Réunissant des femmes du douar Alma, dans la région d’Agadir, « Il était une fois… Talaït » a été un franc succès. Au grand bonheur des artistes et de leurs mentors.
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Une galerie bien connue de Casablanca, des talents naissants qui participent pour la première fois à une exposition collective, un vernissage où se retrouvent amateurs d’art, journalistes, artistes et curieux : rien qui sorte de l’ordinaire.
Et pourtant, avec un léger twist, ces mêmes ingrédients ont donné le vernissage tout à fait étonnant de l’exposition « Il était une fois… Talaït », organisé gracieusement par la galerie Nadar, le 8 juin.
Ce soir-là , la galerie croule littéralement sous les toiles et les dessins. Il y en a sur les murs, bien entendu, mais également par terre, en pile sur des tables, et encore quelques dizaines dans le bureau.
A l’évidence, les œuvres ont été influencées par trois styles distincts. On relève cependant un fil conducteur : rares sont les toiles totalement exemptes de calligraphie. Cette technique est chère aux artistes qui exposent.
Alphabétisation
Car elles sont 14 femmes, qui vivent toutes dans le douar Alma, niché à flanc de montagne, près d’Agadir. Elles ont entre 24 et 55 ans, certaines sont célibataires, d’autres mariées ou mêmes veuves. Mais surtout, il y a encore peu de temps, elles étaient analphabètes. La calligraphie témoigne donc pour elles de l’importance de leur apprentissage de la lecture.
Alphabétisées par la fondation Zakoura Education, elles ont ensuite bénéficié grâce à l’association Kane Ya Makane – et à son projet « Talents de femmes » –, d’ateliers d’arts plastiques avec Ahmed El Hayani, Aziz Nadi et Tibari Kantour. D’ailleurs, c’est à l’occasion de l’atelier de Tibari Kantour, en octobre dernier, que nous avons découvert les artistes d’Alma (voir actuel n°69-70).
Trac et fierté
Quelques minutes avant l’arrivée des invités, six d’entre elles attendent avec impatience, et un certain trac, l’inauguration du vernissage. Il y a Malika Dadsi qui, après leur avoir dispensé des cours d’alphabétisation, est désormais la présidente de la coopérative qu’elles ont créée, Talaït (la grappe).
Fadma Aglif, la trésorière de Talaït et l’une des artistes les plus douées du douar, filme la scène, comme à son habitude, pour être sûre de ne rien oublier. Sont venues aussi Halima Achbou, la secrétaire générale, la timide Fatima Akaray, ainsi que Rokiya Abouzid et Aïcha Momo, les doyennes.
Elles sont conscientes de représenter les autres femmes, qui n’ont pas pu venir parce que leur père, ou mari, s’y est opposé, ou parce qu’elles n’avaient personne pour s’occuper de leurs enfants, ou encore parce qu’elles travaillent... Pour la première fois, elles voient leurs œuvres encadrées, et elles « les trouvent belles ». Elles sont particulièrement excitées, le trac le disputant à la fierté. Gloussements de plaisir et rougissements.
Engouement pur et simple
La galerie se remplit en quelques instants. Une affluence comme on en voit rarement lors d’expositions d’artistes inconnus. Mais le plus surprenant reste les réactions des invités du vernissage. Car beaucoup sont venus pour soutenir la belle initiative de Kane Ya Makane et de sa présidente, Mounia Benchekroun, et pour encourager les femmes de « la grappe ».
Cependant, mercredi soir, leurs élans philanthropiques laissent rapidement place à un engouement pur et simple pour des tableaux qui s’avèrent être bien plus que de « jolis dessins », des toiles « naïves », ou encore de simples « copies » des œuvres de leurs mentors.
Amicales « querelles »
Hassan, un amateur d’art habitué des vernissages de la galerie Nadar, résume ainsi la situation : « C’est génial ! Au début, j’ai eu un rapport difficile avec les œuvres car elles sont toutes très personnelles, sans véritable règle d’ensemble.
