Sortie de circuit, le nouveau spectacle de Touria Hadraoui, mêle la danse contemporaine au malhoun et au son de la contrebasse, démontrant qu’il existe une infinité de relations entre les différentes disciplines et les univers musicaux. Un spectacle qui permet de voir comment la poésie ancienne continue d’animer les aspirations les plus contemporaines.
Quel est le lien entre la chanteuse marocaine du malhoun, Touria Hadraoui, le contrebassiste suisse, Jacques Siron, et la danseuse contemporaine française, Geneviève Sorin ? Rien en apparence, si ce n’est que la création n’a pas de limites.
Les trois artistes ont monté un spectacle où se mélangent l’ancien et le nouveau, les univers musicaux, les disciplines. Un choix qui reflète non seulement la possible conjonction de différents arts, mais aussi la formidable évolution des différentes disciplines de nos jours.
Sortie de circuit est le nom du spectacle qui associe la chanteuse, le contrebassiste et la danseuse. « C’était une belle expérience pour moi que de m’approprier l’espace de la scène, de bouger. Ce qui est tout à fait différent de ce que j’ai l’habitude de faire lorsque je chante. Je reste plutôt statique et l’orchestre est derrière moi », confie l’artiste qui vient de rentrer de sa tournée marseillaise.
La carrière de la chanteuse a toujours évolué ainsi en tentant, à chaque fois, de nouvelles expériences. Dans son dernier album, elle avait déjà renoncé à l’orchestre traditionnel et s’était permis de chanter avec, pour seul accompagnement, le piano du virtuose Simon Nabatov.
Quelques années plus tôt, dans Arabesques, elle rompt avec la tradition et ose les rythmes africains, en compagnie du groupe guinéen, Boté Percussion. En 2007, loin de se figer dans un style, Touria Hadraoui chante en ouverture du festival Filmmuseum à Amsterdam sur une recomposition pour le célèbre film L’Atlantide (film muet français réalisé par Jacques Feyder en 1921, inspiré du roman éponyme de Pierre Benoît).
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La première femme
Touria Hadraoui voue une véritable passion au malhoun qu’elle assouvit en puisant dans la plus profonde tradition pour laisser libre cours à une interprétation contemporaine. Car il ne faut pas oublier que la chanteuse est la première femme au Maroc à avoir osé chanter le malhoun, cette poésie qui, pendant des siècles, était réservée exclusivement aux hommes.
Pourtant, l’interprète ne s’en étonne pas. « Ce patrimoine était en moi et je ne me suis jamais posé la question si c’était pour les hommes ou pour les femmes », avoue-t-elle. Cette femme moderne, militante, diplômée en philosophie, mystique, écrivaine (Une enfance marocaine, éditions Le Fennec, 1998), journaliste (pour Kalima de 1986 à 1988)… semble avoir trouvé tout ce qu’elle cherchait dans la poésie. Son univers musical évolue entre malhoun, andaloussi et chant soufi.
Touria a su faire sortir cette musique ancestrale des musées, a fouillé dans sa grammaire, questionné son sens ancien, lui a trouvé une prolongation moderne. Elle nous propose d’ailleurs une nouvelle interprétation où elle pose une voix grave, une tonalité basse qui va à l’encontre des voix cristallines auxquelles nous ont tant habitués les chanteuses de l’andaloussi.
Mais que va chercher cette femme, pourtant bien ancrée dans son temps, dans des textes si anciens ? La chanteuse avoue avoir découvert « de la modernité dans les textes anciens. Essayez de lire le malhoun, dit-elle, vous y trouverez un langage très clair, des mots simples et une dimension contemporaine », poursuit-elle.
C’est peut-être cette modernité qui a permis au texte de voyager dans le temps et dans l’espace. « Au départ, c’est ma voix et la mélodie qui ont séduit Geneviève et Jacques, et quand je leur ai expliqué la poésie, ils étaient profondément émus par son contenu. Pour eux, c’était un voyage lointain qui les a amenés au raffinement du verbe, dans une civilisation qu’ils ne connaissaient pas », raconte l’artiste.
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Un envoûtement
Il est vrai qu’on ne peut pas rester insensible à ce chant. Même le prix Nobel de littérature, Jean-Marie Gustave Le Clézio, n’a pas échappé à son envoûtement. « Touria, dit-il, interprète des chants qui viennent du plus loin de la poésie amoureuse de la Perse. Je pense que ça s’est diffusé à travers le désert, par les oasis.
 Ils portaient ce message de la vie, de la sensualité dans un monde minéral très dur. »
Ce chant maghrébin, qui a connu son âge d’or entre le XVIIIe et le XIXe siècle, vient de ces temps où les poètes étaient encore musiciens, d’où l’appellation malhoun. Ils ont autant chanté le sacré que le profane, en trois rythmes (haddari : (4/2) ; dridka : (8/6) ; gbahi : (8/5)) et en dix modes pour quelque 5 000 poèmes, dont la majorité a disparu.
Aussi, il est important de situer le malhoun dans son temps. Cela permet de le comprendre aujourd’hui. Les chants de la « jalsa » par exemple, rythmés au pas des caravanes, sont un hymne à la vie. On disait même que cela faisait oublier aux chameliers les difficultés et la chaleur de la route.
Aujourd’hui, ce sont les pas de la danseuse Geneviève Sorin qui rythment ces chants. « Cela nous a demandé trois mois de préparation, poursuit la chanteuse. Nous avons travaillé en étroite collaboration chacun ayant apporté une idée, sa pierre à l’édifice. » Le succès du trio vient du talent de chacun, mais aussi de cette cohabitation. Décor et scénographie ont fait l’objet de longues heures d’échange.
Sortie de circuit évolue entre trio, duos et solos, a capella ou à cordes pincées, avec ou sans mouvement. Touria Hadraoui y mêle malhoun, andaloussi et soufi. Un rythme et des configurations qui permettent à chaque protagoniste de participer organiquement à l’action. Avec ses chants anciens, Touria Hadraoui continue d’abreuver la scène contemporaine.
Amira-GĂ©hanne Khalfallah |