Dans la programmation de Mawazine, peuvent parfois se glisser des chanteurs engagés et subversifs.
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Pour s’en convaincre, il fallait cette année assister à l’excellent concert livré par le chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly : dans une ambiance survoltée, servie par des airs entêtants et des paroles militantes, les spectateurs ont accompagné de leurs cris et de leurs applaudissements les injonctions qui ont ponctué la soirée.
Ainsi, pour clore le titre Viens voir : « Ceci est une invitation à tous ceux qui veulent parler de l’Afrique. Ils sont les bienvenus parce que nous, nous ne leur refusons pas de visas ! » Immense clameur dans le public.
Un peu plus tard : « Ils ont enseigné l’histoire du monde entier à l’Afrique, mais ont refusé d’enseigner l’histoire de l’Afrique au reste du monde. » Même ferveur parmi la foule. Le tout enrobé d’un message d’espoir : « Loin de nous l’idée d’inviter les jeunes à quitter l’Afrique.
Nous voulons faire de ce continent un paradis. L’Afrique est un continent d’avenir, un continent où tout reste à faire », hurle Tiken Jah Fakoly. A Rabat comme à Paris, où il donnera un concert le 18 juin à Bercy, point d’orgue d’une Semaine de la solidarité qu’il organise pour rappeler que « l’histoire de l’Afrique ne commence pas avec l’esclavage et la colonisation », Tiken Jah Fakoly chante plus que jamais ce continent « qui se réveille, qui n’a plus envie de dormir ». Et dont il nous parle avec confiance.
Votre concert à Rabat s’est déroulé le 25 mai, Journée mondiale de l’Afrique. Est-ce un symbole encore important aujourd’hui, selon vous ?
C’est un symbole très important, car le continent africain est en train d’écrire son histoire. Et dans l’écriture de cette histoire, il y a un paragraphe dans lequel l’Afrique est en train de se réveiller. Je dirais que le fait que nous soyons là aujourd’hui tombe plutôt bien, car nous sommes un peu les porte-parole de ce continent.
African Revolution, votre dernier album, est beaucoup moins imprégné d’un reggae traditionnel, prenant une couleur musicale plus africaine. Après dix albums, était-ce là une volonté de surprendre votre public ?
J’avais effectivement envie de surprendre mon public. Mais j’avais aussi envie avec cet album de sortir de la monotonie et de donner une autre couleur au reggae. Le reggae est né en Jamaïque, et les Jamaïquains sont venus d’Afrique. C’est pourquoi on s’est dit qu’ajouter des instruments africains devait coller : on a décidé d’ajouter de la kora, du balafon, du soko… C’est un retour aux sources, important dans le sens où il permet à l’Afrique d’apporter sa contribution au reggae.
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Sorti en octobre dernier, quelques semaines à peine avant l’éclosion du Printemps arabe, le titre de l’album African Revolution semble presque prémonitoire. Pensez-vous que ces soulèvements dans les pays arabes peuvent inspirer le continent africain ?
Bien sûr. Tout comme la Tunisie, l’Afrique se trouve dans un processus normal. Cela fait seulement cinquante ans que nous avons été libérés de la colonisation. Nous avons donc besoin d’un peu de temps, d’autant que nous avons été maintenus pendant cinquante ans dans l’ignorance, en raison des médias d’Etat.
Mais la mentalité des peuples commence à changer. Aujourd’hui, avec Internet, la jeunesse a la possibilité de s’informer et d’avoir accès à des voix alternatives, de vérifier si ce qu’on leur dit à la télévision est vrai.
Je pense que le moment est arrivé. Et c’est effectivement une sacrée coïncidence : l’album s’appelle African Revolution et est sorti fin 2010. En 2011, ces révolutions commencent : c’est la preuve du réveil du peuple africain. Quand on fait le tour de l’Afrique, les peuples ont les mêmes problèmes.
Et lorsque dans un pays, un peuple réclame ses droits, ce vent soufflera obligatoirement dans le reste de l’Afrique, peut-être dans une dizaine d’années. Dans les pays du Maghreb, le taux d’alphabétisation est plus élevé qu’en Afrique noire. Nous pensons que lorsque le taux d’éducation sera plus élevé, le peuple se rendra compte que c’est lui qui a le pouvoir.
