Et si les islamistes prenaient le pouvoir ? Les vrais, pas la version édulcorée du PJD. Scénario improbable mais pas complètement impossible. Sans le roi, le pays aurait pu connaître un autre destin. Et face au danger sous- estimé des ennemis de la démocratie, il y a aujourd’hui une alliance à créer entre le souverain et les défenseurs de la modernité.
Imaginez le pire. Imaginez des centaines de milliers de barbes et de voiles à coupes variables, hommes et femmes séparés par des cordons de vertu, réunis ex-boulevard Mohamed V à Rabat. Ils scandent Allah Akbar en brandissant un nouveau drapeau où un croissant doré avale l’étoile verte. Ce sont les partisans de la Coalition révolutionnaire islamique (CRI) qui célèbrent dans l’allégresse la proclamation par le Parlement du califat islamique d’Al Maghrib al Aqsa. Ce jour-là , il y a bien quelques contre-manifestants du mouvement du 30-Février mais ceux-ci vont vite regretter l’absence inhabituelle des forces de l’ordre. Les jeunes sont rapidement pris à partie par des barbus incontrôlés. Lynchés devant les caméras du monde entier, ces militants ne doivent leur salut qu’à l’intervention du service d’ordre pjdiste. Quelques manifestantes en débardeur ont moins de chance alors qu’elles s’enfuient dans les ruelles derrière le café Balima. Le lendemain, juste avant son interdiction, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) dénonce une quinzaine d’agressions sexuelles et trois viols confirmés. L’émoi provoqué par ces incidents est à l’origine de l’une des premières lois de la Coalition révolutionnaire islamique (CRI) obligeant les femmes à se couvrir de la tête au pied afin de « protéger leur intégrité physique ». Puis le conseil du gouvernement dissout dans la foulée le mouvement du 30-Février pour « incitation à la débauche ».
La CRI était arrivée légalement au pouvoir un mois plus tôt. Affaibli par son expérience gouvernementale en pleine crise mondiale et la défection de ses alliés, Benkirane avait tenté un coup de poker en dissolvant le Parlement et en misant sur un salut électoral grâce à une alliance avec les formations qu’il avait contribué à légaliser. Mais il ne s’attendait pas à être devancé par Califat Daba ! du cheikh Yacine. Avec 121 sièges, le parti des adlistes était devenu la première formation du Maroc devant le PJD qui s’effritait à 84 élus. Le PUS (Parti unifié salafiste) de Fizazi et Kettani atteignait 103 sièges grâce à ses alliances avec la nébuleuse des chioukh : du groupuscule Carotte et bâton du cheikh Zemzmi au Parti islamique pour le renouveau et l’entraide (le PIRE) du cheikh Maghraoui en passant par Charia et bienfaisance du cheikh Nahari.
Même si on peut considérer que l’abstention prônée par les laïcs du 30-Février était, avec 60% des inscrits, le premier parti du Maroc... le Parlement était bien à majorité barbue et voilée. Pour célébrer leur victoire, les militants et sympathisants de la CRI ont alors défilé par millions, exigeant l’application immédiate de la charia dans le pays. L’armée, un temps tentée d’intervenir, est restée prudemment dans ses casernes.
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La Jamâa se dévoile...
