Concurrence dĂ©loyale de produits chinois non homologuĂ©s, manque Ă gagner pour les recettes de lâEtat, perte dâemplois et de savoir-faire, risque de dĂ©localisationâ: lâindustrie marocaine du deux-roues en appelle aux pouvoirs publics.
Carlos Ghosn est furieux. Le PDG de Renault ââqui vient dâinvestir plusieurs centaines de millions dâeuros Ă Tanger Medââ a adressĂ© une lettre de vif mĂ©contentement Ă Abdelilah Benkirane. Lâobjet de son courrouxâ? La dĂ©cision du Maroc de laisser libre cours aux importations de voitures dâun constructeur chinois, rĂ©putĂ©es de petite cylindrĂ©e, pouvant ĂȘtre conduites sans permis de conduire ni carte grise. Un modĂšle ultra low-cost, pouvant en rĂ©alitĂ© atteindre les 160 km/h, et venant concurrencer de plein fouet la Sandero et la Logan produites Ă Casablanca et Ă Tangerâ! Ghosn y voit lĂ une grave menace sur ses investissements et la pĂ©rennitĂ© des emplois. Cerise sur le gĂąteau, le gouvernement aurait manifestĂ© son intention dâacheter lui-mĂȘme des exemplaires de ce type de vĂ©hicule pour accĂ©lĂ©rer le remplacement des taxis hors dâĂąge.
ScĂ©nario fictionâ? A peine. Câest en effet un scĂ©nario identique qui affecte aujourdâhui le secteur des deux-roues, mobylettes et tricycles, au grand dam des industriels marocains. Oublions Renault donc, pour Ă©voquer plus sĂ©rieusement le sort actuellement rĂ©servĂ© aux fabricants marocains de mobylettes et autres deux-roues motorisĂ©es. Des industriels certes moins prĂ©pondĂ©rants que le constructeur europĂ©en mais qui assistent, impuissants, Ă lâentrĂ©e sur le marchĂ© de produits en provenance de Chine. Des deux-roues et tricycles commercialisĂ©s sous couvert dâinformations totalement erronĂ©es.
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Concurrence «âdĂ©loyaleâ»
Ainsi, Ă lâinstar du Câ90 vendu sous la marque Docker par la sociĂ©tĂ© Socomadis, ces vĂ©hicules vendus Ă des prix dĂ©fiant toute concurrence sont prĂ©sentĂ©s comme disposant dâune cylindrĂ©e infĂ©rieure Ă 50âCC. Une offre qui ne correspond en rien Ă la rĂ©alitĂ©, puisque ces deux-roues et tricycles ââqui ne font lâobjet dâaucune homologationââ disposent en rĂ©alitĂ© dâune cylindrĂ©e de prĂšs de 90âCC, permettant de dĂ©passer allĂšgrement les 100 ou 110 km/h. Surtout, elle permet aux clients, ravis de trouver un produit moins cher et plus rapide, de rouler sans permis de conduire, sans plaque minĂ©ralogique et dâĂ©chapper Ă lâachat de la carte grise.
Cette situation nâa pas manquĂ© dâalerter les responsables de lâAssociation marocaine des industries du motocycle et cyclomoteur (AMIMC) qui sâinquiĂštent des dĂ©gĂąts collatĂ©raux dâune telle concurrence jugĂ©e «âdĂ©loyaleâ», avec lâapprobation tacite des pouvoirs publics. Les derniers chiffres de vente sont lĂ pour en tĂ©moigner. Les marques MBK ou Peugeot enregistrent depuis plusieurs mois un retrait de leur activitĂ©. Une baisse susceptible de menacer les emplois sur les sites de production et dans les circuits de distribution. «âNous avons alertĂ© les pouvoirs publics au printemps, dĂ©clare Youssef Karam, le prĂ©sident de lâAMIMC. Et nous avons rencontrĂ© le ministre de lâEquipement et du Transport au dĂ©but du mois de juillet. Mais, Ă notre grand Ă©tonnement, il nous a Ă©tĂ© demandĂ© dâapporter nous-mĂȘmes les preuves de cette concurrence dĂ©loyale. Nous avons donc fait passer au banc dâessai un modĂšle Docker Câ90 (n° bloc moteur C0040426) prĂ©sentĂ© pour un 49âCC. Le rapport de contrĂŽle du Laboratoire public dâessais et dâĂ©tudes atteste que ce vĂ©hicule dispose en rĂ©alitĂ© dâune vitesse Ă vide de 108 km/hâ! Ainsi, le marchĂ© est-il inondĂ© de vĂ©hicules pouvant rouler sans homologation, ni permis de conduire ni carte grise.â»
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Un préjudice important