Il faut continuer cette révolution, mais intelligemment, par l’éducation. C’est pourquoi nous avons développé le concept « 1 concert, 1 école ». En donnant parfois des concerts dans le but de construire des écoles, c’est notre contribution et notre manière d’être en accord avec notre message.
Vous critiquez beaucoup dans vos chansons le néo-colonialisme. Quelle est votre position sur l’intervention occidentale et notamment française en Côte d’Ivoire ? Fallait-il en arriver là ?
Vous savez, je suis l’un des artistes qui a très tôt dénoncé l’ingérence occidentale dans les affaires africaines. (Il chante) : « La politique France Africa, c’est du blaguer tuer. » C’était en 2002. Depuis longtemps, nous dénonçons cette ingérence car nous considérons que tant qu’elle existera, nous n’aurons reçu que la photocopie de l’indépendance, alors que nous avons besoin de la copie originale.
C’est une ingérence qui dérange. Souvenez-vous : lorsqu’au Rwanda, les Occidentaux se sont enfuis avec leurs ressortissants, laissant les Rwandais s’entretuer, cela a été critiqué par le monde entier.
En Côte d’Ivoire, nous étions bloqués pendant trois mois. Pendant ces trois mois, des gens mourraient dans les hôpitaux... Les Ivoiriens avaient pourtant voté, un candidat avait gagné les élections, mais des gens ont décidé de tordre le cou à la démocratie.
Comme il fallait débloquer cette situation, il y a donc eu cette intervention des Nations unies à travers les soldats français. Tout combat contre l’ingérence des pays occidentaux ne pourra être gagné dans la division. Je ne me donne pas raison, mais c’est mon opinion.
Vous reconnaissez-vous des pairs, d’autres artistes qui portent les mêmes messages que vous ?
Il y a beaucoup d’artistes qui font du rap ou du reggae, et qui portent le même message. Le grand frère Alpha Blondy, mais aussi Lucky Philip Dube, paix à son âme, chanteur sud-africain assassiné, ou encore Didier Awadi au Sénégal… Il y a de nombreux jeunes en Côte d’Ivoire qui n’ont pas la chance d’être connus sur le plan international comme nous.
Mais je pense que les artistes essaient de porter ce message très important : que l’Afrique soit unie. Car l’Afrique unie gagnera tous les combats. Nous avons toutes les matières premières dont les pays occidentaux ont besoin pour continuer leur développement.
Que ferait la France sans l’uranium du Niger ? La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao : 40 % de la production mondiale. Pour ne citer que ces deux pays. Une fois que nous mettrons toutes nos économies ensemble, toutes nos forces ensemble, nous gagnerons tous les combats. Notre unité est indispensable. Et c’est ce message-là que les artistes portent aujourd’hui.
En reggae, vous revendiquez votre filiation avec Bob Marley, mais aussi Burning Spear. Quelles sont vos autres influences ?
Je suis du peuple mandingue, et j’ai été inspiré par des gens comme Salif Keita ou Mory Kante. Ma manière de chanter et mes mélodies viennent de là , ce sont celles que mon père écoutait. En matière de reggae, il y a Burning Spear et Bob Marley, bien sûr. Burning Spear pour mon attachement à l’histoire car un peuple sans histoire est comme un arbre sans racines. C’est un peu ce message-là que j’essaie de faire passer.
Ce dont vous êtes le plus fier aujourd’hui ?
Le fait d’avoir dans mon pays - avec toutes les crises qui s’y passent aujourd’hui - attiré, il y a dix ans, l’attention des autorités et des populations. Il y a dix ans, je chantais déjà « Le pays va mal », « Plus jamais ça ».
Il y a peut-être six ans, je chantais : « Quitte le pouvoir »… Je suis vraiment fier de ça. Malheureusement, à la fin, on se rend compte que le peuple a dansé mais n’a pas forcément écouté le message, et c’est quelque chose qui fait mal. Mais je pense que désormais, lorsque les artistes chanteront, nous serons écoutés.
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