Benkirane court les plateaux télévisés, mais réussit-il à convaincre ? Selon des experts, sa popularité serait entamée, mais son capital sympathie reste important. Analyse des forces et des failles de la machine de com’ du chef du gouvernement.
On ne peut pas reprocher à Abdelilah Benkirane de ne pas communiquer. Depuis sa nomination au poste de chef de gouvernement, il n’arrête pas de s’exprimer : interviews, confidences livrées aux médias, passages sur les plateaux télé.... Jamais un responsable gouvernemental marocain ne s’était autant adressé aux médias, surtout télévisuels. A tel point que dans un dossier qui lui a été consacré par Akhbar Al Youm, samedi 4 août, le journal lui reproche d'« aimer un peu trop se regarder à la télévision ». Benkirane fait tout pour paraître différent des autres hommes politiques marocains. Il semble avoir fait sien l’adage « parlez, parlez, il en restera toujours quelque chose ». Mais que reste-t-il de ses multiples sorties médiatiques ? Sont-elles toujours judicieuses et pourquoi les enchaîne-t-il ? Quel risque court Benkirane, et que gagne-t-il dans cet exercice qu’il affectionne particulièrement?
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1. Pourquoi parle-t-il autant?
La première raison qui explique le besoin incessant du chef du gouvernement de s’expliquer est liée au fait qu’il n’était pas très écouté par les décideurs avant son arrivée au « pouvoir ». Il l’a lui-même reconnu publiquement, devant la Chambre des conseillers, en faisant état du « mépris » et de la « répression » qui frappaient sa formation avant le Printemps arabe.
Pour le politologue et professeur de droit Mustapha Sehimi, Abdelilah Benkirane profite de la « libération de la parole ». « Son parti, le PJD, était réprimé, corseté, bâillonné même, et a frôlé la dissolution au lendemain des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca », nous explique Sehimi qui sent un « esprit revanchard, une quête de considération » que poursuit le premier des islamistes au gouvernement.
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2. A-t-il une stratégie ?
Dans le flot des déclarations qui se suivent et ne se ressemblent pas, Benkirane a-t-il une stratégie de communication ? Avance-t-il en connaissance de cause, avec un plan de com’ élaboré par ses équipes, ou bien se contente-t-il de rester égal à lui-même au risque de se contredire ? En réalité, il n’est pas évident de répondre à ces questions tant le chef du gouvernement est capable du meilleur comme du pire, en termes d’impact médiatique. « Je pense que le chef du gouvernement n’est pas un homme très féru des modèles de communication et qu’il préfère plutôt jouer la carte de la spontanéité et de l’honnêteté affichée », décrypte Abdelouahab Errami, expert en communication et professeur à l’Institut supérieur de l’information et de la communication (ISIC). A défaut de « strat de com’ », Benkirane mise sur son naturel et sur sa capacité à parler « le langage du peuple » : chez lui, le marketing politique n’est pas une technique apprise, elle coule dans ses veines. « Sa communication est efficace et elle fait de l’audience sans qu’il joue un rôle de composition : il n’en rajoute pas. Son bagout populaire, sa gouaille, son vocabulaire accessible et imagé et son authenticité font partie de l’équation personnelle de Benkirane », explique Mustapha Sehimi.
Le fait qu’il n’ait pas de stratégie réglée au millimètre, à la manière des politiciens occidentaux, ne signifie pas pour autant que Benkirane n’a pas d’objectif et de message à faire passer. Pour le professeur Errami, le principal but du chef du gouvernement est de se positionner comme « la force tranquille ». Il veut être l’homme indispensable à la paix sociale, « capable de changer les choses tout en gouvernant aux côtés des corrompus, à condition qu’ils fassent amende honorable », poursuit Errami.
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3. Qui cherche-t-il Ă convaincre?
« Allah pardonne les errements du passé, et si récidive il y a, il se vengera. » Cette phrase extraite du Coran, et prononcée par Benkirane au cours d'une interview accordée à Al Jazeera, a soulevé un tollé. Le chef du gouvernement faisait allusion aux « crocodiles » et aux « démons », c’est-à -dire aux corrompus.
