Le phénomène s’est déroulé en 1979 après la chute du régime du Shah. C’est ce qu’affirme Kristof Clerix, journaliste d’investigation, spécialiste des services secrets en Belgique. Il nous détaille les luttes que se livrent les différents services d’espionnage dans la capitale européenne et nous éclaire sur l’affaire Belliraj.
***
Alors que l’affaire Belliraj s’enfonce dans des méandres politico-judiciaires, actuel a interrogé un expert de l’espionnage dans la capitale européenne. Journaliste d’investigation, travaillant pour le magazine flamand sur la mondialisation MO, Kristof Clerix est l’auteur de l’ouvrage Les services secrets étrangers en Belgique, paru aux Editions Racine (2008).
En 2008, la Sûreté de l’État a demandé le rappel de trois officiers du renseignement, travaillant à l’ambassade du Maroc, « en raison des activités clandestines de renseignement qu’ils menaient en Belgique ».
Kristof Clerix : Après cette affaire, j’ai réalisé une interview avec Alain Winants, le chef de la Sûreté belge (le service secret belge). Winants disait que les espions marocains étaient allés « trop loin » en faisant de l’ingérence. Selon Winants, la DGED est assez active au sein de la communauté marocaine en Belgique : « On peut accepter qu’il soit important pour le Royaume de savoir ce qui se passe au sein de la communauté marocaine en dehors du Maroc, ce qui explique qu’il y ait un certain niveau de tolérance. Mais le problème se pose quand la Sûreté belge n’est pas informée sur les activités de la DGED. » Un dossier sensible était, par exemple, l’immixtion dans les affaires de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB).
En quoi la Belgique est-elle aussi importante pour les Marocains ?
J’ai posé la question à Samir Addahre, l’ambassadeur du Maroc en Belgique. D’après lui, la DGED défend un agenda politique et surveille l’intégrisme religieux, pour notamment garantir la stabilité du Maroc et de la Belgique. « L’opinion publique belge doit savoir que nous défendons les mêmes valeurs », ajoutait-il. Il suffit de savoir qu’en Belgique, il y a une communauté d’au moins 400 000 MRE, pour comprendre que les services marocains sont extrêmement intéressés par ce qui se passe ici. Selon Alain Winants, les centres d’intérêt des services secrets marocains vont de l’islam institutionnel au dossier du Sahara en passant par l’évolution générale dans la communauté marocaine.
Au Maroc, le belgo-marocain Abdelkader Belliraj a été condamné à la perpétuité en 2009 après avoir été accusé d’avoir préparé des attentats. En janvier 2010, les services belges ont rendu public un rapport qui innocente Belliraj. Que vous inspire cette affaire ?
Dans l’affaire Belliraj, on a constaté que le Maroc s’intéressait aux profils chiites. La montée du chiisme au sein de la communauté marocaine de Belgique, traditionnellement sunnite, était un phénomène typiquement belge. Après le renversement du régime du Shah en Iran pendant la révolution islamique de 1979, des centaines de Marocains en Belgique s’étaient « convertis » au chiisme, car ils voyaient un parallèle évident entre le régime du Shah et celui de Hassan II et ils espéraient que le même scénario se répèterait au Maroc. Une évolution qui avait été aussi suivie avec un grand intérêt par les services belges. L’année dernière, je me suis plongé pendant trois mois dans le dossier Belliraj, j’ai assisté aux procès à Salé, je me suis entretenu avec des dizaines d’acteurs et j’ai compulsé des documents auxquels personne n’a eu accès. Résultat ? Je me demande sur la base de quelles preuves Belliraj a été condamné : est-ce que l’opinion publique et la presse marocaine sont convaincues par les preuves présentées au tribunal ? Pour moi, c’est une question qui touche le cœur même de cette affaire.
Pourquoi?
Parce que l’affaire Belliraj se lit comme un roman d’espionnage. Et dans le monde des services secrets, « la vérité » est un concept tout relatif. Ce qui est intéressant en tout cas, c’est que l’affaire Belliraj montre l’évolution dans la collaboration entre les services secrets belges et marocains, sur une période de plus de trente années. En 1971, quand Abdelkader Belliraj s’est installé à Bruxelles, tant la DGED que la DGST entretenaient de bonnes relations avec la Sûreté de l’Etat belge, dirigée à l’époque par Albert Raes. Les différents services de renseignements avaient conclu un gentleman agreement : la Sûreté belge surveillait les « comportements hors norme » de la communauté marocaine sur son territoire, en échange la DGED informait les Belges sur d’éventuelles menaces en cours contre l’ordre public en Belgique et au Maroc. La coopération se passait très bien, la Belgique échangeait de manière structurée des informations avec le Maroc en fournissant notamment des renseignements sur les opposants au roi Hassan II ou à son régime. Dans les années quatre-vingt, les contacts entre la Sûreté belge et la DGED s’intensifient. C’est précisément pendant cette lune de miel entre les deux pays que Belliraj entre en scène. Dès le début des années quatre-vingt, la Sûreté belge avait fiché l’homme comme étant un extrémiste islamiste pro-iranien et un farouche opposant à Hassan II. Belliraj avait été pisté par les services et la cellule antiterroriste belges en 1986, 1988, 1990, 1993 et 1999.
