Fête de la musique, éventail de festivals et tubes de saison, mais au Maroc, quid de la rétribution des artistes au titre de la propriété intellectuelle ? Entre deux accords, silences et soupirs.
***
Un appartement et quatre garçons en création. Au troisième étage sans ascenseur d’un immeuble du centre-ville de Meknès, les membres du groupe H-Kayne sont dans leur studio d’enregistrement.
Â
Deux ou trois ordinateurs pro, un canapé et un fauteuil club en cuir rouge, pour le reste, ils ont fait simple. Le budget est serré. « Les droits d’auteur ? C’est une blague au Maroc. Nous, on ne touche rien. » Le vumètre de Hatim s’affole, le sujet énerve.
H-Kayne a fait ses gammes et son trou. Rappeurs à succès depuis près de dix ans, forts d’un Prix du meilleur groupe de rap en 2003, de concerts en France, en Espagne et d’un public acquis. Fin mai, ils offraient une tournée unique au Maroc comme ambassadeurs de bonne volonté auprès de la jeunesse dans un programme du PNUD.
« Notre popularité au service de la lutte contre la pauvreté. C’est un vrai plaisir mais c’est la seule œuvre caritative qu’on peut se permettre : on passe à la télé, à la radio, on est diffusés en discothèque, les gens pensent qu’on roule sur l’or, et demain je ne sais pas si je vais pouvoir payer mon loyer !
Si on ne fait pas très, très rapidement des dates, on est à sec. Fini. » Toute l’année, H-Kayne joue les fourmis, obligé de faire son blé pendant l’été : le groupe ne vit que de la scène, dont les prix varient autant que celui de la tomate en période de ramadan. 25 000 dirhams minimum, mieux si affinités avec l’organisateur selon la soirée et le pays.
« Pour vivre à l’année en touchant trois fois le SMIC, il faut qu’on fasse une vingtaine de dates. Mais cela fait quatre mois qu’on n’a pas fait de concert. Tout peut s’arrêter du jour au lendemain. » Le quotidien est déjà délicat : Hatim s’est gentiment vu refuser un prêt bancaire de 300 000 dirhams pour acheter un appartement. « Il n’y a pas de statut ! Artiste, c’est, comment dire... C’est rien. Rien du tout », résume-t-il en riant. Le Bureau marocain du droit d’auteur est pourtant là pour cela. Alors, H-Kayne ? (*)
Silence, on pense
Les droits d’auteur ne sont pas un bonus, sorte de lucratif privilège réservé aux artistes pour gagner plus. Outre la protection de l’intégrité des œuvres, il s’agit de rémunérer les auteurs en fonction de leur productivité.
Plus une chanson a du succès, plus elle profite aux radios, télévisions et autres diffuseurs (discothèques, bars, restaurants, etc.) pour assurer l’ambiance, plus le créateur a sa part à prendre. Un système légalisé et exclusivement géré au Maroc par le BMDA, le Bureau marocain du droit d’auteur. C’est là que le bât blesse et que les interférences commencent.
Le BMDA existe depuis le 8 mars 1965. En 2004, il n’est qu’un « gendarme sans arme » selon la pourtant très officielle MAP et jusqu’en 2007, silence, on pense.
Il y a quatre ans, les radios et télévisions indépendantes montent leur association (ARTI) et se mettent d’accord sur un paiement des droits d’auteur : 4%. L’accord, tout en souplesse, n’est signé avec le BMDA que deux ans plus tard, le 17 février 2009.
La première année, les diffuseurs verseront 2% de leurs recettes publicitaires au Bureau, 3% la deuxième année, puis 4% la troisième année. Pour redistribuer leur part aux artistes, radios et télévisions doivent fournir la liste complète, à l’année, de leur programmation musicale. A l’époque, un journaliste s’inquiète de la « quantité de données dont le traitement va forcément nécessiter un logiciel »... c’est dire si l’on part de loin.
Aujourd’hui ? C’est encore pire que les impôts : « Il n’y a absolument aucun contrôle donc aucun risque pour les diffuseurs à ne pas tout déclarer ! », se pince Mouna Ennajbi, directrice commerciale chez Platinium Music. Les maisons de disque participent elles aussi à la « redevance » BMDA : « Nous payons 1,44 DH HT par CD fabriqué.
