L’alliance était hétéroclite et parfois incongrue, mais le message était clair dimanche dernier : le gouvernement ne doit pas oublier un front social qui se recompose à vue d’œil.
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A l'appel de la FDT et de la CDT, plusieurs milliers de manifestants (50 000 selon les organisateurs, la moitié d’après les autorités) sont descendus dans la rue à Casablanca pour célébrer « la grande marche de la dignité » comme l’ont pompeusement baptisée les deux syndicats de l’USFP. Ce dimanche matin, un service de navette par bus acheminait des personnes venues de tous les quartiers de la métropole. Les artères menant vers la place de la Victoire, à Derb Omar, étaient bondées de monde. Syndicalistes, diplômés chômeurs, étudiants, représentants de tous les corps de métiers, hommes politiques et militants du 20-Février ont manifesté contre « la misère noire qui plane sur le peuple ». Les participants, réunis dans une ambiance festive, brandissaient des pancartes aux slogans revendicatifs, et des menaces de la « génération changement » au gouvernement accusé d’inertie mortelle.
Dans le contenu rageur des slogans, on retrouvait également l’affaire Amina, le TGV ou encore le festival Mawazine... La marche fut un véritable fourre-tout où l'on a ressuscité les fameux « Benkirane dégage » , « à bas la corruption », ou encore « le peuple veut la chute de la prévarication ». Rien de bien méchant, mais cela n'a pas empêché certains sites à la déontologie douteuse d'évoquer des « slogans anti-monarchistes ». Ce envers quoi Ahmed Zaidi, membre du bureau politique de l'USFP, s'insurge : « Nous ne sommes pas des amateurs. Ce genre de slogans ne passerait pas, c'est de la désinformation pure et simple. »
Sur le fond, les manifestants ont appelé « au respect des engagements de l’accord du 26 avril 2011, et des libertés syndicales, à l’ouverture d’un dialogue social sérieux et responsable et à l’arrêt de la répression menée contre les manifestants pacifiques ». Très remontés contre le gouvernement islamiste, les deux patrons des syndicats, soutenus par les leaders de l’extrême gauche avec une présence massive des marxistes de Annahj addimocrati, ont exposé leurs griefs contre un gouvernement qui s’est mis aux abonnés absents.
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Le gouvernement défié
Dans son allocution, Noubir Amaoui a violemment chargé le cabinet Benkirane précisant que le compte à rebours avait commencé pour l’équipe au pouvoir. « La classe ouvrière n’a pratiquement pas d’interlocuteur en face », s’est indigné le vieux syndicaliste. Quand à Abderrahmane Azzouzi, il a centré ses interventions sur l’aspect social de cette sortie « qui n’a aucun objectif électoraliste, et qui a été organisée pour amener le gouvernement à revoir sa politique dans un secteur social marqué par de fortes régressions et le recours à la répression pour faire taire les manifestants ».
C’est une véritable démonstration de force que les deux syndicats de gauche ont menée pour dénoncer « une politique attentatoire aux intérêts des travailleurs marocains ». Auparavant, des ténors de la gauche étaient montés à la tribune pour prêter main-forte aux syndicalistes. Pour exprimer leur solidarité à l’appel des deux centrales syndicales, des personnalités politiques comme Nabila Mounib, Mohamed Bensaid Ait Idder, Abdelhamid Amine ou encore Mohamed Achâari ont battu le pavé, main dans la main. Un petit bémol cependant. Auprès des leaders de la gauche qui étaient bien dans leur rôle, on a vu des figures honnies des gouvernements précédents, venues se refaire une virginité. Jamal Aghmani, qui était en charge du ministère du Travail dans le gouvernement sortant, semble oublier qu’il a été le fossoyeur du dialogue social que le gouvernement Youssoufi avait initié. Lahbib El Malki est resté tristementcélèbre dans les annales de la gabegie et des dossiers noirs lors de son passage à la tête du département de l'Enseignement.
« Dans tous les pays, ce ne sont pas les syndicats qui gouvernent, c'est le gouvernement. Si l’USFP veut faire de l’opposition, elle n’a qu’à la faire sur des dossiers concrets, elle a bien ses députés pour cela, au lieu de surfer sur le mécontentement corporatif », s’indigne l’un des ministres en exercice qui n’émarge pourtant pas au PJD.
Concernant le timing choisi pour lancer leurs troupes à l’assaut du gouvernement, les syndicalistes se sont défendus de répondre à un agenda politique, assurant avoir accordé à la majorité « tout le temps nécessaire en vue de s’enquérir du programme et des orientations de l’exécutif, ainsi que de sa méthodologie, pour répondre aux attentes et doléances de la classe ouvrière et des citoyens ».
En réaction à la marche, Abdelilah Benkirane, qui s’adressait la veille à ses ouailles au cours d’une rencontre à Bouznika, a commis un de ces traits d’humour dont il a le secret en s’interrogeant ingénument sur « un 1er mai qui se répète aussi rapidement ».
Le chef du gouvernement, qui débattait avec les pharmaciens du PJD, a dénoncé « les forces réactionnaires qui veulent faire avorter une expérience unique dans l’histoire du Royaume ». Des parties qui ne veulent pas que le gouvernement mène à terme « les préalables politiques et institutionnels indispensables à la lutte contre les inégalités et les privilèges sociaux, censés établir de nouveaux rapports pour réformer efficacement la société ».
Face à une situation de tension extrême, Abdelilah Benkirane a-t-il les moyens de répondre à un contexte social en décomposition avancée ? La dégradation du climat des affaires, une conjoncture internationale incertaine, une dette faramineuse et des perspectives économiques moroses ne laissent pas beaucoup de marge de manœuvre au gouvernement.
Alors qu’on ne s’y attendait pas, le syndicat du Parti justice et développement (PJD), qui n’a pas participé à la marche, n’en a pas moins durement interpellé le chef du gouvernement exigeant que « s’engagent, dans les plus brefs délais, de réelles négociations loyales et sérieuses avec les organisations syndicales représentatives des travailleurs ». « L’exigence de réponses concrètes aux problèmes d’emploi, de chômage, de protection sociale, de pouvoir d’achat, de services publics, devrait être au cœur des préoccupations de votre gouvernement », a lancé Mohamed Yatim, le patron de l’UNMT à Abdelilah Benkirane.
Sauf que tout cela doit certainement passer par des actions concrètes et concertées pour sortir le pays de l’ornière.
Abdellatif El Azizi |