Entre les surenchères de l’aile dure du parti et le réalisme politique dont doit faire preuve tout chef de gouvernement, Benkirane va devoir se positionner.
Y avait-il vraiment urgence au point que le gouvernement sacrifie son week-end pour un conseil de gouvernement tenu en catastrophe en fin d'après-midi, ce samedi 16 juin, suivi le lendemain matin par un conseil des ministres à Oujda ? Peut-on croire sur parole le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, quand il assure « qu'il s'agit simplement d'une réunion tout à fait ordinaire qui ne doit être ni surprenante ni révélatrice de faits exceptionnels » ? D'autant plus que le sujet débattu au cours de ces deux réunions concernerait essentiellement la loi sur les nominations aux hautes fonctions, récemment rejetée par la Cour constitutionnelle qui avait demandé d’y introduire des changements. La Cour constitutionnelle avait trouvé inappropriée la mention « approbation » des nominations employée dans le texte de loi alors que la Constitution parle de « désignation ». Mais dans le fond, il n'y a eu aucun changement, les désignations en conseil de ministres concerneront toujours 39 postes (qui relèvent donc des prérogatives du roi), le gouvernement gardant la main sur 1 181 fonctions dont il devra désigner les titulaires.
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Pour rappel, il y a quelques mois de cela, le texte de loi organique avait été voté par vingt-et-une voix pour, six contre et quatre abstentions, après l’introduction de certains amendements présentés essentiellement par l’opposition. Les principaux changements ont justement porté sur la formulation du texte dont certains termes prêtaient à confusion. Dans la foulée, un article qui définit précisément les hautes fonctions aux établissements sélectionnés avait été rajouté. Le partage entre le roi et le gouvernement avait été établi en fonction de considérations liées à la nature stratégique et à la sensibilité des secteurs concernés. La loi organique comporte d'ailleurs six entrées qui déterminent les modalités de nomination aux hautes fonctions et les propositions des candidats et candidates. Elle contient en plus deux annexes comprenant la liste des institutions et entreprises publiques stratégiques, et celle complétant les fonctions qui doivent être débattues en conseil de gouvernement.
A l'époque, Benkirane avait été chahuté par ses propres troupes qui l'avaient accusé d'avoir abandonné une grande partie de ses prérogatives dans ces nominations, notamment après la polémique qui a suivi la nomination des walis et des gouverneurs. La nomination d'agents d'autorité dont certains ne sont toujours pas en odeur de sainteté auprès du PJD avait fait couler beaucoup d'encre.
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Maintenant qu'il est armé de ce texte de loi, en application des articles 49 et 92 de la Constitution, que va faire Benkirane ? En coulisses, les collaborateurs du chef du gouvernement affinent leurs choix. Les changements attendus toucheraient aussi bien les patrons d'établissements publics que les hauts fonctionnaires. L'article 92 stipule que « le chef du gouvernement procède à la nomination des secrétaires généraux et des directeurs centraux des administrations publiques, des présidents d'universités, des doyens et des directeurs des écoles et instituts supérieurs ». Comme les juges de la Cour des comptes, qui travaillent sur les caisses noires de tous les ministères et établissements publics, ont constitué des dossiers lourds sur leurs finances, Benkirane ne devrait pas avoir beaucoup de difficultés à en pousser quelques-uns vers la sortie. De là à ce que le chef de l'exécutif en profite pour faire passer quelques patrons devant les juges, il n'y a qu'un pas vite franchi par de nombreux observateurs. Ainsi, des patrons d'office, à l'instar de Larbi Bencheikh de l'OFPPT, sont dans le collimateur. D'autant plus que les députés du PJD font pression sur leur secrétaire général pour qu'il fasse appel à Ramid pour s'occuper sérieusement des profils douteux.
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PJD : deux camps, deux courants
En effet, Abdelilah Benkirane doit faire face à une fronde sans précédent de ses députés qui menacent de lézarder sérieusement « cette belle et noble unité » dont se gargarisent les islamistes. Deux camps, deux courants se font face désormais au grand jour. Les partisans de la méthode douce, menés par le chef du gouvernement en personne et les purs et durs dans le sillage du fameux député Abdelaziz Aftati qui avait accusé, il y a une semaine de cela, lors d’une séance à la Chambre des représentants, l’ex-ministre de l’Economie et des Finances, Salaheddine Mezouar (RNI), « d’avoir discrètement, perçu pendant des mois la somme de 400 000 dirhams ». Ces sorties interviennent à un moment où les députés PJD ont trouvé dans la conjoncture actuelle l'occasion rêvée de régler leurs comptes avec leurs adversaires politiques évoquant « des dossiers secrets » à tout bout de champ, qu'ils pourraient déterrer à l'occasion. Une méthode qui avait réussi à Basri à l'époque où il terrorisait tous les élus, même ceux de l'opposition. « C'est la droite islamiste qui règle ses comptes avec la droite tout court », plaisante un député de l'Union socialiste des forces populaires (USFP). Mais le clan Aftati rêve d'en découdre avec toute la classe politique, quitte à mettre Benkirane « dans de beaux draps ». « Le chef du gouvernement ne cautionne pas la démarche, il sait qu'il a le temps pour lui, c'est un homme d'Etat qui connaît les limites de l'exercice. Si ça ne tenait qu'à lui, il ne s'amuserait pas à accuser un autre chef de parti aussi légèrement », explique Bouchta Jamaï, un député istiqlalien. N'empêche, quand Benkirane a parlé de dirigeants d'entreprises publiques, allant jusqu'à évoquer la prison pour ceux qui avaient failli, à qui s'adressait le message ?
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Quelle marge de manœuvre ?
Benkirane a-t-il les coudées franches pour imposer son rythme aux têtes brûlées du PJD ? Rien n'est moins sûr. Déjà , l'aile dure du PJD, le MUR, a officiellement mis en garde le gouvernement. L'avertissement, qui a d'ailleurs été repris à son compte par le syndicat du PJD, a donné à l’exécutif un ultimatum au maximum jusqu'à septembre pour « qu'il prenne des mesures qui répondent aux attentes des citoyens ». Autrement dit, le PJD devrait jeter en pâture quelques victimes expiatoires pour apaiser la colère de ses pairs.
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Une arme redoutable
Cela dit, Benkirane pourrait bien être contraint d'abuser de son pouvoir. « Ces nominations représentent une arme redoutable entre les mains du chef de l'exécutif. Pour la première fois dans l'histoire du Royaume, un chef de gouvernement a toute latitude pour nommer qui il veut, à des postes aussi importants », précise une source au niveau du secrétariat général du gouvernement. En effet, ces nominations permettent également de recaser des collaborateurs. Le mandat du PJD ne devrait pas faire exception avec la nomination de profils proches des islamistes, ou du moins qui émargent aux autres formations politiques de la majorité. A quelques encablures des communales, Benkirane ne peut se permettre le luxe de perdre la confiance de ses troupes. Il a pris le soin de tancer les élus qui montaient inconsidérément au créneau. Réussira-t-il à résister à la pression de ses bases qui appellent fièvreusement à la chasse aux sorcières ?
Abdellatif El Azizi |