Pour parler littérature avec l’une des stars du Siel, autant aller dans les endroits qui inspirent les écrivains. Petite tournée des bars de Casa avec Frédéric Beigbeder.
Quand Anissa m’a parlé de votre proposition, j’ai accepté tout de suite ! » Anissa Jarrar, c’est la dircom de la Fnac dont Frédéric Beigbeder est l’invité ce week-end. Et notre proposition était honnête : faire la tournée des bars de Casa avec le dandy littéraire qui adore romancer son alcoolisme mondain. On a un créneau entre 20 h et 21 h. Ce sera juste pour un parcours fléché représentatif des débits de boisson les plus singuliers de la capitale éthylique du Maroc. Mais on fera avec. La veille, soirée de repérage intensif de Mers Sultan à la médina. On est fin prêts à jouer les guides touristiques avec Brahim et Amira. Evidemment rien ne se passera tout à fait comme prévu, mais une soirée avec Beigbeder vaut toujours le déplacement.
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Il fait le mariole
On arrive à 18 h au Morocco Mall pour écouter l’artiste disserter sur son dernier livre (Premier bilan après l’apocalypse) et son premier film (L’amour dure trois ans) devant une salle comble à l’auditorium de la Fnac. L’intervention du barbu est légère, plaisante et drôle comme il se doit. Il fait le mariole, énonce d’énormes mensonges, « je ne sais pas ce que c’est que séduire », qui font rire toute la salle et survit aux interventions agressives d’un lecteur qui lui explique que ses attaques contre le couple minent toute construction sociale.
Après le show, l’écrivain se soumet avec sourire à l’assaut d’une centaine de fans à l’affût d’une dédicace et d’une photo souvenir. « Waouuu ! Il m’a dessiné un cœur », s’écrit une gamine hystérique. Le Beigbeder 2012 cartonne auprès des lycéennes et ça ne lui déplaît pas : « Toute mon œuvre est une ode aux jeunes filles, et c’est en train de devenir réciproque. »
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« Je n’ai pas dessoûlé... »
Mais la rançon du succès, c’est qu’on est en retard sur le planning et les embouteillages à la sortie du Mall n’arrangent rien. En voiture, Frédéric assoiffé se rappelle ses premiers passages à Casa : « C’était un cocktail chez le consul avec Tahar Benjelloun, j’avais l’impression d’être remonté aux temps des colonies avec plein de serveurs en blanc. Au moment de la sortie de 99 francs, je n’ai pas dessoûlé pendant des mois, en passant d’un institut français à l’autre. »
Le personnage est campé. Si, comme tout Parisien qui se respecte, il passe sa vie à Marrakech, il aime Casablanca pour l’énergie que la ville dégage « Alors que mon pays décline, j’ai l’impression que la vie, ici, s’accélère. » Il aime aussi le décor et les ambiances steamline : « J’ai l’impression d’être dans une BD de Loustal où des gens en costumes de lin boivent des cocktails au milieu de palmiers devant une jolie fille en maillot de bain. » Casa lui rappelle Miami. Vice ? On passe justement devant le club Vice de l’hôtel Suisse. « Au moins, il y a un truc sincère ici. C’est honnête. » Et puis, Casa pour Beigbeder, c’est d’abord cette fiction qui a fait connaître la ville. « Casablanca fait rêver le monde entier grâce à un film. C’est un film assez étrange avec ces Français gros et gras qui s’éventent parce qu’ils meurent de chaud, où tout se passe dans ce bar chic et interlope, avec des femmes pures ou impures. Et cette histoire où le patron du bar amoureux fou d’une femme la laisse partir avec son mari. Du coup, ce film est inoubliable. Tout le monde a envie d’aller à Casablanca à cause d’un film bourré de clichés qui n’a pas été tourné ici. »
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Ne manque que Humphrey
Nous qui hésitions à commencer notre tournée par le Rick’s Café, pour la déco, ou le Sky Bar, pour une immersion dans la « choufouni » attitude... Let’s go to the legend. Le bar de Humphrey Bogart, reconstitué dans la médina, ravit l’écrivain. « Dans la préface du portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde écrit que la nature imite l’art. Si la vie cherche à ressembler aux œuvres d’art, c’est merveilleux. C’est bien de ressembler à la fiction. C’est plutôt bien fait, ce n’est pas Disneyland. Il ne manque que Humphrey pour nous accueillir ! »
Pendant ce temps, Ingrid Bergman est projetée sur écran avec son joli chapeau des années 40 : « Elle est jolie Ingrid avec son abat-jour sur la tête. » Et Beigbeder de révéler sa passion pour l’actrice : « Je suis tellement amoureux d’Ingrid Bergman, qu’à un moment, j’ai pensé proposer le premier rôle de mon film à sa petite-fille Eletra Rosselini. Elle est mannequin, vit à New York, c’est une sublime fille... qui refuse de faire du cinéma », soupire-il en sirotant son mojito et en suppliant Brahim de ne pas le prendre en photo avec une paille dans la bouche : pas assez viril pour la postérité. Une paille, c’est mieux dans le nez ?
