Abdellah Taïa a été sélectionné pour le prix Renaudot, au moment où son roman est introuvable au Maroc.
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Heureux d’être sélectionné pour le Renaudot mais inquiet d’une possible censure, Abdellah Taïa décrypte son roman et clame son amour pour le Maroc… un amour qui ne dispense pas d’une certaine lucidité. Interview exclusive.
Sélectionné pour le prix Renaudot : une victoire ?
Je ne vais pas faire ici le faux modeste. Oui, c’est très important. C’est une petite reconnaissance d’une certaine qualité littéraire de mes livres, de mon écriture. Pour pas mal de Marocains (y compris des gens qui se disent ouverts, intellectuels) je ne suis qu’un homosexuel marocain qui cherche à se faire remarquer, à créer par tous les moyens le scandale. Mes livres ne sont pas encore lus pour ce qu’ils sont : une écriture d’abord et avant tout. Si cette sélection peut changer un peu ce statut, cela me ferait énormément plaisir... Le jour du Roi est aussi sélectionné pour le prix Mamounia. A mes yeux, cela est aussi important que la sélection pour le prix français.
Le livre est censuré au Maroc : vous comprenez pourquoi ?
Il ne l’est pas vraiment pour l’instant. J’espère qu’il ne le sera pas. Je prie pour qu’il ne le soit pas. J’écris avec le Maroc. A partir du Maroc. Mes livres sont remplis de ce pays. C’est évident. Je ne veux pas traiter ce pays avec condescendance, parler de sujets folkloriques. Mes livres sont au cœur du Maroc. Du Maroc d’aujourd’hui. D’où le regard critique indispensable pour mon écriture et pour dire ce pays autrement. Je ne ressens aucune fierté par rapport à ce que je fais dans ma vie. Mais il est important pour moi de traiter le Maroc avec dignité, respect : lui dire la vérité, même amère, en face, en direct. Je sais bien que, pour certains, cela relève de l’insolence. Pour moi, cela relève plutôt de l’évidence. On est au XXIe siècle quand même. Je ne sais pas quoi dire d’autre. Je ne suis pas contre le Maroc... Je ne suis pas contre le roi... Je ne suis pas contre le Marocain... Ecrire ce pays ne peut pas se faire sans intégrer les trois éléments que je viens d’énumérer... les intégrer d’une manière forte, par l’écriture... les dire en dehors de la banalité. Quand le respect signifie rester à la surface, cela ne m’intéresse pas. Ecrire, c’est bouger, faire bouger les lignes. Les livres sont importants pour le Maroc d’aujourd’hui. Et ce ne sont pas les intellectuels que je cherche à convaincre en disant cela.
Une question sur Hassan II : que représente-t-il dans le roman et pour vous ?
J’ai 37 ans. J’ai vécu beaucoup d’années avec Hassan II. A travers la télévision ou bien quand son cortège passait par Salé. J’ai des images de ce roi. J’ai encore en moi la peur et la fascination qu’il m’inspirait. J’ai fort en moi les moments passés, avec mes sœurs, à décortiquer sa manière d’être, de s’habiller, de parler, de marcher, de nous regarder, de nous ignorer... Je pense que tous les Marocains seront assez d’accord pour dire que deux personnages ont marqué l’histoire marocaine du XXe siècle : Hassan II et Mehdi Ben Barka. On sait tous le lien qui liait ces deux hommes, leur rivalité, etc. On a intégré Ben Barka dans certains romans, certains films. Et rien sur Hassan II. A part Salim Jay qui parle de lui dans le très beau roman Portrait du géniteur en poète officiel (Editions Denoël, 1985), Hassan II est quasiment absent de la littérature marocaine. Pourquoi ? Le Maroc vit, sans doute, dans la peur inspirée par ce roi. Le Maroc s’interdit, pour l’instant, de penser Hassan II. Le penser en dehors de la politique. Le penser vraiment et sans peur. Cette attitude n’est pas saine. Le jour du Roi essaie de franchir cette peur, cette limite. Il dit le roi et son rôle dans l’imaginaire marocain du XXe siècle. Le roi vu à travers les yeux d’Omar, enfant pauvre du peuple. Ce roman inverse la tendance. C’est cela le rôle de l’écriture : révéler le monde et ses personnages autrement. Dans une autre lumière.
