Tandis que « Daba Maroc » sillonne la Belgique, d’autres artistes marocains embarquent sur les routes de quatre Etats américains avec « Caravanserail ». L’occasion cet automne de lever le voile, à travers les arts, sur les cultures marocaine et musulmane au cœur de l'Amérique.
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Tout a commencé avec Doris Duke, la milliardaire philanthrope incarnée par Susan Sarandon dans le film Bernard et Doris. La riche héritière, décédée en 1993, a laissé une fortune colossale à ses associations. Elle appréciait notamment l’art islamique (dont elle a conservé une somptueuse collection dans sa maison de Hawaï)... et quand on aime, on ne compte pas ! Aujourd’hui, c’est la Fondation Doris Duke pour les Arts islamiques, présidée par le dévoué Edward Henry, qui perpétue ses vœux et participe à hauteur d’un million de dollars à cette initiative de Arts Midwest : le projet Caravanserail.
A travers les langages universels de la musique, du cinéma et de la photographie, Caravanserail crée un espace privilégié pour le dialogue entre Américains et musulmans. Après le Pakistan en 2011, le programme a choisi de mettre le Maroc à l’honneur de sa deuxième édition. A l’instar des caravansérails qui bordaient la route de la soie et accueillaient marchands et pèlerins, le projet se veut un « lieu où les cultures se rencontrent ». Et cette année, les haltes s’effectueront dans des communautés du Minnesota, du Nord Dakota, de l’Arkansas et du Tennessee.
Pour David Fraher, le directeur exécutif de Arts Midwest, favoriser un climat d’échange entre l’Est et l’Ouest était une urgence. Dans le sillage du 11-Septembre et d’une certaine incompréhension entre Américains et musulmans, « les événements récents nous montrent qu’il est impératif de multiplier les programmes comme Caravanserail », souligne-t-il.
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Dimension symbolique
A l’heure où « s’installent le doute et la suspicion, quand renaissent les vieilles peurs que l’on croyait disparues et que réapparaissent les vertiges de la stigmatisation, une initiative comme Caravanserail prend sa véritable dimension symbolique et emblématique pour beaucoup d’entre nous », explique à actuel André Azoulay, conseiller du roi et président fondateur de l’association Essaouira-Mogador, partenaire du projet Caravanserail.
Aussi, afin d’établir un véritable lien, David Fraher a voulu que les artistes invités séjournent plusieurs jours dans chaque communauté. Assez longtemps pour établir un dialogue authentique à travers des concerts, des expositions, des projections de films mais surtout des ateliers à effectifs réduits. Fraher précise que le programme cherche avant tout à révéler les traditions de ces cultures et certainement pas à exposer leur aspect exotique ; et ce, devant des audiences de tout âge.
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Des gnaoua dans le Tennessee
Le groupe gnaoui de Majid Bekkas et le multi-instrumentaliste maroco-américain Brahim Fribgane sont allés à la rencontre de ces communautés d’accueil. Fribgane, habitué des festivals et des concerts dans le monde entier, se réjouit de pouvoir cette fois « transmettre un message de paix ». Devant des élèves de 8 ans ou des professeurs d’université, il restaure l’image écornée des musulmans. « Nous sommes musulmans mais loin des images que vous voyez sur CNN ou dans la cinématographie d’Hollywood. Nous ne sommes pas des barbus effrayants qui veulent se faire exploser toutes les deux minutes (rires). Nous, on est comme vous. C’est ce genre de message que je cherche à faire passer », explique Brahim Fribgane. « Je leur raconte aussi que notre musique gnaouie est un ancêtre de leur blues. La musique et la danse créent toujours un échange de cœur à cœur. »
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Communion
« Les gnaoua sont les acteurs et les témoins de ce dialogue des civilisations », nous rappelle André Azoulay. En effet, lors de cette série de rencontres, les concerts sont l’occasion de véritables communions. Le son des qraqeb se mêle alors au jaune vif des gandouras. En rythme, les têtes des gnaoua dessinent des cercles faisant virevolter les cordons des chachiyas. Au terme de leurs prestations, des écoliers noyés dans leurs larges sweat-shirts les rejoignent sur scène. La chachiya sur la tête, ils s’amusent à faire tourner les cordons, tout en mâchant du chewing-gum... en rythme.
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Au-delĂ de la musique, la photo et le film
Et cette année, au-delà de l’échange par la musique, un dialogue visuel a été initié entre les deux cultures. Sous l’impulsion de la directrice artistique du programme, Zeyba Rahman, une exposition de photographies explorera la diversité du Maroc et les transformations qu’il a subies durant sa longue histoire. L’exposition, proposée par la curatrice Nawal Slaoui de Cultures Interface, regroupe les photographes Zineb Andress Arraki, Laila Hida et Khalil Nemmaoui.
Egalement présent à Daba Maroc en Belgique avec trois films, le réalisateur et professeur à la prestigieuse School of the Art Institute of Chicago, Hakim Belabbes, présentera deux films à Caravanserail : Un nid dans la chaleur et Murmures. Dans ses films-essais autobiographiques, Belabbes interroge les thèmes de l’exil, du deuil et des relations familiales. Là encore des thèmes universels qui font réagir l’humain avant le citoyen. « On vit tous les mêmes quêtes, commente le réalisateur à actuel, si j’ai de la chance, les spectateurs s’identifieront aux aventures de cet homme à la recherche de ses racines ». L’artiste est modeste mais son approche originale et sincère a déjà gagné le respect du public américain.
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Discours de l'altérité et de la modernité
De son côté, il promet de raconter à sa mère, de retour à Bejaad, cette Amérique profonde qu’il aura rencontrée grâce à Caravanserail. Parce que les artistes, initialement ambassadeurs de leur culture, finissent par être eux-mêmes pénétrés par la culture de l’autre. « Les artistes ont leur propre notion des Etats-Unis, témoigne Zeyba Rahman. Ils découvrent désormais, à travers un accueil toujours très chaleureux, que les Américains sont comme eux ou leurs proches. Ils sont donc transformés à leur tour par ce processus. »
Aussi, ces rencontres culturelles sont-elles « le vecteur par excellence du discours de l’altérité et de la modernité. Un discours qui a besoin d’être mieux partagé et mieux connu », conclut André Azoulay. Et quand on lui demande si les batailles les plus importantes se jouent désormais ici, dans les salles de classe du Minnesota, il répond sans hésiter : « Tout à fait, c’est aussi important que le travail d’une commission à l’ONU... Et parfois plus efficace ! »
Salima Yacoubi Soussane |