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Mohamed Maradji : le photographe des trois rois 
actuel n°157, jeudi 30 août 2012
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Interview exclusive avec Mohamed Maradji, reporter photographe et crĂ©ateur de l’agence de presse APPM. C’est un tĂ©moin exceptionnel que l’on surnomme «le photographe des trois rois». En 55 annĂ©es de photographie, on ne prĂ©sente plus Mohamed Maradji. Mais il a encore des choses Ă  dire.


Depuis ses photos cédées à un dirham aux passants dans les rues de Casablanca, à l’âge de seize ans, jusqu’à ses clichés repris par la presse internationale, cet enfant du peuple, self-made-man accompli, est aujourd'hui une icône reconnue du reportage photographique.

En 1956, dès le retour d'exil du roi Mohammed V, Mohamed Maradji va prendre l’initiative de suivre le monarque dans tous ses déplacements. En ce temps-là, rares étaient les représentants de la profession. Tout jeune reporter photo, il propose alors ses clichés noir et blanc aux journaux de l’époque.

En 1961, il crée à Casablanca l'APPM, première agence marocaine de photos de presse. La légende Maradji était née. Sous le règne de feu Hassan II, il a immortalisé les moments forts d'une époque très mouvementée, du putsch de Skhirat à la Marche verte en passant par l'expédition des Forces armées royales (FAR) dans le Golan pendant la guerre contre Israël. C'est ainsi qu'il a figé sur papier glacé autant les acteurs de la politique marocaine que les artistes et sportifs de renom.

Aujourd’hui, Maradji poursuit avec la même passion ses activités. Il suffit de consulter son dernier ouvrage Maradji témoin de son époque, 50 ans de photographie pour s'en convaincre.

 

Vous avez couvert la cérémonie d’allégeance du 21 août. Qu'est-ce qui vous a marqué dans le protocole de cette année?

Splendide ! Il fallait voir le souverain au cours de cette somptueuse cérémonie, sous son parasol, juché sur ce beau cheval noir au nom de Badr, entouré par d’autres magnifiques destriers initiés pour cette cérémonie, suivis par un ancien et beau carrosse, symbole de la monarchie, et surtout ces mkhaznias avec leur habits élégamment ornés d’accessoires traditionnels… Les citoyens ont suivi la cérémonie à la télévision, c’était beau à voir.

 

Durant cette journée, des voix se sont élevées pour contester la cérémonie d'allégeance au roi; avez-vous vécu ce genre de polémique sous Hassan II ou Mohammed V?

J’ai couvert toutes les cérémonies de la Beyâa à l’époque de Mohammed V et de Hassan II et je n’ai jamais entendu un Marocain critiquer ou dire qu'il contestait cette cérémonie pour une raison très simple : tout le monde est convaincu que cela fait partie des traditions du Maroc. A mon avis, s’il y a aujourd’hui des personnes qui contestent la Beyâa, ils le font uniquement pour polémiquer. Et ce que certains veulent faire passer pour un débat de société n'est en fait qu'une polémique stérile !

 

Leur principal argument, c'est que l’islam ne recommande la prosternation que devant Allah, et nul autre  que lui; vous en pensez quoi?

Cette cĂ©rĂ©monie de la Beyâa est un authentique rituel d’allĂ©geance, il ne faut pas la sortir de son contexte. Quant Ă  la prosternation, le citoyen ne manque pas d’intelligence Ă  ce point... MĂŞme le dernier des ignorants sait bien que l'adoration d'Allah se fait dans le cadre prĂ©cis de la prière ! Et cela n’a absolument rien Ă  voir avec  le rituel d’allĂ©geance. Il s'agit tout bonnement d'une cĂ©rĂ©monie traditionnelle et protocolaire entre un citoyen libre et son souverain. Les gens qui sont invitĂ©s en tirent d’ailleurs une certaine fiertĂ©, car c’est une journĂ©e exceptionnelle.

C’est une histoire du Maroc riche de plusieurs siècles qui fait sa grandeur.

 

Que répondez-vous à ceux qui assimilent ce cérémonial à de la soumission?

Les qualificatifs de soumission, d'esclavagisme, d'humiliation, évoqués à l’occasion, tout cela n’est que pur verbiage. Ces cérémonies sont uniquement protocolaires et prenons-en pour exemple le Japon. Tous ceux qui se présentent devant l'empereur doivent accomplir la révérence en s'inclinant. Comme il s'agit d'un simple cérémonial protocolaire, il ne viendrait pas à l'idée d'un Japonais d'évoquer une quelconque soumission. De plus, Mohammed VI est un souverain décontracté, il est très simple de caractère, contrairement à son défunt père.

 

Toujours en relation avec l'actualité, que vous inspirent ces débats enflammés au sujet du baisemain, sachant que vous avez couvert ce cérémonial à l'occasion de toutes les festivités royales?