L’ouverture du livre : un cauchemar originel ou un requiem pour le père ?
Le roman commence effectivement par un rêve qui se transforme petit à petit en cauchemar. Le héros est devant Hassan II, il l’aime, il le vénère mais il ne sait comment baiser la main du souverain comme il faut... Dans cette séquence, on est dans la nuit, dans l’imaginaire marocain, de tous les Marocains, en dehors de tout contrôle, de toute peur. Le personnage principal est réellement devant le roi et il ne sait pas quoi faire. Le roi pose des questions. Le héros se trompe. Deux fois. Et cela provoquera sa chute, sa déchéance... Cette ouverture donne le ton de mon roman, sa couleur, le noir, son mode, son style d’écriture onirique. Il y a en permanence de l’ambiguïté. Les noms des lieux sont réels, tous les Marocains les reconnaîtront facilement, mais les faits que je raconte dépassent le cadre étroit de la réalité pour rejoindre un autre espace et un autre temps. Un autre Père.
C’est une histoire sur la pauvreté. Pourquoi une telle détresse ?
Il y a beaucoup d’injustice sociale au Maroc. On ne s’occupe pas des gens comme il faudrait. Et je ne parle pas ici seulement de l’attitude des autorités. Je parle aussi du Marocain face au Marocain. Il y a chez nous, en plus du mépris, beaucoup de je-m’en-foutisme. Beaucoup trop d’égoïsme. Beaucoup trop de fatalisme. On vit dans l’écrasement depuis tellement longtemps que (presque) plus personne ne relève ce fait. On ne donne pas aux Marocains les vrais moyens pour s’assumer, faire évoluer leurs mentalités, exister autrement, réfléchir autrement. Sortir de la pauvreté, la vraie pauvreté... Je viens, moi, de cet écrasement-là , de cette ignorance-là . Et il me semble que c’est le devoir de l’écrivain que de militer, parler des autres, les faire exister. Je viens de chez les pauvres. Je reste avec les pauvres. Je n’en fais pas des saints pour autant. J’ai trahi tellement de fois dans ma vie, par nécessité, pour réaliser mes petits rêves. Ma seule fidélité va au milieu d’où je viens, au monde de Hay Salam à Salé où j’ai tout appris de ma vie : la soumission et la révolte, le corps envahissant et le silence assourdissant qui tue petit à petit... L’action de mon roman se passe dans les années 80. Il fallait absolument que ce livre porte en lui tout cela, cette injustice, cette fatalité, la Grande Peur, le goût du sang, le sang des autres, le sang des crimes qu’on ignorait à l’époque... Et puis, il y a la forêt...
Est-ce un roman sur les discriminations ?
C’est, entre autres, un roman sur la lutte des classes à travers l’histoire d’amitié forte et trouble entre deux adolescents slaouis : Khalid le riche et Omar le pauvre. Ils sont dans le même collège. Khalid est choisi pour participer à une cérémonie royale : il aura ainsi l’occasion de baiser la main de Hassan II, en vrai. Omar le pauvre réagit violemment. Il devient jaloux. Et c’est le début d’un affrontement entre eux, une dispute, une fusion, un combat qui se terminera tragiquement dans la forêt de la Maâmora... Mais il y a dans ce roman, en plus de ce thème important de la lutte des classes, d’autres idées, d’autres évocations, d’autres voix. Omar est le narrateur. Mais il ne parle pas que pour lui, que de lui...
Les personnages – le fkih, Hadda, la mère d’Azemmour, le père, Omar, Khalid – sont-ils représentatifs de notre société ?
Non seulement ces personnages sont représentatifs de notre société mais ils représentent surtout LE Maroc. Le Maroc tel que je le vois. Avec ses classes, son imaginaire populaire, son roi, ses riches, ses pauvres, et ce désir de soumission généralisée. Un Maroc qui ne sait pas encore où aller...
Deux villes, deux mondes, deux Maroc ?
