Bruno Joubert est un ambassadeur heureux. Heureux de terminer sa carrière diplomatique au Maroc dans un pays où les relations avec la France sont au beau fixe. « Je suis ébahi par l’intensité des relations entre nos deux pays. Il y a une incroyable proximité. Au fond, la France et le Maroc mériteraient presque d’être voisins au sens géographique du terme... » C’est ainsi que notre entretien avec l’ambassadeur de France s’est conclu.

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Il est vrai que représenter Paris à Rabat est bien moins stressant qu’une négociation à Abidjan en pleine crise franco-ivoirienne, pour citer l’une des missions les plus marquantes de ce spécialiste des affaires subsahariennes. Après la RHN (rencontre de haut niveau, dans le jargon des diplomates) entre François Fillon et Abbas El Fassi, Bruno Joubert fait le point sur nos relations, revient sur l’affaire des délocalisations dont le concept lui semble « obsolète » et évacue rapidement les scandales – d’Anelka à Bettencourt – qui ternissent l’image de son pays… et qu’il qualifie d’« écume des jours ». Bruno Joubert a des références et sait le rappeler. Rencontre avec un ambassadeur qui ne se contente pas de manier le langage diplomatique.

Lors de la dixième rencontre franco-marocaine, les deux pays ont affirmé leur volonté de passer à une étape nouvelle dans leur partenariat privilégié. Quels sont les choix opérés pour approfondir ce partenariat ?

Nous sommes partis d’un constat selon lequel il existe peu de pays liés par une telle relation de confiance émanant à la fois de la qualité des relations humaines entre les hauts responsables politiques, mais aussi de l’étendue des réalisations inscrites dans la feuille de route initiale qui avait été arrêtée en 2007, lors de la visite officielle du président Nicolas Sarkozy. Depuis, une série de chantiers a été lancée et avance à une cadence soutenue.

En ce qui concerne l’avenir de notre relation bilatérale, nous restons mus par une idée : si les Marocains le souhaitent, nous sommes prêts à les accompagner dans leur effort de développement. D’autant que cette dynamique est menée de façon visionnaire par le plus haut niveau de l’Etat, au regard de tous les plans stratégiques sectoriels mis en œuvre.

Plus que jamais, la France est prête à apporter davantage de soutien dans une série de domaines qui profiteraient, d’ailleurs, aux deux pays. A titre d’exemple, dans les énergies renouvelables, la France comme le Maroc gagneraient à développer la production et l’exportation de l’énergie solaire. Il en est de même pour l’éolien.

Bien évidemment, le Maroc pourra faire appel, si nécessaire, au savoir-faire de la France pour développer une expertise locale. Idem pour le nucléaire. Sur ce dernier registre, le Maroc s’est fixé, je crois, 2020-2030 comme horizon pour produire 7 % de son électricité à partir de l’énergie nucléaire. Au préalable, il faut mettre en place les corpus législatif, institutionnel et de contrôle, et prévoir la formation des ressources humaines. Dans tous ces domaines, la France peut apporter son appui, compte tenu de son expertise reconnue mondialement. D’ailleurs, un groupe important de scientifiques marocains du CNESTEN travaillent en coopération avec leurs confrères français notamment. L’accord-cadre conclu récemment entre les deux pays prévoit que cette dynamique s’intensifie à l’avenir. Rappelons que la France est leader mondial et satisfait pratiquement tous ses besoins en électricité à partir du nucléaire.

Qu’en est-il des domaines sociaux, de l’éducation, de la santé et de la justice où le Maroc affiche un retard persistant ?

Ces domaines ouvrent la voie à d’autres pistes de partenariat pour l’avenir, notamment en matière de formation. Mais c’est le cas aussi pour le secteur social et le droit du travail, la santé et la sécurité sociale. Pour l’éducation nationale, un plan d’urgence a été élaboré par les autorités marocaines. Dans le cadre de la réunion de haut niveau, nous sommes convenus de mettre à disposition des outils d’appui pour le montage de projets précis comme la création de crèches ou la formation des enseignants. De même qu’il a été décidé que la France apporterait son appui à l’Université internationale de Rabat dont la stratégie est de compter certaines grandes écoles françaises dans son tour de table. Des domaines régaliens tels que la justice n’ont naturellement pas été abordés.

Le Maroc est classé 128e dans le classement Doing Business de la Banque mondiale et 73e dans l'étude de compétitivité réalisée par le World Economic Forum. Comment mettre à profit ce partenariat privilégié pour améliorer le classement du Maroc ?