Il s'agit là d'un faux débat. Si vous consultez n'importe quel dictionnaire, il vous donnera la définition suivante : « Le baisemain est un geste de courtoisie, de politesse, de respect, d'admiration ou encore de dévouement » ; on n'a donc rien inventé. Contrairement à ce que l'on veut bien faire croire, lorsqu’on s’approche ou quand on est reçu par le roi, ni Sa Majesté ni le protocole n’obligent quiconque à embrasser la main du souverain.

 

Il y a pourtant, chez beaucoup de personnalités, des appréhensions réelles quant à la nécessité de se soumettre à ce rituel, et au risque de disgrâce encouru si on ne l'accomplit pas?

Je ne pense pas vraiment, car il faut remettre tout cela dans son contexte. Cela remonte Ă  l'Ă©poque de Moulay Hafid qui faisait fonction de directeur de protocole de feu SM Hassan II. Le gĂ©nĂ©ral observait attentivement toutes les personnes qui se prĂ©sentaient devant le roi.  Il suffisait alors Ă  une personnalitĂ© de ne pas embrasser la main (ce qui Ă©tait d'ailleurs très rare), pour que cela lui coĂ»te de ne plus ĂŞtre reçu au Palais. Il faut rappeler que sous le règne de Mohammed V et sous celui de Hassan II, on a continuĂ© Ă  pratiquer le baisemain par « rĂ©flexe de tradition », histoire d’assurer une certaine continuitĂ©...

 

Et avec Mohammed VI, les choses ont-elles changé?

En ce qui concerne SM Mohammed VI, tout le monde a remarqué que le souverain se contente de tendre la main. Par respect et solennité, on la lui embrasse ou on effleure juste son épaule. Cela ne veut pas dire que celui qui s’abstient fait preuve de manque de respect. C’est notre souverain, il est le roi de tous les Marocains, il est adulé, mais quand on est en face de lui, on est libre de le saluer comme on veut…

 

Pourtant, il y a beaucoup d'intellectuels et d’hommes de religion qui contestent régulièrement ces pratiques...

C’est leur point de vue et c'est aussi le signe d'une grande liberté d’expression consacrée par la démocratie du nouveau règne. Cela dit, admettons que l'on vote une loi qui interdise le baisemain. Cela voudrait dire que toutes les populations rurales et pas uniquement celles-là, qui portent une vénération sincère au roi, iraient en prison parce qu’elles n’auraient pas respecté cette loi ? Non, soyons sérieux, la personne du roi reste le symbole du pays et le garant de l'unité et de la stabilité qu'on nous envie.

 

Comment définissez-vous le caractère de Hassan II?

Hassan II, fort de sa position de souverain et de chef d’Etat légitime, n’aimait pas faire de concession politique sous la pression d'où quelle vienne, et quelles que soient les circonstances, mais il restait très sensible à des propositions sollicitées avec le tact et le respect dus à son rang. Du coup, la réponse était toujours positive s'il s'agissait d'idées intéressantes. A mon avis, Hassan II avait une stature hors-norme que même ses ennemis lui reconnaissaient, et j’ajouterais que ses opposants politiques étaient également des hommes de très grande valeur.

 

Vous étiez présent quand Hassan II a échappé à la mort lors du coup d’Etat de Skhirat en 1971; y a-t-il des révélations inédites sur cette tragédie qui a failli également vous coûter la vie?

J'ai toujours contesté le terme de coup d'Etat. La tragédie de Skhirat n’est pas un coup d’Etat, mais la trahison d’une poignée d’officiers. Hassan II et son père Mohammed V ont connu l’exil parce qu'ils avaient refusé de trahir leur patrie. Et je suis convaincu que nos soldats, tous grades confondus, ont toujours été fidèles à l'esprit de la devise « Allah, Al Watan, Al Malik » (Dieu, la Patrie, le Roi). Tout le monde sait aujourd'hui que les cadets d'Ahermoumou étaient tous innocents. Ils ont été entraînés dans cette folle équipée sans savoir en quoi consistait leur mission et quand ils ont pris la route, ils ne connaissaient même pas leur destination.

 

Qui était l’instigateur direct du complot?

Le colonel Ababou, leur supérieur. D’ailleurs, pour les motiver juste avant l’assaut, Ababou leur avait dit : « Le roi est en danger, tirez sur tout ce qui bouge ! » Ils ont été floués par le général Oufkir. Ce dernier, complice du général Medbouh, avait fomenté ce coup avant de récidiver avec l’attaque de l’avion royal en 1972.

 

Medbouh est mort à Skhirat, et c’est Oufkir qui fut le véritable maître d’oeuvre du complot?