Il explique qu’il ne souhaite pas faire peur aux investisseurs en organisant une « chasse aux sorcières ». Soit, mais décréter l’amnistie totale va à l’encontre de sa promesse électorale de « combattre le despotisme et la prévarication », sans oublier qu’il vide de son sens le principe de la reddition des comptes quand il s’en remet à Dieu.
« Cet homme se rend-t-il seulement compte de ce qu’il dit ? Réalise-t-il que sa spontanéité gouailleuse, à l’origine de son succès quand il était dans l’opposition, est aujourd’hui totalement inappropriée, vu l’importance de sa fonction ? », s’insurge sur son blog le journaliste Ahmed Benchemsi.
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Cette sortie médiatique est intéressante à plus d’un titre car elle précise la cible conjoncturelle de la communication de Benkirane. Ce n’est plus la rue qu’il cherche à convaincre, mais l’establishment. « Ces déclarations montrent les difficultés que connaît désormais le chef du gouvernement, et dévoilent son double discours. Il s'adresse au sommet de l’Etat mais croit toujours que la rue le comprend, et pourra attendre que ses politiques donnent des résultats. Or, l’on sait qu’un discours ne peut pas concerner toutes les franges de la population », estime le politologue Manar Slimi, qui sent que Benkirane « s’éloigne petit à petit de ses bases électorales ». Ce n’est pas encore perceptible et Benkirane tente de juguler cela en caressant les plus démunis dans le sens du poil. « Il y a une frange de la population qui ne sait ni manifester ni défendre ses droits. Ces gens sentent aujourd’hui qu’il y a un gouvernement qui pense à eux », a-t-il confié à notre confrère La Vie éco, début août. Dans cette même sortie, il lance un appel à l’entourage royal et reconnaît qu’il a des difficultés de communication aves les plus proches conseillers du monarque. Cela révèle un dernier volet de la communication  de Abdelilah Benkirane : s’assurer le soutien de la monarchie pour maximiser les chances de réussite de ses réformes.
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4. Que risque-t-il ?
Le politologue Manar Slimi n’y va pas par quatre chemins : Abdelilah Benkirane risque de faire perdre les élections communales à son parti, s’il s’éloigne encore plus de ses bases et des thématiques sur lesquelles il s’est fait élire, à savoir la lutte contre la corruption. « Dans les sciences de la psychologie politique, l’on sait que le citoyen devient une autre personne quand il se transforme en électeur. Benkirane a remporté la mise dans un contexte où le PJD avait réussi à surfer sur les revendications du M20. Demain, ce ne sera plus possible. » Benkirane a suscité d’énormes attentes qu’il n’arrive pas à concilier avec sa nouvelle posture de chef de gouvernement. Le PJD et son chef n’ont pas su déclencher un débat national sur les réformes, préférant se réfugier dans des postures morales (cahier des charges, festivals, tourisme, art propre, etc.) ou des effets d’annonce (liste des agréments). « Ce type de communication n’a pas favorisé de débat sur le financement des réformes, le modèle de croissance, la solidarité nationale, la refonte du système fiscal, etc. », détaille Sehimi.
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5. Que doit-il faire ?
Le patron du PJD a deux options : soit agir comme ses prédécesseurs en réduisant drastiquement sa communication – ce qui pourrait poser problème auprès d’une opinion publique qui attend des réformes depuis sept mois –, soit continuer sur sa lancée au risque de s’enfoncer davantage et perdre in fine sa popularité.
Manar Slimi propose une troisième voie, médiane, que pourrait adopter le chef du gouvernement : « Benkirane devrait associer à chacun de ses actes un discours. Au lieu par exemple de diffuser la liste des agréments, il pourrait élaborer une loi et ne diffuser les noms qu’après son adoption. » Une méthode éprouvée, plus mature politiquement, et qui signerait une rupture avec la posture d’opposant parlementaire dont le locataire de la Primature n’arrive pas à se départir.
Zakaria Choukrallah |