Peut-on vraiment parler dâart sans parler dâargent ? Ă lâheure oĂč certains prĂ©fĂšrent investir dans lâachat de tableaux plutĂŽt que dans lâimmobilier, il faut sâinterroger sur ce que valent rĂ©ellement les oeuvres de nos artistes.
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Face Ă des prix ayant littĂ©ralement flambĂ© ces derniĂšres annĂ©es, les avis divergent sensiblement. « Contrairement Ă ce qui se dit, les artistes marocains sont surcotĂ©s chez eux ; la preuve en est que la grande majoritĂ© ne jouit dâaucune existence officielle dans les salles de vente Ă lâĂ©tranger », explique lâartiste peintre Abderrahim Yamou. Celui-ci expose actuellement Ă la galerie Bernard Chauchet de Londres et ses toiles oscillent entre 2 000 et 10 000 euros. Selon lui, les prix en cours au Maroc enjolivent la rĂ©alitĂ© plus que de raison et nâont finalement rien Ă voir avec ce qui se passe hors du pays.
« Croyez-moi, lorsque je marche dans les rues de Londres ou de Paris, je nâai besoin ni de lunettes de soleil ni de garde du corps pour Ă©chapper Ă la foule de fans ou de curieux. » Des paroles qui intriguent lorsquâon entend parler dâadjudications, comme celle des oeuvres de BineBine ou de Glaoui, frĂŽlant les centaines de milliers dâeuros ou de dollars.
« Personnellement, je refuse de parler de surcotation. GrĂące Ă leur talent et Ă un certain dynamisme du marchĂ©, nos artistes sont parvenus Ă ce quâils mĂ©ritaient amplement. Ceux qui Ă©voquent une surestimation des valeurs confondent la moyenne dâun peintre sur plusieurs ventes successives (la cote) et les records que quelques-uns de ces tableaux peuvent atteindre au cours dâenchĂšres. Or, un record nâest pas du tout synonyme de surcotationâŠÂ», prĂ©cise Farid Ghazaoui, directeur de la CMOOA ventes aux enchĂšres. Une opinion Ă©galement partagĂ©e par Aziz Daki, critique dâart et propriĂ©taire de lâatelier 21. « Il est tout Ă fait normal de voir des toiles prendre de la valeur avec le temps, surtout lorsquâelles sont lâoeuvre de ceux qui ont façonnĂ© lâhistoire picturale de ce pays. En revanche, il mâest avis que les artistes qui se contentent dâapposer des prix faramineux sans raison ââapparenteââ devraient tout simplement ĂȘtre sanctionnĂ©s par les lois du marchĂ©. » Une chasse aux sorciĂšres qui sâavĂšrerait des plus ardues si elle devait vĂ©ritablement avoir lieu. Quoi de plus subjectif que lâart et son entendement chez des citoyens Ă lâengouement rĂ©el mais⊠rĂ©cent ?
Les questions pécuniaires
Si beaucoup dâartistes trouvent inopportun dâaborder les questions pĂ©cuniaires, de nombreux sites « se proposent » de le faire Ă leur place afin de renseigner les collectionneurs. Il faut compter en moyenne 5 000 Ă 6 000 euros en France pour acquĂ©rir une peinture signĂ©e Mehdi Qotbi, quand au Maroc ses toiles de 50 cmx50 cm coĂ»teraient autour de 40 000 dirhams. Et elles sont parties comme des petits pains pendant sa derniĂšre exposition Ă Loft Gallery Ă Casablanca.