Vous savez comme moi que ces classements se basent sur la pondération d’un certain nombre de critères spécifiques et il suffit de changer celle-ci pour obtenir un tout autre classement… Quoi qu’il en soit, ces résultats qui émanent d’observatoires spécialisés ne reflètent pas du tout la perception et l’appréciation des entrepreneurs français ! Aujourd’hui, 750 filiales françaises sont implantées au Maroc contre 529 en 2006, soit une croissance de 40 % du nombre d’entités françaises ayant opté pour le Royaume pour y monter leur projet. Cela confirme que nos hommes d’affaires ont une vraie appétence pour le Maroc. Parallèlement, l’encours global des investissements directs français atteint 8,1 milliards d’euros, soit environ 90 milliards de dirhams. Investir un tel montant dans un pays étranger constitue la meilleure preuve de confiance dans son environnement des affaires. Sans oublier les sociétés françaises montées localement par des promoteurs français résidant au Maroc. Globalement, ce tissu de plus d’un millier d’entreprises françaises emploie 115 000 salariés. En clair, les entrepreneurs français votent favorablement pour le Maroc en y investissant : c’est la meilleure preuve que pour eux le climat économique au Maroc est favorable et encourageant.

Vous annoncez des investissements directs français de 8,1 milliards d’euros. Mais les entreprises françaises n’hésitent pas, une fois implantées au Maroc, à lever des fonds localement pour financer leurs projets. Qu’en pensez-vous ?

Les 8,1 milliards d’euros qui ont été investis au Maroc par les entreprises françaises le sont en provenance directe de France et sont enregistrés à ce titre par la Banque de France comme flux de capitaux sortant du territoire français en direction du Maroc. S’agissant du financement local, je n’ai pas d’information précise à ce sujet, mais de façon générale, toute entreprise, où qu’elle soit, a besoin pour son fonctionnement quotidien de recourir aux établissements bancaires. C’est certainement le cas au Maroc. Après avoir réalisé l’investissement de départ par apport de fonds français, comme l’achat du terrain et l’acquisition des équipements, il est normal que ces entités financent leurs besoins en fonds de roulement quotidiens via les banques marocaines. C’est la preuve que le système bancaire marocain est performant et qu’il inspire confiance aux opérateurs français. De même, les banques marocaines profitent de ce courant d’affaires important pour développer leur flux.

Qu’est-ce qui fait que le Maroc figure, avec la Chine et l’Inde, parmi le trio de tête des pays émergents bénéficiaires des investissements français ?

Le Maroc figure, en effet, parmi ces trois pays premiers destinataires des investissements français. Cet intérêt des entreprises à investir dans le Royaume confirme que celui-ci fait désormais partie de l’espace euroméditerranéen, à l’instar de l’Espagne ou de la France. Les opérateurs français s’y sentent à l’aise et ont le sentiment de faire partie du même espace économique. Contrairement aux autres pays, en Asie ou même parfois en Europe de l’Est par exemple. Le Maroc leur offre un marché de plus de 30 millions de consommateurs, une stabilité économique et sociale et des conditions de production attractives, un environnement favorable au développement de leurs affaires sans qu’ils aient le sentiment de procéder à la délocalisation de leur activité…

Au dernier salon de l’aéronautique par exemple, des PME françaises sont venues à la recherche de partenaires marocains ayant un savoir-faire en matière d’usinage de pièces, activité fortement demandeuse de main-d’œuvre. Ainsi, une partie de la chaîne de production est assurée au Maroc car plus avantageuse en termes de coût et de qualité. Les pièces seront ensuite perfectionnées en France. D’où la création de valeur de part et d’autre de la Méditerranée.

La récente déclaration du secrétaire d'Etat à l'Emploi français visant à limiter les délocalisations des centres d'appels et prônant le protectionnisme, est en contradiction avec ce que vous venez de démontrer. Comment gérer ce dilemme ?

Il faut replacer cette affaire dans une dynamique d’ensemble. Le débat, qui doit être lancé en octobre entre les opérateurs des deux pays, s’inscrit au cœur de la stratégie France-Maroc. Car au-delà de ce cas spécifique, ce nouvel ensemble économique doit désormais être considéré comme un seul et même espace. Ce qui rend obsolète le concept même de délocalisation. Notre système de pensée doit évoluer en fonction de cette nouvelle donne.

Mais qu’est-ce qui reste, selon vous, à améliorer d’urgence au Maroc ?

