Lâaction philanthropique des entreprises gagne du terrain. Mais le cadre lĂ©gislatif pĂšche par plusieurs zones dâombre. EnquĂȘte sur une activitĂ© en forte croissance et Ă haut risque.
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En temps de crise, les entreprises examinent leurs engagements de dĂ©penses Ă la loupe. Et les Ćuvres sociales ââcomme les fondations, publiques et privĂ©esââ peuvent faire lâobjet dâune analyse critique, dĂ©bouchant parfois sur une remise en cause partielle de ces engagements.
Les entreprises marocaines semblent toutefois rĂ©ussir, tant bien que mal, Ă concilier business et gĂ©nĂ©rositĂ©. En tĂ©moigne le nombre croissant dâactions de mĂ©cĂ©nat et le foisonnement de fondations dâentreprises Ă vocation humanitaire, culturelle, sportive et plus rĂ©cemment, de dĂ©veloppement durable.
Si les AmĂ©ricains ont leurs Bill Gates et Warren Buffet, et les EuropĂ©ens, leurs Alain-Dominique Perrin (patron retraitĂ© du Groupe Cartier) ou Ariane Rothschild, de la cĂ©lĂšbre banque dâaffaires, le Maroc, lui aussi, a ses bienfaiteurs de renom.
Le Royaume peut ainsi se targuer dâavoir ses Miloud ChaĂąbi, Ghali Berrada ou encore Alami Lazraq. Autant de businessmen qui ont rĂ©ussi dâabord Ă faire prospĂ©rer leurs affaires avant de sâengager, via leur fondation privĂ©e, Ă restituer une partie de leur patrimoine Ă la sociĂ©tĂ©, «âen guise de reconnaissanceâ».
La philanthropie commence à peine à se professionnaliser. Et les actions ponctuelles, souvent anonymes, parfois teintées de paternalisme, commencent à céder la place à des pratiques moins empiriques, calquées sur les modÚles occidentaux.
Reste que ces structures ne sont toujours pas tenues, par la loi, de certifier leurs comptes, Ă lâexception des quelques fondations bĂ©nĂ©ficiant du statut dâutilitĂ© publique. Un manquement qui peut laisser planer le doute sur la sincĂ©ritĂ© de leurs dĂ©clarations. «âIl faut tout de mĂȘme garder Ă lâesprit que les fondations dâentreprises sont relativement rĂ©centes au Maroc.
Les plus anciennes datent seulement de quelques dĂ©cenniesâ», tempĂšre Abdelmounaim Faouzi, du cabinet Capital Consulting. Toutefois, quelques scandales rapidement Ă©touffĂ©s ont dĂ©jĂ surgi ici et lĂ , jetant le discrĂ©dit tout Ă la fois sur les structures, les gĂ©rants et les donateurs⊠Tout le monde a encore Ă lâesprit lâaffaire du dĂ©tournement de dons et de malversations survenue en 1996 au sein de lâAmicale marocaine des handicapĂ©s (AMH) classĂ©e, pourtant, dâutilitĂ© publique.
Plus rĂ©cemment, en 2005, lâassociation musulmane de bienfaisance de AĂŻn Chock a suscitĂ© la colĂšre royale suite Ă la dilapidation des subventions publiques et aux dĂ©tournements de dons privĂ©s. Le procĂšs est toujours en cours.
Câest dire la gravitĂ© des risques qui planent sur de telles structures Ă but non lucratif et lâurgence de mettre en place un cadre lĂ©gal adaptĂ©. Mais les groupes privĂ©s comme les banques nâont pas attendu ce rĂ©amĂ©nagement lĂ©gislatif pour lancer leurs propres fondations et promouvoir leur image dâentreprises citoyennes.
DĂšs les annĂ©es 80, lâune des premiĂšres structures indĂ©pendantes, dotĂ©es de ressources humaines qualifiĂ©es, voit le jourâ: la fondation Banque Populaire pour lâĂ©ducation et la culture, actuellement dirigĂ©e par Mustapha Bidouj.
Sans oublier le rĂŽle dĂ©terminant de certains entrepreneurs privĂ©s comme Miloud ChaĂąbi qui, depuis 1965 dĂ©jĂ , apporte, Ă travers sa fondation, un soutien aux Ă©tudiants en mettant Ă leur disposition des citĂ©s universitaires et autres infrastructures Ă©ducatives. «âCe volet tient Ă cĆur Ă notre pĂšre qui en a fait son cheval de bataille depuis sa rĂ©ussite dans les affairesâ», observe lâun des fils ChaĂąbi.
