Les œuvres de ce Tangérois drôle et provoc’ sont exposées en ce moment à Moscou, Bâle, Amsterdam et Paris. Et du 9 au 11 octobre au Marrakech Art Fair.
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« Mon père a perdu toutes ses dents, je peux enfin le mordre. » C’est sur cette phrase que s’ouvre le site de l’un des artistes marocains les plus cotés du moment. Une déclaration à l’image de ses œuvres : cynique et délicieusement vraie. Mounir Fatmi n’est pas là pour plaire ou pour déplaire, mais pour réaliser une « inception éveillée » de nos esprits : libérez-vous, c’est la seule issue. Une prise de position sans équivoque qui lui a tout de même valu quelques tracas, lors de la biennale de Venise il y a de cela un an. Vous pensez que ça l’a empêché de recommencer ?
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Qu’est-ce que ça fait de compter parmi les jeunes artistes les plus en vogue du moment ?
Cela ne m’empêche pas de dormir. Je pense que c’est une nouvelle manière de voir l’artiste. C’est la société du spectacle. Nous sommes entrés dans « le temps spectaculaire » comme l’a bien expliqué Guy Debord. « Etre en vogue », c’est dangereux, cela veut dire faire partie d’une mode, et je déteste l’idée que mon travail soit une mode. Il ne faut pas oublier que la mode change chaque saison, mais l’art peut durer des siècles. Maintenant je vais passer pour un prétentieux mais ce n’est pas grave, je préfère être prétentieux qu’être en vogue.
Vous êtes plus connu à l’extérieur que chez vous (au Maroc) comment l’expliquez-vous ?
En 1999, sur le plateau de télévision de France 2 dans l’émission « Le cercle de minuit », Philippe Lefait m’a présenté comme le jeune artiste le plus connu au Maroc, chose que j’ai démentie évidemment et sans fausse modestie en lui expliquant qu’il y avait peut-être trois ou quatre personnes au Maroc qui connaissaient mon travail. En général, on ne s’intéresse pas vraiment aux artistes plasticiens. Le seul moment où j’ai senti un réel intérêt du public marocain pour mon travail, c’est quand mes œuvres ont fait des scores dans les maisons de vente Sotheby’s et Christie’s. Encore une fois, c’est la société du spectacle. C’est le record qui intéresse les gens, plus que le sens du combat, l’engagement ou même les propositions esthétiques.
Vous semblez aimer donner une image cynique de vous, pourquoi ?
Qu’est ce que je peux répondre à ça ? Je ne sais pas. Allez, un petit retour dans le dictionnaire : « Le cynisme était une attitude face à la vie provenant d’une école philosophique de la Grèce antique. Cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l’humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. » Je pense surtout que je suis très réaliste. Je n’aime pas l’idée de montrer une fausse image de bonheur. Je suis ce que j’ai réussi à faire de moi-même et puis je ne me plains pas, le mal est contemporain. Oui, ça c’est un peu cynique, je l’avoue.
Mis à part la censure qu’est-ce qui vous interpelle le plus ?
Tout, vraiment tout. J’ai toujours été curieux de nature. Le lien entre les choses me fascine. Un livre, n’importe quel livre a un lien direct avec un arbre, avec une pensée, avec des racines, de l’encre, les machines qui l’impriment, les gens qui le lisent, etc. Je trouve tout ça fascinant. Quant à la censure, elle fait partie de l’échiquier, du jeu. Moi, je fais mon travail et les censeurs font le leur, mais je refuse catégoriquement de faire le travail à leur place et de me censurer moi-même. J’ai même créé en 2003 une vidéo sous le titre Les ciseaux en référence à la censure. Il ne faut pas oublier que la censure fonctionne comme un baromètre de l’évolution d’une société. C’est facile de dire qu’on est libre quand on n’expérimente pas cette liberté.
Vous avez une aversion pour la bourgeoisie on dirait, ce sont pourtant des bourgeois qui achètent vos œuvres. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai aucune aversion pour la bourgeoisie. Mais c’est vrai que j’ai un côté très pasolinien. La bourgeoisie ne me fascine pas. L’évolution et le changement de la société marocaine viendront des gens du peuple, et non pas de la bourgeoisie qui a toujours su profiter du système sans aucune envie de changement. Puis, concernant mes œuvres, je ne suis pas obligé d’être d’accord avec chaque personne qui les achète. Vous savez, je travaille avec huit galeries qui vendent mes œuvres un peu partout dans le monde, il y a peut être des serial killers parmi mes collectionneurs, cela ne m’oblige pas à accepter leurs crimes…
Faut-il vous classer parmi les génies torturés ou les génies tortueux ?
Sérieusement, je n’accepte aucun classement, mais le public est libre de penser ce qu’il veut. Quand j’ai commencé mes recherches sur la vidéo, la musique expérimentale et les installations, la plupart des critiques et artistes marocains s’accrochaient à la peinture, justement pour plaire à une certaine bourgeoisie qui ne tolérait pas l’idée du changement. Je ne fais pas ce métier pour plaire. J’ai compris très tôt que le monde moderne et contemporain fonctionne comme un train qu’il faut prendre en marche. Mais je ne me suis jamais contenté de rester dans le dernier wagon. Donc, pour répondre à votre question, je ne crois pas au génie torturé, ni tortueux ; c’est moi qui ai choisi ce métier et j’essaie de le faire le plus honnêtement possible. J’ai horreur des citations mais j’aimerais bien terminer par cette phrase de Pasolini : « Je me suis toujours conduit le plus mal possible, c’est-à -dire comme je voulais. »
Vous allez participer à la première foire marocaine d’art contemporain et moderne ? Qu’est-ce qui va s’y passer selon vous ?
Je ne sais pas, ce sont mes galeristes qui s’occupent de cette partie du travail. C’est très rare que je me déplace pour une foire, je préfère voir les œuvres dans les galeries ou les musées, elles sont toujours mieux présentées dans des espaces plus grands. Un ami m’a dit un jour : « Une foire d’art c’est comme la chambre des parents, on sait ce qu’il s’y passe, mais on n’a pas trop envie de rentrer voir. » Bon, j’espère que cela fera le bonheur des collectionneurs et que le public marocain pourra lui aussi en profiter. Même si le Palace Es Saadi n’est pas accessible à tout le monde…
Propos recueillis par Sabel Da Costa |