Enfin un ouvrage qui retrace le parcours du groupe le plus engagé du Maroc ! Témoignages et contenu de qualité, photos d’archives, le livre est un régal pour les amateurs de fusion et de textes à la fois poétiques et rebelles.
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Ils ont traversé les générations avec sérénité, injecté du rock dans les musiques traditionnelles marocaines sans synthétiseur ni guitare, et donné un sens nouveau à la darija avec des textes à la fois poétiques et rebelles. Aujourd’hui, le mythe a ses archives dans un beau livre confectionné avec passion ; Nass El Ghiwane ont pour eux l’éternité. « Je ne peux qu’applaudir ce genre d’initiative », déclare Ahmed El Maânouni.
« Dans le monde arabe, on n’écrit pas. Avant il y avait la tradition orale ; avec cet ouvrage, la chaîne de transmission ne sera pas coupée. J’ai réalisé un documentaire Maroc-France : une histoire commune, et j’ai été marqué par les paroles d’un témoin qui m’a dit que les Français, en 44 ans, ont tout écrit sur le Maroc ; et tout ce qu’ils ont écrit en 44 ans, on ne l’a pas fait depuis l’indépendance. » Ahmed El Maânouni a réalisé, en 1981, Transes, un documentaire « fascinant » d’après Martin Scorsese sur le phénomène Nass El Ghiwane.
Le cinéaste américain est « tombé » sur ce documentaire au début des années quatre-vingt et a fait appel au groupe Nass El Ghiwane en 1988 pour l’autoriser à utiliser la chanson Ya Sah dans son film, La dernière tentation du Christ.
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Des témoignages émouvants
C’est le cinéaste américain qui signe la préface du livre, à la fois sobre et émouvante. « La musique m’ouvrait un univers entier. Elle paraissait tout à fait moderne et ancienne en même temps… Le groupe chantait sa nation, ses gens, leurs croyances, leurs souffrances, leurs prières… », écrit le cinéaste. Martin Scorsese a répondu favorablement aux éditrices quand elles l’ont sollicité pour préfacer l’ouvrage. Il est resté en contact avec elles par l’intermédiaire de son collaborateur Kent Jones qui est devenu leur interlocuteur. Certes, le cinéaste a pris son temps pour écrire son texte, mais « cela valait la peine d’attendre, c’est un très bel hommage qu’il a rendu à Nass El Ghiwane », confie Karine Joseph des éditions du Sirocco. Le témoignage de Moulay Abdelaziz Tahiri est tout aussi précieux, puisqu’il a été membre fondateur du groupe avant de l’être pour Jil Jilala. Il nous fait découvrir la genèse du groupe, leur rencontre, leurs premiers pas, leurs premiers concerts dans des restaurants et cinémas. « En 1973, nous avons enregistré à Paris le premier album, Essiniya, et Polydor nous a rapidement remis un disque d’or, c’était une grande fierté pour nous », écrit-il. Et ce n’était que le début ! Très vite, le groupe est devenu le porte-parole des « sans voix ». « Être un Ghiwane, c’est d’abord une coutume ancestrale qui permet à des gens, reconnus pour leur probité, de décrire avec simplicité le quotidien de la vie et les maux des gens, à travers les mots et la gestuelle. Ces chantres et troubadours transmettaient, de douar en douar, leur sagesse grâce aux seuls moyens en leur possession : le théâtre sous la forme de la halqa et la chanson », témoigne Khalid Benslimane, auteur. Et le dramaturge Tayeb Saddiki, qui dirigeait le théâtre municipal, dans les années soixante-dix, se souvient : « Il y avait d’abord Omar Sayed, grand artiste devant l’éternel et merveilleux compagnon. Il y avait aussi Batma. Génial batteur et chanteur. Il n’avait qu’un défaut, il croyait fermement qu’il était l’époux légitime de Aïcha Qandicha. »
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Participer à l’évolution des mentalités
Connus et reconnus par tous, ce qui a caractérisé les membres du groupe à travers le temps, c’est un esprit. Empreints de modestie, déconnectés des vertiges de la célébrité, les Nass El Ghiwane ont toujours été un peu de la famille des Marocains, ceux qui comprennent et chantent sur des rythmes de transe les affres de l’existence, et qui, par là même mettent un baume sur les blessures. C’est ce qui a caractérisé la substance première de leur art. Qualifiés de « Rolling Stones de l’Afrique » par Martin Scorsese, décorés chevaliers des Arts et des Lettres en 2010 par Frédéric Mitterrand, ils n’ont jamais rien eu à prouver. Leur âme a rayonné et ils peuvent se targuer d’avoir participé à l’évolution des mentalités au Maroc. Aujourd’hui encore les nouvelles générations les écoutent et s’en inspirent.