Cher ? Pas tant que cela comparĂ© Ă Mahi BineBine qui culmine avec une oeuvre vendue Ă 200 000 dollars. « Lâart au Maroc est devenu une valeur refuge et sâest imposĂ© comme une option dâinvestissement Ă part entiĂšre. En dix ans, les prix de certains ont clairement Ă©tĂ© multipliĂ©s par 7 ou par 8 », Ă©nonce ce dernier. Faute de repĂšres, on relĂšve quelques aberrations mais les choses sont â paraĂźt-il â rentrĂ©es dans lâordre. « Ă un moment, il y avait vraiment tout et nâimporte quoi sur le marchĂ©, mais les maisons de vente locales ont rĂ©ussi Ă rĂ©guler la situation et Ă rassurer leur monde. Que voulez-vous, les jeunes se croient souvent obligĂ©s de brĂ»ler les Ă©tapes. Jâai dĂ» fournir beaucoup dâefforts et attendre des dĂ©cennies avant dâarriver Ă ce stade de ma carriĂšre. Câest facile de sâauto-attribuer des prix, mais rien nâest plus dur que de maintenir un niveau. »
Sâimposer Ă lâĂ©tranger
Concernant la prĂ©sence des peintres marocains Ă lâĂ©tranger, il serait erronĂ© de la rĂ©duire Ă nĂ©ant puisque bon nombre dâentre eux ont aussi rĂ©ussi Ă sâimposer hors de chez nous, Ă se faire connaĂźtre et Ă vendre parfois leurs oeuvres encore plus cher quâĂ domicile. « Ce nâest pas la premiĂšre fois que je suis amenĂ© Ă exposer le travail de Yamou. Jâai eu lâoccasion de faire connaissance avec lui et sa peinture, il y a six ans dĂ©jĂ , et jâai Ă©tĂ© conquis par lâatmosphĂšre de ses toiles », raconte le galeriste Bernard Chauchet, qui le dĂ©signe comme le peintre « qui plaĂźt le plus aux autres peintres ». Des Ă©chos favorables et une cote allant de 1 500 Ă 7 550 livres sterling Ă Londres.
Toujours dans la mĂȘme ville, lâexperte internationale en charge des ventes dâart contemporain arabe et iranien de Sothebyâs, Lina Lazar, relĂšve un engouement pour les artistes marocains : « Cela fait maintenant quatre ans que la maison organise ce type de vente. GĂ©nĂ©ralement ces opĂ©rations se tiennent Ă la mi-octobre et sont rĂ©parties entre une section moderne, oĂč sont vendues les toiles de pionniers comme Farid Belkahia entre 30 000 et 40 000 livres, et une section contemporaine avec des artistes tels que Mounir Fatmi et Hassan Hajaj, pour ne citer quâeux. » La cote du premier va de 50 000 Ă 60 000 dollars (avec un record de 90 000 dollars pour son oeuvre Al Jazira), tandis que le second se situe entre 6 000 et 10 000 dollars (avec un record de 25 000 dollars). « Entre nous, les artistes marocains que nous avons prĂ©sentĂ©s ces derniĂšres annĂ©es ont remportĂ© un grand succĂšs auprĂšs des particuliers, mais Ă©galement au niveau de fondations privĂ©es, chose qui constitue un facteur de visibilitĂ© supplĂ©mentaire », affirme lâinterface de Sothebyâs.
Plus que Paris, la capitale anglaise est devenue une plateforme de choix pour certains artistes marocains, suivie dâassez prĂšs par DubaĂŻ, qui sâimpose comme une sorte dâeldorado du monde arabe dĂ©diĂ© Ă promouvoir les talents de la rĂ©gion. « Les pays du Golfe Ă©prouvent un grand intĂ©rĂȘt pour nos artistes quâils jugent excellents et en toute objectivitĂ©, ils nâont pas tort », dixit Farid Ghazaoui. Un panarabisme en couleurs qui fera le beurre de bien dâautres encore.
Plus prĂšs de chez nous, en Tunisie, les nouvelles sont tout aussi attrayantes. « Jâai eu Ă collaborer avec quantitĂ© de grands noms (Belkahia, BellamineâŠ) et je continue de le faire. Jâexpose en ce moment les photographies de Lamia Naji que jâai dĂ©couverte via Internet et je suis Ă©galement en train de nĂ©gocier un partenariat avec Hicham Benohoud pour prĂ©senter ses oeuvres. Leurs travaux sâadressent aux connaisseurs, mais dans lâensemble le marchĂ© prend plutĂŽt bien », dĂ©clare Lylia Bensaleh, directrice de la galerie El Marsa Ă Tunis. Lorsque lâon interroge tous ces spĂ©cialistes sur un Ă©ventuel ralentissement des ventes, la rĂ©ponse est unanime : les valeurs sĂ»res sont plus que jamais Ă lâabri de la crise et sont vouĂ©es Ă une progression continue. De quoi rester optimiste lorsquâon nâest pas encore connuâŠ
Sabel Da Costa |