Et évidemment, l’histoire de ces toiles est touchante, enthousiasmante. Mais il y a surtout les émotions qui transparaissent dans les tableaux et le plaisir manifeste que les artistes ont pris à calligraphier les toiles après avoir passé des mois à apprendre à écrire » !
En effet, en naviguant à travers la foule des invités, de plus en plus nombreux, on entend fuser les commentaires et exclamations : « C’est étonnant ! Quelle profondeur ! Aucun tableau ne ressemble vraiment à un autre ! »
Hassan pointe ensuite du doigt une toile de Fadma Aglif, qu’il compte bien acheter. Il a intérêt à vite se décider. Les œuvres partent « comme des petits pains ». Et si le travail de Fadma Aglif semble le plus populaire, chaque artiste à ses propres fans.
Quelques toiles font même l’objet d’amicales « querelles » entre amateurs. Une invitée se plaint en souriant mi-figue, mi-raisin : « Mes quatre toiles préférées étaient déjà réservées, pourtant, je suis arrivée tôt ! » Galamment, l’heureux acheteur qui l’avait devancée finit par lui en concéder une.
Pour deux invités en particulier, le vernissage revêt un intérêt différent. Ce sont Tibari Kantour et Ahmed El Hayani. « C’est bien, elles ont travaillé la technique. Il faut qu’elles continuent », commente Tibari, toujours critique envers ses étudiantes ! Pressé de choisir une œuvre, il hésite.
« Je préfère peut-être celles avec de la calligraphie », dit-il avant de se diriger vers les toiles indéniablement inspirées de sa technique, intégrant des monotypes teints et des collages. « Sur celles-ci, elles ont travaillé avec des couleur chaudes, et ce type de couleur m’attire », précise-t-il. En regardant une toile « incendiaire » de Fadma Aglif, il sourit : « J’aime la chaleur qui s’en dégage. »
Chaque style a sa « star »
Pour Ahmed El Hayani, même dilemme : « C’est trop dur de choisir, j’ai plusieurs toiles préférées, chaque style à sa “star”. Le plus important, c’est que les femmes sont désormais capables de savoir où elles en sont, et ce qu’elles veulent exprimer. »
Les femmes d’Alma savent mixer les techniques. On peut retrouver, sur un même tableau, de la calligraphie, la fluidité du pinceau de Hayani qui s’oppose à des éléments plus rigides « à la Aziz Nadi », le tout avec une touche personnelle : symboles amazighs, personnages et animaux naïfs…
Une porte sur l’avenir
Les artistes, au fur et à mesure que la soirée avance, reçoivent des compliments, et imaginent déjà la réaction du douar – plutôt sceptique jusque-là  – à la vue des photos de l’exposition. Elles perdent leur timidité initiale, mais la retrouvent quand on leur demande d’expliquer leur travail.
Seules Fadma, Malika et Halima osent raconter ce qu’elles ont voulu montrer dans leurs toiles. Hayani doit aller à la rescousse de Fatima Akaray, muette devant son tableau, pourtant très riche, qui représente une grande porte surmontée de sept clés. « La porte ouvre sur l’avenir, et il ne faut pas moins de sept clés pour l’ouvrir.
La partie inférieure de la toile, avec des motifs serrés de tapis, figure “l’intérieur”, l’univers fermé (et rigide) de la maison pour une femme. Au contraire, sur la moitié supérieure du tableau, au-delà de la porte et des clés, règnent des mouvements fluides. Ce mouvement s’oppose à la stabilité de la maison.
En plus, il y a un véritable sens de la perspective, et on retrouve l’influence de la nature : ces grands mouvements fluides semblent s’inspirer de l’environnement montagneux dans lequel elles vivent. »
Tout un symbolisme et un univers que les femmes on su traduire dans leurs œuvres, et la clé du succès d’une exposition qui a « totalisé 200 000  dirhams dont 60% reviennent à la coopérative », annonce avec un sourire ravi Mounia Benchekroun de Kan Ya Makane. De quoi rentrer au douar en véritables plasticiennes, qui peuvent commencer à vivre de leur art…
Amanda Chapon |