Salé. Rabat. Le fleuve Bouregreg. Je suis du côté de Salé : je ne me lasserai jamais de le dire et de le redire. Rabat est loin, tellement loin. C’est la Suisse, Rabat. Ce n’est pas un hasard si le quartier rbati, le plus important de tout le Maroc, porte ce nom : Souissi. Dans Le jour du Roi, on va vers Rabat. On est dans ce chemin malgré soi. On attend que le roi passe pour continuer le chemin vers Rabat, vers le quartier de Touarga. Les deux héros y arriveront-ils ? Khalid baisera-t-il la main du souverain ? Je ne peux tout révéler ici de l’intrigue. Tout ce que je peux dire c’est que, sur ce chemin désert, ils passeront presque nus par un pont. Un pont qui existe réellement et qui a marqué fortement mon enfance et mon adolescence. C’est L’qantra l’mharssa, le Pont Cassé, pas loin de l’usine Gago. Sur la route de Rabat qui passe par le supermarché Marjane (qui n’existait pas encore dans les années 80). Ce pont dit tout, raconte tout. Ce Pont Cassé symbolise tout, dans ce roman et dans ce Maroc.
« Ma mère était une pute royale qui symbolisait les femmes de ce pays » : Hadda, l’esclave noire, est pute par la force des choses. Quel est votre regard sur les femmes marocaines ?
C’est un grand sujet, les femmes marocaines. Un grand scandale. Personne ne les défend. Personne ne les fait exister comme elles le méritent. Y compris moi. Y compris mon frère. Y compris certains soi-disant grands intellectuels de ce pays. On n’a pas encore donné à la femme marocaine le droit d’être elle-même, sa liberté, sa dignité enfin... Et ce qui se passe en ce moment (à travers le feuilleton koweïtien hypocrite, l’Arabie saoudite qui refuse de donner des visas à des Marocaines, etc.) ne fait que confirmer la lâcheté de l’homme marocain et, bien sûr, celle de l’homme arabe en général. C’est triste... très très triste ce qu’on fait aux femmes dans notre pays. Ce sont elles qui portent tout, qui font l’essentiel du travail et elles ne récoltent que ce mépris ou bien cette catégorisation stérile, d’un autre temps : la femme digne/la femme indigne, la mère/la pute, la voilée/la dévergondée, la vierge/la salope... Mon roman dit, en creux, tout cela, met en scène les femmes marocaines dans cet abandon, dans cette absence...
Omar et Khalid, les deux Maroc et le rituel d’échange : un mythe ?
C’est le désir de manger l’autre, le dévorer. On utilise bien au Maroc cette expression, quand on exploite vraiment quelqu’un : « radi naklou ». On va le manger. Au sens propre... Cette expression m’a toujours fait peur. Elle a toujours déclenché en moi une peur incroyable, produit en moi des images terrifiantes et modifié mon idée de l’amour, le désir d’être avec l’autre. Je n’ai pas confiance en l’autre. Ma mère vient de mourir. Je n’ai confiance en personne. Je n’arrive pas à me donner complètement, totalement. Je crois que cela ne m’est jamais vraiment arrivé. Cette méfiance noire, éternelle, et ce handicap me viennent du Maroc et de cette expression « radi naklou ». En disant cela, j’ai parfaitement conscience que je ne suis pas le seul Marocain à éprouver ce manque, cette solitude. Et ce cannibalisme : manger l’autre, c’est ce qui nous reste quand on a été à ce point ignoré. Mais pour cela, pour en arriver là , revenir à cet homme primitif en nous, il faut revenir à un autre lieu originel, sans loi, sans roi : la forêt. Dans ce roman, c’est la forêt de la Maâmora. Revenir au premier combat. Omar et Khalid, c’est Abel et Caïn. Deux frères. L’amour et le meurtre. La même chair. Le même sang. Le même sexe. Le même amour. Et ce premier crime : l’un tuera l’autre. La vie des hommes a commencé par ce sacrifice, ce crime. Ce crime recommence à Salé en juin 1987. Le roi Hassan II va passer. Omar et Khalid vont à la forêt.
Propos recueillis par Bahaa Trabelsi |