Sachant que le marchĂ© annuel du neuf, en mobylettes et tricycles, reprĂ©sente quelque 35â000 unitĂ©s mais que 3â000âunitĂ©s seulement font lâobjet dâune immatriculation, on peut estimer que quelque 90% des deux-roues circulant au Maroc le font en marge de toute lĂ©galitĂ©. «âNotre prĂ©judice est trĂšs important, dĂ©nonce Joachim Ennenbach, directeur gĂ©nĂ©ral de Dimac (Peugeot). Nous subissons la concurrence de vĂ©hicules trĂšs dangereux, commercialisĂ©s dans lâirrespect total de la lĂ©gislation, et sans aucune action ciblĂ©e de la part des autoritĂ©s. Le nouveau code de la route, entrĂ© en vigueur en octobre 2010, nâa Ă©tĂ© accompagnĂ© dâaucune disposition ni en amont ni en aval pour encadrer lâĂ©volution de la rĂ©glementation.â»
A raison dâune durĂ©e de vie dâune dizaine dâannĂ©es, ce serait ainsi 300â000 Ă 320â000 deux-roues qui circuleraient aujourdâhui illĂ©galement. A lâabsence dâhomologation, de permis de conduire et de carte grise, sâajoute par ailleurs la question de lâassurance. Quelle valeur en effet accorder Ă un contrat dâassurance Ă©tabli sur des informations erronĂ©esâ? Un contrat passĂ© pour un vĂ©hicule de moins de 50âCC peut-il sâappliquer Ă lâoccasion dâun accident provoquĂ© par un engin de 90âCC, parfois pilotĂ© par des mineurs de 14 ans, roulant Ă plus de 100 km/h au lieu des 50 km/h autorisĂ©s, et transportant de deux à ⊠quatre ou cinq passagersâ? Certains assureurs, alertĂ©s sur les risques accrus liĂ©s Ă ce type dâengins, auraient dĂ©jĂ fait progresser le montant des cotisations, de 750 dirhams pour un 49âCC, Ă plus de 1â200 dirhams, voire 1â500 dirhams pour les produits chinois.
Une telle situation ne manque pas de surprendre quant Ă la passivitĂ© des pouvoirs publics. Des pouvoirs publics ââministĂšres du Transport et de lâIndustrie confondusââ qui non seulement privent le budget de lâEtat de recettes non nĂ©gligeables en ces temps de disette budgĂ©taire (un manque Ă gagner estimĂ© Ă 240 millions de dirhams par an), mais surtout se font les complices dâun marchĂ© en totale illĂ©galitĂ©. Et complices trĂšs actifs lorsque, sous couvert dâaction sociale, ils font procĂ©der Ă lâachat de ce type de vĂ©hicules pour venir en aide Ă des utilisateurs dans le besoin pour leur assurer un moyen de transport, et donc un emploi.
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Le gouvernement interpellé
Pour les industriels marocains, comme pour les distributeurs, lâenjeu est de taille. Les MBK, Peugeot et autres distributeurs et sous-traitants estiment Ă quelque 15â000 le nombre dâemplois menacĂ©s. Et de poser clairement lâavenir de la production nationale. «âSi on veut bien arrĂȘter ces aberrations, note ce professionnel, on pourrait trĂšs bien voir se dĂ©velopper lâindustrie locale, Ă condition quâil y ait un marchĂ© captif. Les investisseurs veulent de la visibilitĂ© sur lâenvironnement des affaires. LĂ , ils voient plutĂŽt arriver la fermeture des unitĂ©s de production et se profiler les licenciements.â»
Pour Ă©viter cette sombre perspective, lâassociation des importateurs et celle des industriels ont adressĂ© un Ă©niĂšme courrier au ministre de lâEquipement et du Transport en formulant plusieurs propositions de nature Ă enrayer une situation prĂ©judiciable pour tous les acteurs. La balle est dĂ©sormais dans le camp du gouvernement, qui devra dire sâil continue, ou non, de fermer les yeux sur les distorsions de concurrence et le prĂ©judice qui lui est portĂ© par des importateurs et distributeurs de produits chinois peu scrupuleux. Et imposer, par exemple, aux exportateurs chinois de faire rĂ©aliser des contrĂŽles type SGS ou Veritas certifiant, avant embarquement, la conformitĂ© des produits, comme cela existe pour dâautres produits. Et aux importateurs, de prĂ©senter lesdits certificats dâexpertise au moment du dĂ©douanementâŠ
Henri Loizeau |