Ils sont jeunes et enthousiastes, osent s’affirmer, esquissant les premières ébauches de la liberté d’expression à travers les arts.
Cela a commencé avec les rockeurs sataniques en 2003. Quatorze musiciens accusés de pactiser avec le diable, à cause de leur dégaine et d’avoir « ébranlé la foi des musulmans ».
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Un mouvement est né de ce canular qui avait en revanche troublé la quiétude des « modernistes » marocains. Une bande de jeunes, vêtus de noir des pieds à la tête avec piercings et tatouages, osant jouer du hard rock, pas de quoi fouetter un chat en somme. Mais une sonnette d’alarme suffisamment perçante pour déstabiliser les conservateurs et les fondamentalistes. Ces jeunes ont été non seulement les précurseurs d’une génération soumise à la schizophrénie d’une société aux repères indéfinis mais aussi les premiers à s’affranchir des interdits de leurs parents.
Les années de plomb ? Ils ne connaissent pas vraiment. Adeptes du numérique, ils ont été mondialisés de facto. Entre béatitude du virtuel et rejet d’une réalité inadaptée, la musique, le cinéma et l’écriture sont les moyens d’expression de ce malaise et même parfois de cette culpabilité d’être en dehors d’un système qu’ils ne comprennent pas… Ou trop.
On les avait accusés d’être déconnectés de leur environnement. Ce que le mouvement du 20 février tend à démentir. Portrait d’une jeunesse artistique qui a su exprimer très tôt ce que d’autres aujourd’hui revendiquent.
Cinéma
De Marock Ă The end
Marock de Laila Marrakchi a soulevé bien des polémiques, au sein même de la communauté des cinéastes censés être des artistes ouverts sur le monde et la différence. Tout cela parce qu’un juif et une musulmane s’aiment. En réalité, c’est cette jeunesse dorée qui ne fait pas le ramadan et qui rêve d’ailleurs qui a dérangé. « Ils (les bourgeois francophones) ne sont qu'une minorité, ce film n'est pas représentatif de la société marocaine, ce film n'est pas marocain », avait trouvé le moyen de dire un chercheur. « Oui, mais ce sont eux qui gouvernent », avait rétorqué Nabil Ayouch à l’époque. C’était en 2005. Aujourd’hui en 2011, non seulement ce Marock a été reconnu et légitimé mais en plus d’autres jeunes cinéastes ont investi la place avec des films plus dérangeants encore. The end, écrit et réalisé par Hicham Lasri, met en scène d’autres types de personnages, avec une trame et des dialogues plus directs et plus teintés politiquement (même s’il s’en défend) sur le Maroc d’aujourd’hui. Un compte à rebours jusqu’à la mort de Hassan II, dans un Maroc de fin du monde, des répliques sans langue de bois sur Dieu, la pauvreté ou la liberté d’expression.
Littérature
Les plumes se libèrent
Après la littérature des lendemains des années de plomb où les témoignages scripturaux se multipliaient sur les horreurs de la répression et, celle des femmes qui criaient leur colère, voici venue l’heure des plumes libres. Le jour du Roi de Abdellah Taïa ouvre le bal, et Shamablanca de Sonia Terrab annonce un nouveau cycle, celui de la liberté d’expression. « Ramadan : se priver puis se goinfrer. Autour de moi, c’est la norme. Sauf ceux, plus nombreux qu’on ne le pense, qui se goinfrent non-stop, mais en cachette. J’en fais partie », écrit la jeune auteure. Souvenez vous du groupe MALI, le pique-nique un dimanche à midi pendant le mois de ramadan… Et Sonia Terrab est représentative de cette catégorie de jeunes qui ont un profil Facebook, ont fait des études supérieures à l’étranger et sont revenus au pays, la liberté en bandoulière et la tête plongée dans la schizophrénie. Mais pour la première fois dans l’histoire de la littérature francophone marocaine, le langage est clair et direct, sans fioritures ni faux-semblants.
Musique
Nayda, Hayha, la rue se déchaîne et cela donne L’Boulevard, du rap, rock fusion, métal ou hip hop, une scène underground qui s’impose et dépasse les frontières. H-Kayne (rap), Fnaïre (rap), Casa CrewBigg (rap), Darga (fusion), Hoba Hoba Spirit (rock/fusion), autant de groupes qui connaissent un vif succès auprès des jeunes. Un véritable mouvement culturel et social est né. Les textes sont virulents et s’inscrivent dans la rébellion, la musique est celle du XXIe siècle, fusion et brassage des cultures. Wake up ! Trois quarts des Marocains ont moins de vingt ans. Il est loin le temps des « rockeurs sataniques », jugés de façon arbitraire. Mais les attentats du 16-Mai qui sont arrivés juste après le procès des rockeurs ont prouvé qu’à âge égal, les kamikazes et les rockeurs font partie du même groupe, les jeunes du Maroc, un Maroc divisé, tourmenté. Du fondamentalisme à la scène underground, le tissu social affiche ses contradictions... Et ses révoltes. (rap),
Interview Sonia Terrab
« La vraie avancée serait la reconnaissance de l’individualité »
L’auteure de Shamablanca, publié aux éditions Séguier, n’a pas la langue dans sa poche et dresse un tableau féroce d’une société schizophrène.