Jusque-lĂ , lâensemble de ces initiatives se dĂ©roulait dans la plus grande discrĂ©tion, les chefs dâentreprise nâayant pas pris conscience de lâimpact rĂ©el de la communication autour de ces actions citoyennes.
Ce nâest quâau dĂ©but des annĂ©es 90, que dâautres banques et groupes industriels emboĂźtent le pas Ă lâhomme dâaffaires autodidacte et lancent, tambour battant, leurs fondations.
Parmi les domaines de prĂ©dilection, la promotion de lâart et de la culture, lâhumanitaire et le social. Le secteur emprunte un nouveau tournant Ă la fin de la dĂ©cennie.
La fondation Banque Populaire pour la crĂ©ation dâentreprises et lâauto-emploi voit le jour. «âCelle-ci tente, pour la premiĂšre fois au Maroc, dâapporter une rĂ©ponse concrĂšte Ă la problĂ©matique du chĂŽmage, aux cĂŽtĂ©s des pouvoirs publics.â»
Câest la pĂ©riode faste de Conseil national de la jeunesse et de lâavenir (CNJA), initiative lancĂ©e avec la bĂ©nĂ©diction de HassanâII pour apporter un soutien aux jeunes dĂ©sireux de lancer leur projet dâentreprise. «âEn premiĂšre ligne, la banque publique au cheval donne un gros coup de pouce Ă cette action dâenvergure nationaleâ», se rappelle Bidouj.
ConcrĂštement, la fondation BP pour la crĂ©ation dâentreprises et lâauto-emploi assiste les jeunes dans lâĂ©laboration des business plans, le suivi post-crĂ©ation et la crĂ©ation dâincubateurs en partenariat avec lâĂ©cole MohammĂ©dia des IngĂ©nieurs. Le ton est donnĂ© bien que les rĂ©sultats restent mitigĂ©s.
DĂšs lors, dâautres groupes et entreprises privĂ©s entament une diversification de leur action de mĂ©cĂ©nat pour mieux Ă©pouser les attentes de la sociĂ©tĂ© et se mettre en avant en vue dâamĂ©liorer leur image. «âOn commence alors Ă mesurer le vĂ©ritable impact de la communication autour de ces actions qui, au dĂ©part, Ă©taient dĂ©sintĂ©ressĂ©esâ», analyse Rafik Zerrad, consultant senior au cabinet El Jerari Audit et Conseil.
Avec le nouveau rĂšgne, les programmes de lutte contre la pauvretĂ© sâenchaĂźnent et marquent une nouvelle Ăšre pour le mĂ©cĂ©nat dâentreprise.
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Nouvelle génération
Plusieurs associations et fondations sâempressent dâemprunter cette voie en rĂ©orientant leur action vers le microcrĂ©dit notamment. Sâensuit alors une nouvelle gĂ©nĂ©ration de fondations ââ13 au totalââ qui auront pour mission de promouvoir des activitĂ©s gĂ©nĂ©ratrices de revenus en facilitant lâaccĂšs au microfinancement.
Lâexemple de la dĂ©funte association Zakoura lancĂ©e par le publicitaire Noureddine Ayouch est emblĂ©matique. En lâespace de quelques annĂ©es, Zakoura se dĂ©veloppe Ă grande vitesse. «âMais les structures de gestion ne rĂ©ussissent pas Ă suivre la mĂȘme cadenceâ», se rappelle Bidouj.
Victime de son succĂšs, lâassociation triple ses fonds, Ă©tend lâĂ©ventail de sa clientĂšle, mais ses procĂ©dures de gestion, son dispositif de contrĂŽle interne et de suivi sur le terrain sont dĂ©passĂ©s.
Lâaccumulation des impayĂ©s dĂ©clenche une crise qui sera fatale Ă Zakoura et prĂ©cipitera son absorption par la fondation Banque Populaire pour le microcrĂ©dit. CrĂ©Ă©e fin 90, cette derniĂšre a, au contraire, bĂ©nĂ©ficiĂ©, grĂące Ă son adossement Ă la banque, dâun systĂšme de gestion adaptĂ© et du savoir-faire du groupe. «âDes procĂ©dures et processus de gouvernance plus rigoureux ont permis Ă la fondation BP de mieux sâen tirerâ», confie Bidouj. Reste que lâactivitĂ© du microcrĂ©dit doit encore parfaire son apprentissage et se restructurer. La rĂ©flexion est engagĂ©e.