Mais alors que le souverain tardait à nommer l’increvable cheikh Yassine chef du gouvernement comme le prévoyait la Constitution, le vieux leader prit les devants. Enivré par son triomphe électoral et grisé par le peuple qui contrôlait la rue, le chef de la plus puissante secte du Maroc a alors dévoilé brusquement son vrai visage. Il s’est lui-même autoproclamé calife d’Al Maghrib al Aqsa, négociant avec ses alliés de la CRI le partage du pouvoir. Les salafistes ont rejoint le mouvement avec enthousiasme. Le PJD, encore sonné par son mauvais score, a été repris en main par Mustafa Ramid. Après avoir négocié en coulisses avec son vieil ami Maghraoui, l’ancien ministre de la Justice a rallié le califat contre un poste de ministre de la Charia et des Mutawa. On connaît la suite... Ou plutôt, on l’a découverte au jour le jour. Les lois ont succédé aux fatwas qui sont devenues autant de décrets. Après la mise à mort de quelques journalistes mécréants emblématiques, la loi instituant la liberté de la presse propre a vu des mutawa intégrer toutes les rédactions afin de valider avant parution ou diffusion le moindre texte et tous les reportages. Pendant ce temps, en exil à Sfax après son éviction de la coalition pour déviances, le cheikh Zemzmi, candidat au poste convoité de grand mufti du Maghreb islamique, continuait de promulguer de nouvelles fatwas pour autoriser la sodomie sur les laïcs.
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Objectif : convertir les touristes
Après quelques scènes de guérilla urbaine dans le centre-ville de Casablanca, l’interdiction définitive de l’alcool est devenue effective en moins d’un mois. Si les alambics clandestins ont rapidement fait la fortune de quelques truands, les ravages provoqués par la mahia frelatée ont aussi fait plus de victimes que les accidents de la route. Les hôpitaux ne désemplissaient plus. Comme les aéroports. La plupart des binationaux ont déserté le pays en moins d’un trimestre et, parmi eux, toute l’élite économique du pays.
Malgré la nationalisation des entreprises des émigrés en Rolex et la distribution de leurs biens aux plus pauvres (sauf les villas d’Anfa et de Souissi réservées aux membres méritants de la nouvelle nomenklatura islamiste), le pays s’est enfoncé dans une crise économique sans précédent. Une dépression majeure amplifiée par la chute vertigineuse des revenus touristiques. Les quelques aventuriers européens s’attardant encore dans le califat ont vite été dégoutés par le forcing des jeunes prédicateurs du PUS tentant de les convertir à chaque coin de rue, à l’instar de ce qui se passait dès juillet 2012 en Tunisie. Quand le taux de chômage a atteint 45% de la population active, le ministre de l’Education islamique, le cheikh Maghraoui, a bien tenté de quémander quelques pétrodollars auprès de ses anciens amis, mais sa tournée dans les monarchies du Golfe s’est soldée par un fiasco : émirs et rois n’étaient guère enclins à subventionner un régime éreinté par la presse internationale...
Pour distraire le peuple qui commençait à montrer les dents, le cheikh Nahari, ministre de l’Urbanisme et de la Vertu, a alors proclamé la destruction des symboles païens. Des bâtiments Art déco, symboles de la domination honnie des koufars aux marabouts disséminés dans le pays, les bulldozers n’ont pas chômé. Depuis les pioches du Nord Mali, on avait fait des progrès et l’industrialisation du salafisme destructeur était en en marche.
C’est la mise à sac de Sidi Ahmed Belkacem à Beni Mellal qui a provoqué la révolte du Moyen Atlas. Les commandos amazighs pour un islam éclairé se sont alors répandus comme une traînée de poudre du Rif au Souss. A Marrakech, les dizaines de milliers de chômeurs orphelins d’un tourisme en déconfiture ont aussi pris les armes pour libérer la ville ocre du joug des barbus. La fitna recommençait comme si elle n’avait jamais cessé. Le Maroc s’est rapidement morcelé en plusieurs républiques et principautés toutes plus ou moins alliées contre l’émirat de Fès qui avait succédé au califat islamique d’Al Maghrib al Aqsa.
Dans les douars libérés, on placardait des portraits du roi. Certains affirmaient même le voir dans la lune. L’émir de Fès, qui préférait les croissants aux astres pleins, a alors émis une nouvelle fatwa condamnant à la lapidation tous ceux qui oseraient prononcer le nom du souverain.
Fin de la fiction.
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Retour à la réalité...
