts parmi les manifestants, en l’espace de quelques heures. La réaction des autorités ne se fera pas attendre puisqu’un communiqué officiel démentira l’existence de décès parmi les civils. Mais la chaîne refusera de le diffuser. Le bras de fer sera effectif quand Al Jazeera se défendra de toute faute professionnelle par le biais d’un communiqué adressé à Rabat à partir du Qatar. Il n’en faudra pas plus pour que le ministre de la Communication de l’époque, Khalid Naciri, ordonne des poursuites judiciaires contre Hassan Rachidi et Brahim Sebaâlil, militant du Centre marocain des droits de l’homme (CMDH) qui était derrière la fausse information. Résultat, Al Jazeera Maghreb qui émettait directement de Rabat, depuis novembre 2006, à raison de trente minutes par jour, hors émissions spéciales, s’était vu retirer son accréditation. Dans la foulée, Hassan Rachidi et Brahim Sbaâlil ont été condamnés chacun à une amende de 50 000 dirhams « pour leurs déclarations sur les événements de Sidi Ifni ».
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La ligne éditoriale de la chaîne en question
Dès lors, conséquence directe de cette crise, c’est le sort du Royaume qui va se jouer à travers le prisme de Al Jazeera. Des intrigues cousues main, des images choc et des commentaires explosifs avec tout ce que compte le Maroc comme futurs ou ex-opposants. Des anciens de Tazmamart invités sur le plateau se partagent le privilège de porter des accusations sur les autorités marocaines aux côtés de Sahraouis du Polisario. La chaîne de l’émir offre ses services à la fille du général Oufkir, et même Abdelilah Benkirane est invité à plusieurs reprises sur le plateau en tant que leader d’un parti d’opposition. A la même époque, les Algériens voient rouge quand Abbassi Madani et les chefs du GSPC se succèdent à l’antenne pour fustiger le régime des généraux.
Le Maroc a-t-il mesuré le danger en accordant à la chaîne le fameux sésame qui lui permettra de redémarrer ses services à partir de Rabat, sachant que l’émir du Qatar ne se contentera pas d’un simple bureau de transmission comme auparavant ? « Avant d’être interdite, la chaîne avait déjà émis le souhait d’installer des studios high-tech à Rabat. Un chèque de 20 millions de dollars avait été débloqué à l’époque pour acheter le matériel nécessaire à l’installation de studios qui couvriraient toute l’Afrique », précise une source proche des Qataris. Le problème ne réside pas tant dans la couverture des événements que dans la ligne éditoriale de la chaîne dont l’ADN politique est à chercher dans une succession de séquences contradictoires, de campagnes erratiques contre X ou Y, de guerres de religion idéologiques au service d’une seule personne : un émir qui ne doute pas de sa toute-puissance.
De toutes les façons, la chaîne sulfureuse n’en est pas à une contradiction près. Pour bâtir sa légende, Al Jazeera n’a pas hésité à entretenir des relations troubles avec les jihadistes. Et aujourd’hui, de forts soupçons pèsent sur la chaîne après les accusations de collaboration avec les groupes terroristes du Mali. Dans le Canard Enchaîné du 17 octobre dernier, Claude Angeli révélait : « A la suite de Hillary Clinton, l’état-major et les services français de renseignement ont informé Sarkozy puis Hollande que des ONG du Qatar (cache-sexe de l’émirat) finançaient les groupes jihadistes installés au Nord-Mali, via une banque islamiste, ainsi que leurs collègues montés au feu en Syrie. » Quant aux services marocains qui voient d’un mauvais œil le retour de la chaîne « oxymore » comme la définit l’un d’eux, ils surveillent de près la traçabilité des fonds qui tombent dans l’escarcelle des islamistes de Ansar Al Charia, à partir de Doha en suivant des circuits complexes. Pour rappel, c’est une cellule active de cette mouvance que les services de sécurité marocains avaient démantelée il y a quelques semaines. Les individus arrêtés ne projetaient pas moins que de mettre le Royaume à feu et à sang en faisant notamment exploser des casernes de l’armée et des bâtiments institutionnels.
Pour qui roule réellement Al Jazeera ? Peut-on accréditer la thèse qui fait d’Al Jazeera une simple caisse de résonance des services de renseignement et autres officines américaines ? Durant le Printemps arabe, la chaîne qatarie s’est distinguée par une couverture à géométrie variable. Alors qu’elle n’a pas hésité à soutenir le roi de Bahreïn et ses soldats qui tiraient sur la foule, elle a ouvert ses plateaux à de nombreux leaders de l’opposition qui appelaient à faire tomber les « dictateurs », Kadhafi en premier, et aujourd’hui al-Assad, devenus les nouveaux Hitler du monde arabe. L’émir du Qatar, qui fut le premier membre arabe du Groupe de contact, a soutenu militairement et financièrement les « rebelles » libyens, notamment lors de la bataille de Tripoli. En récompense, le Qatar a obtenu le contrôle de tout le commerce des hydrocarbures géré par le Conseil national de transition. Quant à la Syrie, le Qatar a été le premier pays dans le monde à demander à la nouvelle Coalition nationale syrienne, qui rassemble une grande partie des opposants au président syrien, de nommer un ambassadeur à Doha.
Aujourd’hui, les gros chèques débloqués par le cheikh au profit du Royaume ont eu raison des dernières réticences face au retour de la chaîne de Doha à Rabat. Dès lors, chacun imagine bien le sort médiatique qui attend le Royaume si une crise de plus venait à s’immiscer entre l’émir et l’establishment marocain. L’intox deviendrait sans coup férir le pain quotidien de spectacles politiques servis en boucle, tournés dans les studios de Doha.
Abdellatif El Azizi |