Je ne vois pas d’urgence. Je pense que le Maroc est sur la bonne voie…

Le représentant de l’UE, comme l’ambassadeur des Etats-Unis, annonçait récemment que le véritable frein à l’investissement restait la corruption de la justice. Ne partagez-vous pas ce sentiment ?

Comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas de frein à l’investissement français puisque celui-ci a augmenté de 40 % au cours des quatre dernières années. Les faits confirment donc le contraire. Pour autant, on peut reconnaître, en France comme au Maroc, que certains aspects de la justice peuvent ne pas bien fonctionner. La France connaît ainsi des problèmes dans ce domaine, comme parfois la lenteur ou la complexité des procédures judiciaires… Le Maroc, pour sa part, prend au sérieux ce dossier puisque les autorités travaillent à la mise en place rapide d’une réforme de la justice.

Qu’est-ce qui reste à améliorer côté français ?

Je souhaiterais que les actions qui avaient été initiées par le Groupe d’impulsion économique piloté conjointement par messieurs Jean René Fourtou, Jean-Paul Herteman, Mustapha Bakkoury et Mohamed Horani, puissent se consolider pour que la France demeure un partenaire fiable aux côtés du Maroc. Il s’agit d’une démarche égalitaire et non d’une stratégie hégémonique de la France. En effet, de plus en plus, nous sommes en présence de deux pays partenaires qui initient et réalisent des projets en commun. C’est le cas du programme nucléaire mais aussi du projet de tramway où un effort considérable de formation des compétences locales est déployé. Ce qui permettra au Maroc de réaliser les prochains chantiers dans d’autres villes grâce à l’expertise locale. Tout cela dénote la volonté de travailler ensemble.

N’est-ce pas difficile d’être ambassadeur de France en ce moment, compte tenu de l’image véhiculée par les médias avec les déboires des Bleus au Mondial, l’affaire Bettencourt…

Fondamentalement, la France est un grand pays par la richesse qu’elle produit, son rôle diplomatique, sa contribution dans la recherche scientifique ou sa culture. Nous n’avons pas à rougir d’être français, bien au contraire. Bien sûr, compte tenu de la concurrence mondiale, de l’arrivée de nouveaux partenaires et des mouvements géopolitiques en cours, les changements sont nécessaires mais pas toujours aisés. La tradition française est, justement, d’avoir toujours su faire face aux grandes mutations. Cela va bien au-delà des épiphénomènes relayés par la presse qui ne sont que l’écume des jours…

Pourtant, ces épiphénomènes ternissent l’image de la France…

Je n’ai pas du tout ce sentiment. Les Marocains, comme les Français d’ailleurs, savent faire la part des choses et mesurent bien l’importance relative de chaque événement. Aussi, ces faits qui font la une de l’actualité ne remettent-ils nullement en question la qualité des relations de nos deux pays, et encore moins le fait qu’ils soient l’un et l’autre de vieilles et grandes nations.

Compte tenu de votre grande connaissance de l'Afrique, que pensez-vous de la politique africaine du Maroc ?

C’est une politique intelligente qui permet, je crois, aujourd’hui de constater que le Maroc s’implante et s’investit de plus en plus en Afrique subsaharienne. Cette démarche s’appuie dans le domaine économique sur plusieurs cas de figure. Il peut s’agir d’une entreprise marocaine, adossée à une entreprise française, comme Maroc Telecom avec Vivendi, qui décide de pénétrer un marché d’Afrique subsaharienne. Ou alors d’un groupe, comme Attijariwafa bank ou BMCE Bank, qui part seul à la conquête de nouveaux marchés dans la région. La première a saisi l’opportunité de rachat de filiales du Crédit Agricole français qui désirait se repositionner. La seconde a acquis des banques locales de référence pour étoffer son réseau. L’on peut également envisager des partenariats tripartites visant la pénétration d’un marché africain, en s’appuyant sur un savoir-faire français et en faisant appel à des talents marocains. Plusieurs opportunités sont à saisir dans des secteurs comme le génie civil ou le transport.

Ces entreprises ne s’exposent-elles pas à des risques qui pourraient avoir des conséquences néfastes à l'avenir ?

Il est vrai que ce sont des marchés complexes où la connaissance des hommes est déterminante. Mais les entreprises marocaines savent ce qu’elles font et les résultats ont été encourageants. De plus, elles ont raison de s’intéresser à ces marchés en pleine expansion tout comme le font le Brésil, l’Inde, l’Egypte et bien sûr la Chine.

Propos recueillis par Mouna Kably et  Eric Le Braz