Rassurez-vous. Tout ceci n’est qu’un mauvais rêve... Le cauchemar n’existe qu’à Tombouctou... mais il couve à Tunis ou au Caire. Même si nous vivons dans un pays contaminé par un rigorisme religieux de plus en plus ostentatoire, nous sommes encore loin de ce scénario catastrophe au Maroc. Et on sait grâce à qui. S’il n’y avait pas eu le roi, la charia tiendrait peut-être lieu de nouvelle Constitution du Maroc. C’est parce que le Maroc n’est pas devenu une réelle monarchie parlementaire que nous échappons à un régime islamiste. Depuis l’adoption de la nouvelle Constitution, il est évident, pour reprendre l’expression diplomatique du représentant de l’UE, Eneko Landaburu, que le pays a fait un « saut qualitatif » vers la démocratie. Les libertés constitutionnelles n’existent que si l’on s’en sert, et des initiatives comme la mission parlementaire sur la prison de Oukacha sont dignes des grands pays démocratiques. Mais le Maroc est-il pour autant une véritable démocratie ? Même si elle fâche, il n’y a qu’une réponse honnête à cette question : non, pas encore, et c’est tant mieux.
Parce que les Printemps arabes ont décomplexé les plus radicaux, parce que les chioukh les plus obsédés ou les plus violents ne connaissent plus de limites, parce que le soft power al-jazeerien essore chaque jour les esprits, parce que des ministres se prennent pour des prédicateurs, parce que des prédicateurs se prennent pour des ministres, parce qu’aujourd’hui un barbu qui rend la monnaie au péage à une femme lui donne des pièces sur un mouchoir, parce que les modernes, les laïcs ou les croyants ouverts d’esprit reçoivent des menaces de mort sur Facebook, parce que le Maghreb se grime en Machrek, que les mœurs s’égyptiannisent, que la salafisation des esprits est en marche, qu’on agresse les femmes en débardeur, qu’on condamne à mort des journalistes qui osent penser par eux-mêmes et que des milliers de bons musulmans préfèrent agonir d’injures la victime d’une fatwa plutôt que celui qui la prononce. Parce que ce pays se radicalise à vue d’œil et qu’aujourd’hui des hommes se substituent à Dieu pour juger à sa place comment doivent vivre d’autres hommes, parce que le PJD n’est que la face émergée d’un iceberg islamiste protéiforme qui pourrait bien rafler la majorité si on laisse accéder aux bulletins les ennemis du vote, parce qu’un jeune loup du parti de la lampe nous confiait récemment qu’il acceptait la règle des urnes mais pas les valeurs de la démocratie, parce que la majorité de ce pays n’est pas démocrate et qu’elle pourrait voter pour des partis qui veulent l’abolir, il ne faut pas les laisser jouer avec la démocratie.
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RĂ©flexes pavloviens
Avec la nouvelle Constitution, le roi a lâché du lest tout en préservant son pouvoir. Les authentiques démocrates, les tenants d’une monarchie parlementaires et les laïcs convaincus peuvent regretter que le texte suprême ne soit pas allé plus loin. Mais il a été réalisé dans l’urgence et ils n’ont pas voulu participer à son élaboration. Le problème, c’est que si le souverain n’était pas resté commandeur des croyants (et de fait protecteur des incroyants), ils ne seraient vraisemblablement plus là pour continuer à protester. Il faut regarder cette société marocaine ultra-conservatrice en face et peut-être tenter de se débarrasser des réflexes pavloviens de part et d’autre. Le Makhzen n’est pas un bloc monolithique, et il est traversé par des courants antagonistes où les sécuritaires formatés par les années Basri, les royalistes plus royalistes que le roi, les soutiens du régime qui font des excès de zèle et les moralistes affairistes côtoient et combattent des éléments plus modernistes et progressistes.