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Un héritage indiscutable
Dominique Caubet, auteure du film documentaire Casanayda avec Farida Belyazid, montre la filiation des jeunes générations musicales marocaines avec Nass El Ghiwane et met ainsi en évidence l’héritage indiscutable transmis par ces derniers (et souvent même affiché, revendiqué par les groupes de la Nayda). «Les jeunes d’aujourd’hui sont les enfants et les petits-enfants de ceux qui avaient 20 ans dans les années soixante-dix et qui ont réussi à transmettre les chansons des Ghiwane à la génération actuelle. Aujourd’hui, des jeunes de 20 ans connaissent encore par cœur les textes qui ont bercé leur enfance. Malgré les années… il semble que ces textes poétiques et imagés parlent encore aux enfants de la Nayda. »
Bigg le dit explicitement dans sa chanson Bladi blad : « Kima galou el Ghiwane, âaychin âicht debbana f labtana » (Comme l’ont dit les Ghiwane, nous vivons comme des mouches sur une peau de mouton). Les musiciens du groupe Hoba Hoba Spirit, quant à eux, reprennent l’un des titres cultes de Nass El Ghiwane, Fine ghadi biya khouya. La relève est assurée, preuve qu’ils ont marqué leur siècle.
B.T. |
Citation 1
« Ami, je suis au cœur de la tourmente. J’ai lâché du lest sans que cesse la tourmente. » Nass El Ghiwane, Extrait de Ya Sah
Citation 2
« Le groupe chantait sa nation, ses gens, leurs croyances, leurs souffrances, leurs prières… »
Citation 3
Ils ont été qualifiés de « Rolling Stones de l’Afrique » par Martin Scorsese. |
« Aujourd’hui, le livre existe et la plus grande récompense a été de voir l’émotion des Ghiwane »
Karine Joseph, des éditions du Sirocco, a entrepris cette aventure avec passion. Epaulée par Omar Sayed, en coédition avec Senso Unico, et avec le soutien d’un sponsor aussi enthousiaste qu’elle, la Fondation de la BMCI, elle a réussi à réaliser un ouvrage qui dorénavant fera référence.
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Comment est née cette aventure ?
L’idée date de plusieurs années. Nous avons tous écouté à un moment ou un autre Nass El Ghiwane au Maroc. Un jour, j’ai lu un article qui raconte leur histoire, et leur parcours exceptionnel m’a inspiré l’idée du livre. Cela m’a fait un peu peur, étant donné l’ampleur de la tâche. J’ai commencé par collecter des informations sur le Net et une fois imprégnée par leur histoire, il y a eu la décision de coédition avec Senso Unico. A nous deux, nous étions plus fortes pour le réaliser.
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Par quoi avez-vous commencé ?
Nous avons commencé par voir Transes d’Ahmed El Maânouni. La page Facebook des fans de Nass El Ghiwane est également une bonne source d’informations. Nous avons pris des contacts avec les relations du groupe. Cela nous a pris un an uniquement pour la collecte des informations.
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Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour réaliser ce projet ?
La matière existait mais était éparpillée et les Ghiwane n’ont pas d’archives. Ils n’ont rien gardé, ni affiches, ni photos, surtout pour la période des seventies. Les traductions nous posaient problème aussi. Il fallait que les arabophones puissent avoir des textes en arabe. Le livre est un vrai collectif, textes, témoignages. Nous avons eu la chance d’avoir accès à la traduction en français des textes des chansons.
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Quels sont les témoignages que vous trouvez les plus touchants ?
Celui d’Ahmed El Maânouni qui est spontané. Et celui de Moulay Abdelaziz Tahiri, qui est membre fondateur du groupe et qui raconte les débuts et la genèse de Nass El Ghiwane. La préface de Martin Scorsese, qui est d’une grande sobriété, est très belle aussi. Mais nous n’avons pas pu contacter tout le monde, c’est pour cela que nous envisageons dès à présent la possibilité d’éditer un deuxième tome.
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Deux prix, deux publics pour cet ouvrage ?
Etant donné que Nass El Ghiwane sont aimés et représentent un mythe pour plusieurs générations, le but était que le livre soit accessible. Par ailleurs, il fallait aussi qu’il soit beau, puisqu’il célèbre l’anniversaire des 40 ans, et aussi qu’il soit un ouvrage de référence. Donc, il fallait réaliser un beau livre pas trop coûteux. Quand la Fondation de la BMCI a décidé de soutenir le livre, cela a été une véritable aubaine. Nous avons pu faire des traductions, puisque dans le livre, il y a des textes en français, en arabe et en anglais.
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Et vous avez atteint votre but ?
Il existe une version luxueuse à 1 600 dir-hams. L’autre version, à 350 dirhams, a l’avantage d’être exactement la même, mais avec une couverture à reliure souple et sans coffret. Maintenant, il est vrai que même à ce prix, le livre reste cher.
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Vous êtes donc satisfaite du résultat ?
Aujourd’hui, le livre existe et la plus grande récompense a été de voir l’émotion des Ghiwane. Grâce à eux, nous avons vécu une année passionnante.
Propos recueillis par Bahaa Trabelsi |
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