Plus globalement, et malgrĂ© le nombre croissant des fondations dâentreprises et lâĂ©largissement de leur spectre dâintervention, les pratiques de gouvernance ne sont pas encore, Ă lâinstar des fondations occidentales, rodĂ©es Ă des mĂ©thodes de management modernes.
De plus, le cadre lĂ©gislatif dans lequel Ă©voluent les fondations nâest toujours pas clarifiĂ©. Pourtant, au regard des quelques scandales qui Ă©claboussent ces institutions un peu partout dans le monde et plus accessoirement au Maroc, les pouvoirs publics seraient bien inspirĂ©s de mettre, dâurgence, de lâordre dans ce secteur encore embryonnaire.
Khadija El Hassani & Mouna Kably
Utilité publique : le parcours du combattant
Ultime reconnaissance de lâintĂ©rĂȘt et des efforts dâune association ou fondation, le statut dâutilitĂ© publique est trĂšs convoitĂ©. Et pour cause, il permet dâouvrir les vannes de la collecte de ressources financiĂšres. Mais, Ă en croire des militants associatifs, dĂ©crocher ce statut est une vĂ©ritable prouesse.
Bien que simplifiĂ©e, la procĂ©dure dâaccession Ă ce «âlabelâ» nâa pas pour autant Ă©tĂ© facilitĂ©e. «âCâest incomprĂ©hensible. Alors que certaines associations lâobtiennent sans difficultĂ©, parfois mĂȘme dĂšs lâengagement de la demande, dâautres lâattendent en vain durant plusieurs annĂ©esâ», sâindigne lâun des fils ChaĂąbi.
Il cite en exemple, le cas de la Fondation Miloud ChaĂąbi qui attend cette reconnaissance depuis prĂšs de 40 ansâ! Est ainsi pointĂ© du doigt, le «âmanque de transparence et dâobjectivitĂ©â» qui entoure la procĂ©dure. Celle-ci compte plusieurs Ă©tapes et de multiples acteurs comme la prĂ©fecture, le secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral du gouvernement (SGG) ainsi que les diffĂ©rents dĂ©partements ministĂ©riels concernĂ©s par le secteur dâintervention de lâassociation.
Au final, câest au Premier ministre que revient la dĂ©cision. Aujourdâhui, le site du SGG dĂ©nombre 185 associations reconnues dâutilitĂ© publique. Insuffisant, sâindignent des militants associatifs qui attendent toujours cette fameuse reconnaissance.
K.E.H.
Les failles de la transparence
Le systĂšme actuel prĂ©sente une faille qui ouvre la voie Ă tous les dĂ©rapagesâ: Ă lâexception des fondations reconnues dâutilitĂ© publique qui sont tenues de dĂ©signer un expert comptable pour certifier leurs Ă©critures, les autres structures ne sont soumises Ă aucun contrĂŽle externe.
«âEn lâabsence dâobligation de certifier leurs comptes, lâon peut se demander si ceux-ci reflĂštent la rĂ©alitĂ© de lâactivitĂ© de la fondationâŠâ», font remarquer quelques experts interrogĂ©s. Ă noter que les fondations bĂ©nĂ©ficiaires de subventions publiques sont, elles, tenues de rendre compte Ă lâorganisme donateur en soumettant leur budget Ă un contrĂŽle, surtout quand le donateur nâest pas qualifiĂ© pour certifier les comptes.
«âToutes les autres fondations, qui ne bĂ©nĂ©ficient pas de subventions et qui ne sont pas dâutilitĂ© publique, fonctionnent sur la base de cotisations et nâont aucune obligation de certifier leurs comptesâ», prĂ©cise AbdelmounaĂŻm Faouzi, directeur associĂ© de Capital Consulting.
Autre faiblesse du dispositif, lâentreprise et sa fondation Ă©tant deux personnalitĂ©s juridiques distinctes, lâexpert comptable vĂ©rifie les dons octroyĂ©s par la sociĂ©tĂ©, sans ĂȘtre habilitĂ© Ă contrĂŽler lâutilisation de ces fonds.
Seules celles qui bĂ©nĂ©ficient de dons Ă©manant de bailleurs de fonds internationaux sont tenues de certifier leurs comptes et ce, mĂȘme en lâabsence dâobligation lĂ©gale.