Depuis le 20 février 2011, les opposants au système ont préféré pratiquer la politique de la chaise vide, de la protestation et de l’abstention en refusant les rares mains tendues par le régime. Cette attitude bornée n’a fait que renforcer les principaux adversaires des modernistes. Les laïcs et les vingtfévrieristes n’étaient pas sur le front quand le PJD a obtenu que la liberté de conscience soit retirée de la Constitution. En boycottant le processus de consultation, en s’alliant avec les adlistes et en restant obnubilés par des victimes expiatoires à faire dégager, ils ont laissé le champ libre et la place chaude à ceux qui sont aux antipodes de leurs valeurs. Depuis, ils ne peuvent que constater les dégâts mais n’ont pas pour autant changé de discours. C’est bien le roi qui fut en première ligne quand Khalfi a tenté d’islamiser l’audiovisuel public. Les intérêts des deux parties sont convergents. Hélas, ils ne se rencontrent pas. Par ailleurs, si les anti-makhzeniens primaires restent bornés, le Palais n’a pas non plus vraiment insisté pour dialoguer avec la partie la plus éclairée du Royaume. Du côté de l’entourage royal, les vieilles pratiques perdurent tandis que le roi n’écoute qu’une poignée de personnes. Enfin, à notre connaissance... puisque nous sommes toujours contraints de spéculer pour tenter de décrypter un régime à la communication cadenassée qui ne rencontre jamais les journalistes.
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« Le style, c’est l’homme »
Certes, les Alaouites ont entre les mains une boussole que nous ne savons pas déchiffrer. Il est évident que la monarchie doit conserver un certain mystère pour durer, et les Marocains sont sensibles à l’aura presque magique qui entoure le roi. Mais il reste quand même un paradoxe dans l’évolution de la royauté. Mohammed VI a démocratisé et réformé son pays, effaçant des pratiques d’un autre âge, mais il est, de fait, beaucoup moins accessible que Hassan II... Il y a pourtant des dizaines d’hommes et de femmes de bonne volonté dans ce pays, des penseurs ou des militants intègres, intelligents et imaginatifs, qui mériteraient d’être consultés. Mais aucun ne franchit les limites du deuxième ou troisième cercle... autour du roi.
Un rapprochement entre le Makhzen moderniste et les éléments les plus progressistes de la société pourrait pourtant bien être la seule alternative à l’islamisation totale du pays. D’accord, la récupération est dans les gênes du Makhzen, et on comprend la paranoïa des jeunes militants encore purs à l’aune de l’expérience des anciens de l’UNEM devenus de fidèles serviteurs du régime. Mais hormis cette alliance historique, que peuvent-ils espérer quand 98% du Royaume ont voté comme un seul homme pour un seul homme ?
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La menace est bien lĂ ...
De son côté, le roi a, jusqu’à présent, bien joué. Il a réussi à éviter que le PJD prenne la rue en lui permettant d’accéder à la primature. Et aujourd’hui, il calme le jeu en cédant peu et en distillant habilement des croche-pattes. Mais la partie est loin d’être finie. Les accointances entre pjdistes et salafistes, les yeux doux récents des adlistes aux lampistes portent le germe d’un compromis historique. Si le PJD se plante, un fusible saute mais le problème reste entier. Rien n’est écrit mais la progression fulgurante des tenants de la haine, en à peine plus d’un an, laisse augurer le pire à l’image de leur prolifération foudroyante en Egypte. Si on les laisse faire, ils tiendront le pays en laisse. Il est probable que le premier parti du Maroc ne soit pas le PJD, mais Al Adl Wal Ihsane s’il était légalisé. Or les adlistes ont un objectif : l’instauration d’un califat et l’abolition de la monarchie. Ils ont aussi une méthode, la taquia, cette permission de mentir si le mensonge est utile à la cause de l’islam. Voilà pourquoi le cauchemar aussi invraisemblable qu’il paraisse n’est pas insensé. Le danger est prégnant, et c’est bien parce qu’il existe un roi qui sait naviguer que le pays n’a pas sombré. Mais face à cette menace grandissante, il devient urgent que l’équipage se renforce. Il est temps que l’histoire ne soit pas une succession de rendez-vous manqués.
Eric Le Braz |