Mais là encore, sans contrôle, vous imaginez bien que certains producteurs falsifient leur déclaration. En fait, j’aimerais bien travailler au BMDA. Pour que ça bouge. Là , c’est juste énervant ! » Preuve que le recouvrement, nerf de la guerre, n’est pas sous contrôle.
Mais le Bureau, administration publique, peut toujours compter sur la collaboration exemplaire de la SNRT et 2M. Ou pas. Leur versement annuel n’aurait étonnamment pas dépassé 1% de leurs recettes publicitaires, ce qui ferait au regard de la loi des 4% une perte de 3 millions et demi de dirhams pour le BMDA.
En 2010, le Bureau obtient du ministère de la Communication un « soutien financier » de 13 millions de dirhams pour 2010-2012 afin de « lutter efficacement contre le piratage et d’augmenter le niveau de recouvrement pour améliorer la rétribution des artistes ».
Une commission est annoncée pour « élaborer des plans d’action » et présenter le budget annuel du bureau avant le 30 juin. En septembre, Younes Boumehdi, le directeur général de Hit Radio et secrétaire général de l’ARTI fait le point : « Le BMDA ne publie pas la clef de répartition des montant qu’il reçoit, ni le prélèvement qu’il opère pour ses frais de gestion. » Au BMDA, silence radio, les journalistes n’entendent que la musique du standard.
33 tours et puis s’en vont
Tentons donc l’expérience. www.bmda.org.ma, rubrique « contact », le numéro est en ligne. Il est faux. Après cinq transferts, de service en service, au ministère de la Communication et un appel en maison de disque, nous finissons par l’obtenir. Veuillez donc noter si besoin : 05 37 77 09 89.
Aucune réponse pendant deux jours, le troisième, la ligne est occupée, c’est presque bon signe. Il y a quelqu’un. Mais au final, pas plus de réponse que de droits d’auteur. Quant au site Internet, la qualité est aussi bonne qu’un vieux vinyle.
Le plaisir en moins. A la une, découvrez les « news » d’avril 2009 (!), puis n’hésitez pas à vous informer auprès des rubriques totalement vides intitulées « Textes officiels », « Plan d’action » ou « BMDA » pour rejoindre les 798 personnes qui se sont connectées avant vous. Si vous êtes artistes, n’essayez pas d’adhérer en ligne, c’est impossible. En 2010, à peine 20% des artistes marocains étaient ainsi inscrits au Bureau.
« En 2005, après le succès de notre deuxième album, nous avons décidé de nous enregistrer, raconte H-Kayne. Arrivés au Bureau : quatre ordinateurs poussiéreux. On a discuté avec Hoba Hoba Spirit qui venait de toucher 2 000 dirhams pour un an de diffusion : on ne s’est jamais inscrit ! »
Et toujours personne pour éclairer nos lanternes sur le fonctionnement précis de la rétribution. « Une chose est sûre, ceux qui perçoivent des droits sont ceux qui réclament et se déplacent. Le BMDA n’envoie aucun courrier, et certainement pas la liste de diffusion concernant les artistes. Or légalement, le Bureau la connaît, non ? » Ironie affichée de Mouna Ennajbi.
Mais l’autre problème est : qui connaît le Bureau ? De discothèques en bars branchés, de spas en salons de coiffure, personne n’aurait jamais vu débarquer un inspecteur des droits d’auteur. La loi sur la surveillance des lieux publics émettant de la musique est pourtant inscrite dans le Dahir n°1-00-20 du 15 février 2000. Un argument de plus pour les artistes déserteurs du BMDA.
Pirates, à l’abordage !
Ce bureau brumeux devait être le fer de lance de la culture nationale. Voilà officiellement 46 ans que l’organisme, chargé de promouvoir les artistes marocains, est en mission contre le piratage. Bon boulot : le taux de films et de CD piratés a atteint 93% en 2010.