Par ailleurs, les fondations sont exonĂ©rĂ©es uniquement sur les activitĂ©s liĂ©es Ă leur objet inscrit dans leur statut. Bon nombre dâentre elles investissent dans des activitĂ©s lucratives gĂ©nĂ©ratrices de revenus supplĂ©mentaires qui devraient ĂȘtre imposables.
Or, lâadministration fiscale nâa, Ă ce jour, jamais initiĂ© de contrĂŽle de ces activitĂ©s.
Pour réglementer ce secteur, un dispositif de supervision des fondations basé sur la certification des comptes semble incontournable.
«âIl nâest pas normal que les fondations bĂ©nĂ©ficient dâexonĂ©ration fiscale sans garantir la transparence de leur compte. ExonĂ©ration fiscale nâest pas synonyme de dispense de dĂ©claration fiscale ni de prĂ©sentation transparente des comptesâ!â»
Encore faut-il réaménager la loi puis sensibiliser les gérants de fondations sur la nécessité de certifier leurs comptes par des experts comptables. Vaste programme. n M.K.
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Lâenjeu fiscal des fondations
Pour contribuer Ă lâamĂ©lioration du climat social au sein de lâentreprise, les fondations bĂ©nĂ©ficient dâune batterie dâexonĂ©rations fiscales qui attisent bien des convoitises. CĂ©lĂšbres pour leurs Ćuvres sociales, les entreprises publiques, comme Royal Air Maroc, lâONE, lâOCP ou encore lâODEP ainsi que la plupart des banques de la place, ont la possibilitĂ© dây affecter jusquâĂ 2ââ° de leur chiffre dâaffaires hors taxe non plafonnĂ©.
De plus, les dons accordĂ©s Ă ces Ćuvres sociales sont dĂ©ductibles de lâimpĂŽt sur les sociĂ©tĂ©s. Quant aux avantages octroyĂ©s exclusivement aux salariĂ©s (soins mĂ©dicaux, prĂȘts sociaux, colonies de vacances), ils ne sont pas soumis Ă lâimpĂŽt sur le revenu.
Toutefois, le problĂšme de la transparence de la gestion des Ćuvres sociales reste posĂ©. Ce qui est Ă lâorigine de la gestion dĂ©faillante du patrimoine immobilier du ComitĂ© des Ćuvres sociales de lâONE et de lâardoise laissĂ©e auprĂšs du CIH (cf. actuel n°67).
Hormis les Ćuvres sociales, les entreprises dĂ©sireuses de vĂ©hiculer une image citoyenne, soucieuses de lâenvironnement ou de la lutte contre lâanalphabĂ©tisme optent pour la crĂ©ation dâune fondation. «âLa fondation devient alors le support privilĂ©giĂ© dâune publicitĂ© dĂ©guisĂ©e de la sociĂ©tĂ©â», relĂšve Rafik Zerrad, consultant senior du cabinet El Jerari Audit & Conseil.
ConcrĂštement, celle-ci octroie Ă sa fondation, des dons qui sont dĂ©ductibles de lâIS, Ă condition de justifier la contrepartie de ce don par une facture dĂ©livrĂ©e par la fondation. «âLors dâune opĂ©ration de sponsoring par exemple, la fondation sâengage Ă citer toutes les entreprises sponsors. Pour profiter de la dĂ©ductibilitĂ© de lâIS, lâentreprise doit prouver que cette charge entre dans son exploitation en prĂ©sentant une facture de la fondation.â»
Il faut donc prouver lâexistence dâune contrepartie de ce don. De mĂȘme, la fondation est tenue de justifier la contribution de lâentreprise. «âEn clair, sâil sâagit dâun don pur et simple, sans contrepartie, la charge nâest pas dĂ©ductible de lâIS car lâobjet initial de lâentreprise est, non pas dâoctroyer des dons, mais de rĂ©aliser des profitsâ!â» soutient le consultant.
Par ailleurs, si la plupart des fondations se battent pour dĂ©crocher le statut dâutilitĂ© publique, câest que ce statut leur permet dâoffrir une panoplie de prestations en faveur de personnes autres que les salariĂ©s des entreprises et surtout, de bĂ©nĂ©ficier dâun montant illimitĂ© de dons des entreprises, dĂ©ductibles de lâIS.
Mais ce statut est accordĂ© par dĂ©cret ministĂ©riel (Affaires sociales) Ă lâissue dâune procĂ©dure lourde et complexe qui frustre bon nombre de candidats.
M.K.
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