Pourquoi les relations entre la DGED et la Sûreté belge ne sont-elles pas restées aussi bonnes?
Déjà après les attentats de Casablanca (2003), lors du voyage à Rabat d’un homme clé de la Sûreté belge, les choses ne s’étaient pas bien passées mais c’est surtout après 2008, quand la Sûreté découvre l’affaire Belliraj au Maroc à travers la presse. Puis, après les premières arrestations liées au dossier Belliraj, le Maroc a demandé à la Belgique d’extrader quatorze personnes. À peine quelques mois plus tard, presque en réponse à cette vague d’arrestations, un procureur fédéral belge procède à des perquisitions chez des Marocains le 27 novembre 2008 en auditionnant onze personnes. Six d’entre elles témoignent des nombreuses activités de la DGED en Belgique. Les personnes auditionnées ont détaillé les procédures utilisées par les agents marocains en Belgique qui propageraient de fausses rumeurs à l’attention de certains MRE et qui les soumettraient au chantage et à diverses intimidations... L’enquête sur les activités de la DGED en Belgique a été poussée tellement loin qu’elle a probablement hypothéqué l’issue de l’affaire Belliraj.
Que pensez-vous de l’accusation faite par les Marocains à Belliraj, soupçonné de travailler pour les services secrets belges ?
Lors de sa seconde audition auprès du juge d’instruction marocain Chentouf, Belliraj a déclaré : « Je confirme que j’ai été approché en 2000 par les services de renseignement belges qui m’ont demandé de travailler pour eux et de les aider dans certains dossiers liés au terrorisme. Je leur ai répondu que je les aiderais si je découvrais des choses sensibles qui pourraient constituer une menace pour la sécurité de l’État. J’ai de temps en temps rencontré un certain Patrick, agent de la Sûreté, mais la collaboration ne s’est pas faite pour de l’argent en contrepartie. » Plus tard, Belliraj va nier avoir été un collaborateur des services belges. Selon des sources bien informées en Belgique, Belliraj a fourni des informations « extrêmement précieuses » qui ont permis de déjouer des attentats terroristes, notamment en Grande-Bretagne. Mais au risque de me répéter, je rappelle que dans le monde des services secrets, « la vérité » est un concept relatif. Reste à voir ce qu’en pense la Cour d’appel de Salé.
Dans votre livre Les services secrets étrangers en Belgique, vous expliquez que Bruxelles, Washington et Genève sont les trois villes clés de l’espionnage mondial. Pourquoi?
Bruxelles est devenue une capitale de l’espionnage parce que les services secrets y trouvent une grande densité de flux d’information : l’Otan, le Shape, l’Union européenne (Conseil, Commission, Parlement), mais aussi des multinationales, l’espace économique européen, l’Organisation mondiale des douanes ou encore le Swift. Deuxième cible : les entreprises belges liées aux armes, aux technologies de pointe, à la technologie nucléaire. Troisième préoccupation : le terrorisme. Des groupes terroristes ont une présence en Belgique, ils y ont lancé des opérations importantes, ce qui attire l’attention des services américains, israéliens ou encore marocains. Quatrième cible : les communautés émigrées qui vivent en Belgique.
Comment ces services Ă©trangers espionnent-ils Ă Bruxelles ?
Journaliste, diplomate (les ambassades grouillent d’espions), lobbyiste, chercheur et traducteur, telles sont les couvertures classiques pour pratiquer l’espionnage. À Bruxelles, on trouve au moins 1 000 journalistes étrangers, 5 000 diplomates étrangers (la Belgique compte presque 300 missions diplomatiques et les Affaires étrangères gèrent 60 000 dossiers de personnes dotées d’un statut diplomatique ou assimilé), au moins 15 000 lobbyistes, 5 000 étudiants étrangers et 1 000 traducteurs. Bien sûr, ce ne sont pas tous des espions, mais il doit bien y en avoir un grand nombre parmi eux.
Pouvez-vous parler d’affaires récentes d’espionnage à Bruxelles?
En juin 2009, Javier Solana (basé à Bruxelles) a avoué avoir été victime d’espionnage par un pays non européen. En 2008, l’Estonie a arrêté Herman Simm, espion travaillant pour les Russes et qui leur a livré beaucoup d’informations sensibles. Autres exemples : la découverte de matériel d’écoute au JusteLipse, siège du Conseil européen en 2003. Idem en 2007, mais cette fois-là , c’est le parti basque espagnol, Batasuna, qui était visé. Et bien sûr le dossier Swift, cette société de gestion de transactions interbancaires, basée près de Bruxelles, qui a transmis des données aux autorités américaines dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Propos recueillis par Abdellatif El Azizi |