Même une maison de disque comme Platinium Music, partenaire des mastodontes étrangers Universal et Emi, est en perte de vitesse. « On n’en peut plus de chercher des solutions », s’énerve à peine Assia Najmi, responsable du pôle production et artistique. « Vendre nos CD avec une qualité de son inimitable par les pirates, en s’alignant sur leurs tarifs ? Même là , on ne s’en sort pas.
On ne fabrique plus qu’un produit par an, au lieu des deux ou trois habituels. » Quant aux studios d’enregistrement au Maroc, leur nombre a quasiment été divisé par dix en cinq ans et se compte désormais sur les doigts d’une main. A raison de 1 500 dirhams, en moyenne, la journée d’enregistrement (hors honoraires des musiciens, des ingénieurs du son, etc.), l’affaire n’est plus rentable pour personne.
Résumons. Pas de droits d’auteur ni de mirobolantes ventes de disques, donc moins de budget, moins de production, moins de diffusion, moins de promotion, moins de nouvelles créations. Vertigineux.
Mais que fait la police artistique ? Le coup de grâce tombe en janvier. Quand la presse annonce la création à Témara du Centre marocain des droits d’auteur et droits voisins, en présence de personnalités du monde de l’art et du patrimoine, pour promouvoir... les droits d’auteur. En attendant de savoir s’il s’agit d’un dénigrement public du BMDA après des années de sabotage, les professionnels de la musique se débrouillent.
Artiste et négafa, même combat. « Il n’y a aucune différence ! On gagne de l’argent comme elles font des mariages. » Venant d’un rappeur, la comparaison est assez déconcertante, mais juste. Dans les deux cas, l’emploi est saisonnier, pas de visibilité à l’année et les contrats ponctuels fonctionnent au bouche-à -oreille. Les meilleurs auront des engagements pour les grandes soirées, comptez 140 000 dirhams en ce moment pour le chanteur Mohamed El Ghaoui.
Système D
Ce système a déjà transformé la scène musicale marocaine. La jeune génération n’ayant pas de problème d’ordinateurs et de logiciels, elle a appris à s’autoproduire, qu’il s’agisse du raï, du chaâbi, de la fusion, du hip-hop ou du rap.
Hicham Jamil, jeune réalisateur trentenaire, tourne ses clips avec un appareil photo-vidéo haute définition. Une miniboîte, dix fois plus petite et moins chère qu’une caméra professionnelle. Une fois ses images retouchées, quelques effets, et la bande son posée, le travail est impeccable.
Le système D rend créatif, c’est déjà ça. Itoubmusic.com en est un autre exemple : ce site légal de téléchargement a été créé par les producteurs Clic Agency et Clic Records pour assurer la diffusion de leurs propres artistes et tenter d’affaiblir le piratage.
La plateforme comptait 40 000 inscrits dès sa mise en ligne en février 2007. Le marché existe donc, la création musicale marocaine aussi, mais ce n’est définitivement pas du côté du BMDA que les artistes se tournent pour trouver de l’argent. Les plus exportés s’adressent à la voisine française, la Sacem, comme le font Malek, Hoba Hoba Spirit ou H-Kayne, tant qu’ils sont diffusés sur les radios de l’Hexagone.
Mais certains ont bien failli ne pas avoir les moyens de continuer. « En 2008, après un passage à Mawazine, Darga, Hoba Hoba Spirit, Joudia, Mazagan et nous (H-Kayne) avons reçu 250 000 dirhams chacun et la possibilité de tourner un clip en studio. Mais ce n’est pas le Festival qui a payé. »
Qui donc alors ? Le roi qui a « ordonné l’octroi d’un don en guise d’encouragement ». Un sacré coup de pouce, aussi profitable que les 30 000 dirhams par mois que touche désormais Nass El Ghiwane en guise de retraite.
A l’époque, H-Kayne s’était offert un studio d’enregistrement à Meknès, celui dans lequel nous venons de discuter droits d’auteur et « galères ». Discuter de la défaillance d’un système dont les jalons sont pourtant posés depuis des lustres. Le fond reste obscur mais le son, lui, aura fait la fête le 21 juin. « Jour de deuil », conclut Assia Najmi.
Maud Ninauve
(*) H-Kayne : que se passe-t-il ? |