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L’amour dure 3 minutes !
Il est comme ça Beigbeder, toujours à tourner en dérision le moindre instant qui passe. Dès qu’il devient sérieux, il fait le pitre. Pendant la conférence de la Fnac, il s’est interrompu plusieurs fois au milieu d’une phrase pour se demander si les œuvres d’art qui pendaient au plafond n’étaient pas les os des écrivains qui l’avaient précédé. Puis, au détour d’une question, il s’est mis à tourner sur sa chaise comme un gosse. De l’immaturité comme mode de communication. C’est étudié pour ? « J’ai peur d’ennuyer. C’est un de mes grands handicaps. J’aime sortir, j’aime la nuit car j’ai peur de m’emmerder. Et, dans mon travail, j’ai peur d’ennuyer les autres... » Amira lui fait remarquer qu’il faut pourtant s’ennuyer pour écrire... « C’est vrai, il faut savoir attendre », reconnaît-il. Mais si vous sortez tout le temps. Comment trouvez vous le temps d’écrire ? « J’écris en période de gueule de bois un peu prolongée. Après des périodes d’excès. On écrit bien quand on est un peu fatigué. La fatigue désinhibe, un certain état de lendemain de mojito favorise l’écriture », dit-il en sirotant cette fameuse boisson.
Et quand il écrit, il continue à faire le zouave. On est plié en deux en lisant un livre aussi dramatique que Windows on the world qui raconte le 11 septembre 2001 : « La vie est catastrophique. C’est une atrocité, on sait qu’on va disparaître, c’est indispensable de rire et de tourner en dérision la condition humaine. » On change de crémerie. Le portier le reconnaît et lui dit qu’il a tout faux : « L’amour ne dure pas trois ans mais trois minutes ! » Arrivés au Petit Poucet, boulevard Mohammed V, on continue à le reconnaître : pas pour ses talents d’écrivain mais pour ses passages à la télé. « C’est Canal + qui vient tourner ? », demandent les clients. On lui montre un mot de Saint-Exupéry exposé dans la salle qu’il lit à voix haute : « Merci de m’avoir frictionné, de m’avoir nourri, de m’avoir distrait. Je nous souhaite d’être bientôt parmi vous et vous serez tous sur mon vaste cœur. Saint-Ex. » Il commente : « Je pourrais dire la même chose. »
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SĂ©quence nostalgie
Il est sympa Beigbeder. Au Sphynx, le café mythique en face du Rialto, on continue à l’apostropher et à vouloir prendre une photo avec lui. Il apprécie l’endroit : « On est hors du temps, ici. Saviez-vous que le Sphynx était un bordel fréquenté par Henry Miller dans les années 30 à Paris, boulevard Edgar Quinet ? » On ne savait pas. Mais à force de visiter des endroits qui ressemblent à la France d’avant, il entonne une séquence nostalgie : « Est-ce que c’est scandaleux de dire qu’au fond de moi j’ai la nostalgie d’une période que je n’ai pas connue ? » Ah le temps des colonies... « C’était chez nous ici, chez nous en Algérie. On a dû merder à un moment. J’étais pas là mais... Avec le pétrole algérien, on n’aurait aucun problème. On a été nuls, il suffisait d’être gentil, de ne pas violer les femmes ni massacrer les gens. » L’histoire revisitée par Beigbeder, c’est quand même un poème. Mais il redevient sérieux : « Je vis dans un pays en déclin, un empire qui se désagrège depuis ma naissance et qui est, en plus, réduit à la mendicité sur les marchés financiers, à demander les bonnes notes de Standard & Poors. Je pense à ma fille qui va payer mes dettes et qui va vivre dans un pays exangue, clochardisé. »
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« Robinet à conneries »
Allez Freddy, prend une autre bière Casablanca et ça va passer. On voudrait bien continuer la tournée. On avait d’autres bonnes adresses à Mers Sultan dont une avec un casting fellinien. On voulait aussi lui montrer un soûlodrome géant où la faune et la flore semblent tout droit sorties d’un tableau expressionniste allemand. Mais il est tard et son amie Lara vient de nous rejoindre. Si on continue la visite avec elle dans les bars les plus interlopes, on risque de transformer Mers Sultan en Taza. D’ailleurs, ils ont prévu un autre after au Cabestan, une adresse recommandée par son pote Ali Baddou. « Vous allez tout garder ? Je n’ai pas trop ouvert mon robinet à conneries ? », s’inquiète l’écrivain avant de nous quitter. Mais non, on ne va pas tout publier. On en garde pour la prochaine fois...
Eric Le Braz |