Oui, et heureusement que ce félon n’a pas réussi, sinon nous aurions eu un régime pire que celui de Kadhafi, et nous aurions eu la guerre civile en prime. Par la grâce divine, le Maroc a été sauvé et j’ajouterais que ces gradés ont cru que s'ils réussissaient, la population les suivrait les yeux fermés, alors que c’est exactement le contraire qui s’est produit. Pour les deux tentatives, le peuple, sous le choc, était consterné après avoir entendu les nouvelles à la radio.

 

Mais la punition de Tazmamart qui fut disproportionnée n'a-t-elle pas profondément terni l’image de Hassan II?

La construction même de la prison de Tazmamart fut une grande erreur, mais le souverain n’était pas le seul responsable. C’est Oufkir qui fut le véritable architecte de ces pratiques qu'il avait érigées en mode de gouvernance à une époque où il était l’homme fort du pays. Les mutins ont été jugés par des tribunaux normaux, ils auraient dû être transférés dans des prisons conventionnelles, ce qui aurait été plus juste et plus humain malgré leur implication dans cette aveugle tuerie. De plus, nombre de ces militaires n’ont pas participé à la tragédie, leur place n’était donc pas dans ce bagne de la honte.

 

A l'Ă©poque, on parlait aussi de l'Ă©toile montante, Basri, l'autre homme fort...

C'est faux. Basri était un ministre très sollicité par les gens de la politique et autres personnalités, il était très influent sur les choses publiques, certes, mais la puissance de Oufkir était sans commune mesure avec le champ d’action de Basri. Ce militaire avait un réel pouvoir sur l’armée et les civils. Sous Oufkir, ce fut réellement de l'intimidation et la peur !

 

Quelles sont selon vous les grandes dates qui ont marqué le règne de Hassan II?

Il y a d’abord la construction de l’Etat marocain moderne, la politique des barrages, la naissance de la conférence des chefs d’Etat islamiques en 1969… Le roi défunt était un chef d’Etat hors pair, unanimement respecté dans le monde pour ses positions politiques courageuses. D’ailleurs, à sa disparition, ses funérailles sont restées dans les annales des plus grands rassemblements de chefs d’Etat. Pas moins de quarante-deux rois ou présidents et plus de cent Premiers ministres qui sont venus spontanément lui rendre un dernier hommage ; aucun autre chef d’Etat n’a eu cet honneur ! Et puis le génie de la Marche verte, c’est encore lui.

 

Vous avez participé à la Marche verte, mais trois décennies plus tard, certains commencent à penser que le Sahara est un gouffre pour les finances et l'économie du pays!

Certains? Vous pensez à qui? Non, non et mille fois non ! Si nous sommes une grande nation, c’est par notre histoire et par le courage des hommes. Quand votre cause est noble, vous la défendez par tous les moyens et quels qu'en soient les sacrifices. Il s’agit là d’un devoir national. Le Marocain qui ne le ferait pas est tout bonnement traître à la nation, car cette terre n’appartient pas seulement à l'Etat, c’est la propriété de tout un peuple... On ne le répétera jamais assez, c’est un devoir d’aimer et de défendre notre Sahara.

 

Vos archives sont riches en clichés de ces chefs d’Etat encore en exercice ou renversés par la vague du Printemps arabe. Que vous inspirent ces figures qui appartiennent désormais à la poubelle de l'histoire?

Si l'on peut regretter une seule chose, c'est que le Printemps arabe soit survenu trop tard pour les Benali, Kadhafi, Moubarak et autres Saleh du Yémen. Remarquez qu'il s'agit de militaires qui ont pris le pouvoir par la violence, donc le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils manquent de légitimité… Et comme le dit si bien l'adage : «Celui qui règne par l'épée périra par l'épée.»

 

Pour revenir à vos 55 ans de reportage photographique, quelles leçons tirer du parcours extraordinaire d'un fils du peuple?

Avant de m'investir dans la photographie, j’ai fait plusieurs métiers pour aider ma modeste famille. Je vous rappelle que ma mère m’a mis au monde alors que mon père était décédé sept mois avant ma naissance. Au cours de mon parcours professionnel, j'ai toujours vécu très près de l’actualité, histoire de fixer ces moments forts qui marquent l’histoire. Il s'agit de l’expression d’un intense vécu, autrement dit, dans ce pays, on peut réussir même si on est issu d'un milieu pauvre. Aujourd'hui je pense qu’une grande partie de notre jeunesse a besoin de renouer avec les valeurs de travail, de sérieux, de civisme. Tout le contraire de la paresse, la fourberie, la servilité, c'est le seul moyen de sauvegarder la dignité du Marocain d’antan. Ce Marocain qui ne mendiait pas même s'il était pauvre!

Propos recueillis par Abdellatif El Azizi

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