Bahia, Rhimou, Maria, Chama, Souâdia et Lalla Mennana reviennent sur les planches du Studio des Arts Vivants le temps de deux représentations hautes en couleur, à la demande du public.
Converser avec Nora Skalli à propos de Bnat Lalla Mennana, ne serait-ce qu’au téléphone, c’est entrer par effraction dans l’univers très bigarré du nord du Maroc. Son accent, bien que fortement atténué par les années passées en dehors de sa ville natale, Asilah, depuis qu’elle s’est installée dans la capitale pour y poursuivre ses études, accordé à sa voix douce et à sa courtoisie, vous renvoie immédiatement au bleu de Chaouen, aux caftans bariolés des six femmes héroïnes de la série qui a fédéré dix millions de télespectateurs durant le dernier Ramadan. On oublie presque que cette réalisation de Yassine Fennane est une adaptation sur petit écran de la pièce qui confirme encore le succès de Takoon sept ans plus tard. Takoon, c’est le nom que Nora Skalli, avec Samia Akariou et Rafika Ben Maïmoun, ses consoeurs originaires de la même région, ont donné à leur troupe de théâtre. « Takoon pour tacon qui veut dire talon aiguille en espagnol, mais aussi qui désigne le foulard que se nouent derrière la tête d’une manière si spécifique les femmes du Nord. C’est dire la dimension ultra-féminine que nous voulions donner à notre troupe », nous explique Nora Skalli qui a écrit le scénario de la pièce.
Â
Libre adaptation d'une pièce espagnole
Au départ, l’idée est née de cette fascination que vouaient les ex-étudiantes de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle au dramaturge espagnol Federico Garcia Lorca. « Ayant eu l’occasion de jouer quelques-unes de ses pièces durant notre formation, nous avions gardé le souhait de marocaniser La Casa de Bernarda Alba, son œuvre culte écrite en 1936. Rêve que nous avons réalisé dès lors que nous nous sommes retrouvées », explique l’auteure. La veuve omnipotente et dominatrice Bernarda Alba devient donc Lalla Mennana. Les jeunes femmes se rencontrent régulièrement pour improviser des dialogues, mais c’est Nora Skalli qui finit par tout retranscrire sur papier, l’écriture étant une passion qui la taraude depuis l’enfance. La scénariste entreprend un travail de fond. Il s’agissait d’élaborer une libre adaptation de la pièce espagnole en l’imprégnant de nos références culturelles et en emmitouflant ce drame dans un humour bien de chez nous. L’aventure a démarré voilà sept années. Le succès a été au rendez-vous dès la première représentation et l’engouement est tel que la troupe n’a eu de cesse de faire et de défaire ses valises pour partir en tournée partout dans le Royaume comme à l’étranger.
Â
Femmes assignées à résidence
Ici, les tribulations de cette famille, composée exclusivement de femmes, séduisent parce qu’on s'identifie forcément à l’un des personnages. Ailleurs, la veuve, ses quatre filles et sa servante, toutes célibataires, émeuvent par l’originalité du mode de vie qu’elles sont contraintes de mener, composant sporadiquement avec la fatalité. Partout, on est obnubilé par la justesse du jeu des comédiennes grâce à l’excellente direction de Nora Skalli qui possède plus d’une corde à son arc. « La direction des comédiens fait partie de ma formation. Je n’ai rien inventé », assène gentiment l’auteure de Bnat Lalla Mennana. L’accent, les adages et les tournures de phrase régionaux sont maîtrisés par toutes les comédiennes, y compris les non chamalies comme Saâdia Azguoune, Saâdia Ladib, Hind Saâdidi, et Meryem Zaïmi qui vient de rejoindre la troupe en remplacement de Nadia Alami. Et c’est grâce au coaching acharné de Nora Skalli. « Si nous-mêmes, et le public ensuite, avons facilement été embarqués dans le monde de Lorca, c’est en raison de cette réalité socioculturelle que l’on retrouve chez nous », remarque Nora Skalli. Ces similitudes sont d’autant plus présentes dans le nord du Maroc par la proximité de cette région du Royaume avec l’Andalousie. « Seulement, Bernarda Alba a existé dans les années 30 tandis que ces problématiques assignant les femmes à résidence sévissent encore chez nous aujourd’hui », martèle la comédienne, auteure et metteur en scène. Via un emballage « spectaculaire » faisant l’apologie d’un humour et d’une coquetterie très féminins, Bnat Lalla Mennana dénonce un drame, celui de femmes reléguées au statut de mineures par leurs propres génitrices qui croient les protéger de l’extérieur, de la rue, des hommes… au point d’en faire des handicapées de la vie.
Asmaa Chaidi Bahraoui |