Quelle est la genèse de cet ouvrage ? Comment est née l’écriture ?
J’ai toujours voulu écrire un livre et j’ai toujours su que je l’écrirais. L’écriture est née d’un besoin. J’ai eu un parcours classique, sciences politiques à Paris. Je me suis dit que je serais journaliste pour réaliser mon rêve d’écriture. Ici, j’ai travaillé avec TelQuel. Mais j’ai découvert que l’écriture journalistique était une écriture imposée, pas suffisamment libre pour moi. Je me suis mise alors à écrire pour moi. Ce que je vivais, c’est la découverte d’un autre Maroc. Ce Maroc que personne n’a écrit.
Vous identifiez-vous à ce Maroc que vous découvrez ?
Il a identification et en même temps rupture. En rentrant au Maroc, je suis devenue kafkaïenne, souffrant du syndrome de l’imposture. Tous ces électrochocs m’ont nourrie. Je me suis alors mise à décrire toutes ces futilités, ces apparences et cette petitesse.
De quelle catégorie de Marocains parlez-vous ?
Une catégorie privilégiée, lettrée, « ouverte sur le monde » comme elle se plaît à le dire. Une catégorie véhiculée par l’apparence de la modernité. En vérité, j’ai découvert l’image de la réalité et la réalité en même temps et c’est ce que j’ai appelé « le Maroc futile qui se croit utile ». La génération précédente a fait sa révolution et celle-ci, en ce qui concerne les femmes, est dans un postféminisme extrême, pas dans l’apparence mais dans le fond. Cela se traduit par mariages et traditions, triomphe de la consommation et attachement à tout ce qui est matériel.
Et les autres alors ?
J’ai aussi découvert une autre catégorie, celle de Shama, rebelle, décalée et perdue. Shama, mon personnage, se sent coupable de se sentir étrangère chez elle. Elle perd ses repères. Elle est née à Rabat qui, à côté de Casablanca, est « le pays de Bambi ». Après le bac, elle va en France, fait le parcours des privilégiés et revient au Maroc. Elle a vingt-cinq ans. Les sept ans qu’elle a passés en France ont servi à construire sa liberté. En rentrant, elle découvre qu’elle ne sait plus qui elle est. On ne vit pas à Casa comme on vit à Paris. Les pressions sont fortes dans une ville obèse. L’amour de sa mère est difficile à porter et cultive sa culpabilité. Elle ne veut pas décevoir sa mère et devient hypocrite. Elle rame de ne pas se sentir bien dans son pays.
Y a-t-il des palliatifs ou des Ă©chappatoires ?
Shama tente de trouver l’équilibre dans des histoires impossibles, la fête, l’alcool, Facebook, l’écriture. Mais elle va tellement mal qu’elle ne cesse de trahir et de se trahir. Elle souffre. D’autres s’adaptent. Le confort ne lui suffit pas. Dans conformisme, il y a confort…
Pensez-vous qu’il y ait une génération perdue dans ce « confort » ?
Shama est lâche. Mais Jade est forte. Jade est un symbole. Elle avance mais n’est pas représentative de cette génération. Elle fascine par sa liberté. Ce n’est pas seulement une génération qui est perdue, je pense que le monde est perdu dans la postmodernité, dans les amalgames de la réalité et de son image. Aujourd’hui, on ne se définit plus par rapport à notre communauté mais par rapport au monde. Il suffit d’avoir un ordinateur…
Il y a donc vraiment des révolutions numériques ?
Oui, la Tunisie et l’Egypte l’ont montré. Le numérique libère d’un côté et perd de l’autre. Le numérique, de par l’anonymat qu’il offre et le contrôle de l’image de soi, est une échappatoire et une alternative édulcorée. C’est dans ce sens que l’on peut dire que nous sommes une génération perdue. Nous sommes les cobayes du numérique puisqu’on découvre et l’on exploite cet univers. C’est un nouvel espace et nous sommes les pionniers de ce nouveau monde. L’intelligence consisterait à faire la part des choses et à l’utiliser pour évoluer.
Vous pensez que le numérique va révolutionner les mœurs ? Vers quelle destination ?
Je ne sais pas… J’ai l’impression que l’enfant marocain ne grandit pas à cause de la structure familiale, du rapport à la mère, de sa définition par rapport à l’autre, sur la base de la réussite matérielle et la nécessité de reproduire le système, alors… je ne sais pas.
Sexe, religion, amour, que deviennent ils ?
Des apparences trompeuses, une imposture. Shama ne peut rien vivre sans remise en question ni choisir un chemin linéaire. Elle se sent victime de se sentir coupable. Elle est issue d’une famille marocaine et donc avec des principes religieux. Le ramadan au Maroc est un vrai système qui cristallise l’importance et l’hypocrisie de la religion. C’est aussi le pouvoir de la masse sur l’individu. La religion est une identité qui ne parle pas à tout le monde. Le ramadan est un mois de grosse bouffe qui devient un pilier de la société. Le groupe MALI, qui avait appelé à pique-niquer un dimanche ramadanesque, a demandé de changer la loi, mais cela ne servirait à rien. La vraie avancée serait la reconnaissance de l’individualité. Le Maroc n’avancera qu’à ce prix. Shama ne se révolte pas contre Dieu mais contre le Dieu que lui impose le Maroc. |