A force de vouloir surfer sur les valeurs du passé, Benkirane a fini par tomber dans la fange du populisme. Ses ministres ne sont pas en reste. Tous semblent aujourd'hui hautement apprécier ce discours. Analyse.
Quelle magistrale comédie de pouvoir ! Il ne se passe pas un jour sans que les islamistes aux commandes ne nous épatent par leur talent de démagogues. Quand Benkirane est appelé à se prononcer devant les députés (première et seconde Chambre) sur les graves dérives que connaît l'économie du pays et sur l'incapacité du gouvernement à trouver des solutions aux urgences, il n'hésite pas à avancer tout et son contraire. Tantôt il se désole de n'avoir aucune prise sur le processus décisionnel, tantôt il se gargarise de sa fonction de chef de gouvernement arrachée avec la bénédiction du peuple. Quant aux ministres, il les assimile à des électrons libres qui font ce qu’ils veulent d'une part, tout en estimant qu'aucun responsable ne peut prendre de décision sans en référer au chef du gouvernement d'autre part.
Quand les parlementaires lui rétorquent qu'ils n'ont que faire de la cuisine interne du gouvernement et qu'ils attendent des données chiffrées, le chef du gouvernement perd son calme et n'hésite pas à stigmatiser les « crocodiles et autres démons » qui s'acharnent à porter des coups bas à la majorité. Qui sont ces crocodiles et autres démons qui empêchent le gouvernement de travailler ? La théorie du complot si chère aux chantres du populisme trouve là son expression la plus parfaite. Si l’on ajoute à cela l'incroyable propension de Benkirane et de la plupart des islamistes à rabaisser et à mépriser leurs adversaires politiques, la boucle est bouclée. En effet, dans leur discours, pointe souvent cette doctrine essentielle du père fondateur des Frères musulmans, Hassan El Banna, lequel considérait que « les musulmans d'aujourd'hui (déjà à l'époque !) n'étaient pas de bons fidèles et qu’il fallait les faire revenir aux valeurs d'antan ». En d’autres termes, les islamistes drapés de vertu seraient exempts de critique.
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Les bourdes se multiplient
Excellent tribun et remarquable débatteur, Benkirane s'adresse beaucoup plus au petit peuple qui apprécie ses prestations télévisées qu’à l’élite de ce pays. A l'occasion, il peut faire chavirer un parterre de PDG, ravis de serrer la main à la star du moment mais, le lendemain, au cours d'un meeting, confronté à de « vrais gens », il n'hésitera pas à fustiger violemment ces « patrons voyous » qui se remplissent les poches sur le dos des pauvres prolétaires.
Lorsqu’on écoute les ministres PJD s’indigner des injustices, on peine à imaginer que ce sont bien les islamistes qui sont aux manettes depuis maintenant sept mois.
« Tant qu’il est dans l’opposition, un parti peut se targuer d’être un intermédiaire privilégié entre le peuple et le pouvoir. Une fois aux commandes, ce parti applique un programme pour lequel il a été élu. Or les ministres PJD semblent souvent débattre de solutions alternatives à la politique de la majorité en place, ce qui relève presque de l’absurde », explique Thami Khyari, le secrétaire général du Front des forces démocratiques. Le leader socialiste précise que le PJD est aujourd’hui victime d’un discours électoral dans lequel il s’était engagé à régler tous les problèmes des Marocains en six mois avec un programme qui prévoyait une croissance annuelle de 7% et des milliers d’emplois à la clé.
La dérive populiste du gouvernement Benkirane peut prendre des formes surprenantes. S’affirmer par ses actes proches du peuple, c’est bien le caresser dans le sens du poil, instrumentaliser ses peurs, satisfaire à tout prix son besoin de se défouler qui sur l'étranger, qui sur la femme, qui encore sur les riches… Dernière sortie en date, l'envolée insolite de Lahcen Daoudi contre « ces gosses de riches » qui squattent les amphis de la fac de médecine ou les campus des écoles d'ingénieurs. Le ministre de l'Enseignement supérieur qui s'attaque là à la gratuité de l'enseignement – un des fondamentaux de la démocratie –n'a aucun scrupule à enfoncer le clou en expliquant qu'il ne fera payer que les rejetons de la haute bourgeoisie. Et d’expliquer que seuls les salariés qui bénéficient d'un revenu de plus de 10 000 dirhams par mois seront contraints de payer. Ainsi, nombre de salariés de la classe moyenne auront-ils appris qu’ils étaient allègrement intégrés au sein des « riches ». Il est vrai qu’avec de pareilles annonces, notre ministre et son parti peuvent se targuer d’être « proches du peuple et de ses préoccupations ».
Récemment, dans un tout autre registre, le ministre de la Justice et des Libertés, Mustafa Ramid, n’avait pas hésité à mettre en cause les « touristes pervers » et leur responsabilité dans le climat réputé de débauche de la ville ocre. Devant Mohamed Magraoui et ses disciples, Ramid, qui savait parfaitement que ses propos seraient amplement commentés, déclarait que « des gens du monde entier venaient à Marrakech pour passer beaucoup de temps à commettre des péchés », une allusion claire au tourisme sexuel.
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Misogynie au sommet
Et les femmes dans tout cela ? La question de la femme, les islamistes l'ont réglée d'une manière chirurgicale : une seule femme aux commandes, et voilée de surcroît. Ainsi, le gouvernement de Benkirane s’est-il sans conteste affirmé comme le plus misogyne de l'histoire du Royaume. Le pays attendait plus de justice envers les femmes avec la dernière fournée de walis et autres gouverneurs, mais le chef de la majorité a pris soin de placer un seul profil féminin dans une liste sur laquelle Benkirane avait pourtant bien plus qu’un droit de regard. En matière de discrimination, on ne peut faire mieux. Résultat, la majorité au pouvoir ressemble aujourd’hui beaucoup plus à un fan club dédié à la gloire de valeurs singulièrement conservatrices qu'à un gouvernement qui respecte la parité et les valeurs de la majorité qui l’a porté au pouvoir.
Bien entendu, ce discours et ces actes fortement teintés de populisme sont accompagnés par le souci méticuleux des ministres islamistes de se fondre dans la population, se forgeant une image qui tranche avec « le faste et la gabegie » des gouvernements précédents. Le message subliminal recherché par les communicants du chef du gouvernement, c’est évidemment de fixer dans la conscience collective l’idée que les ministres islamistes sont proches du peuple, qu'ils vivent comme le petit peuple et qu'ils n'ont rien changé à leurs habitudes malgré le prestige de la fonction. « On ne peut pas évacuer la fonction tribunitienne du PJD , qui s’est toujours targué de porter une voix forte pour défendre les intérêts des classes les plus pauvres de la société, d’un revers de la main. N’oubliez pas que, jusqu’à present, les islamistes n’ont pas connu autre chose que l’opposition », explique l’un des cadres du parti de la lampe. Le danger, c'est que cette démarche populiste affirmée, doublée d’un positionnement tranché sur les questions de société, n’est pas de nature à apaiser un pays en proie à bien des inquiétudes. Au contraire, elle donne des gages aux radicaux de tous bords en flattant les bas instincts des éléments les plus en marge de la société. Une dérive qui pourrait bien finir par opposer les Marocains les uns aux autres.
Abdellatif El Azizi
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