Rencontre avec Gérard Falandry, l’éditeur de ce monument de 480 pages et presque autant d’illustrations !
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actuel. Qu’est-ce qui vous a décidé à éditer ce livre ?
Gérard Falandry. La ligne éditoriale de Frontispice est orientée vers la préservation de ce patrimoine insaisissable et qui disparaît à grande vitesse dans l’oubli. Ce vieux Maroc dont très peu de gens se soucient mérite tous les égards. Les tatouages font partie de ces sujets enfouis dans la mémoire. Malheureusement les Marocains ne se sont pas emparés de leur propre histoire pour aller encore plus loin. On a même oublié ces auteurs. Le but de notre action, c’est de sauver ce qui est en train de disparaître et de le conserver.
Hélas, les préoccupations des gens aujourd’hui les empêchent de s’intéresser à ces sujets et, surtout, personne n’a jamais écrit d’ouvrage sur le tatouage. Ce livre est une recension de tous les textes et articles écrits sur ce thème.
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Qui sont les auteurs des articles que vous rééditez ?
Des sociologues, des ethnologues et des médecins...
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C’est ainsi qu’ils ont eu accès au corps...
Oui, surtout au corps des femmes. Vous vous rendez compte dans un pays comme le Maroc. A l’époque où l’on voyait les Européens comme des extra-terrestres. Ce furent des morceaux de bravoure! Je ne parle pas des tatouages des prostituées mais ceux des autres femmes, elles ont bien dû se dénuder pour les montrer !
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Mais elles ignoraient le sens des signes. Le tatouage était un peu comme une langue morte que l’on continue de parler sans en connaître la signification, alors que celle-ci peut remonter à la plus haute Antiquité !
C’est la raison pour laquelle on a maintenu la première partie de ce livre qui parle des tatouages en Afrique du Nord et de leur filiation avec les tatouages d’Europe, de Grèce et d’Assyrie. On remonte à Baal, aux civilisations de la Mésopotamie, le berceau de notre pensée. Mais si les femmes tatouées ne comprenaient pas la signification des signes, les auteurs ont essayé de retrouver la symbolique au-delà de l’aspect décoratif. La superstition et la prophylaxie sont les deux grandes causes du tatouage. C’est une pratique qui préserve celui qui le porte et le protège des mauvais sorts, du mauvais œil, des maladies...
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Quel était le tatouage le plus courant ?
L’ayacha, un tatouage qui sépare le visage en deux de la ligne médiane du front jusqu’au menton et qui peut descendre au-delà du nombril. C’est une ligne fondamentale. On connaît le rôle du plexus dans de nombreuses civilisations, comme chez les Japonais avec le « ki », émanation de la force mentale. Le « kiaï », le cri des karatékas, est capable de produire des ondes dévastatrices, c’est bien la matérialisation d’une ressource d’énergie chez l’homme.
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Il y a souvent des tatouages à côté des orifices, comme ces trois traits sur le menton. Le tatouage aurait selon les auteurs un rôle protecteur...
Les orifices du corps humain sont tous sujets à un flux réversible. Soit on exhale. Soit on inspire. On émet un regard, on reçoit une image. Le corps est en perpétuel échange avec l’extérieur. Cet équilibre est vital. Mais le corps doit maintenir un équilibre intérieur avec l’extérieur, un équilibre qui se maintient à tous les niveaux, à travers l’oxygène, la nourriture, la tension. Si le corps n’est pas en équilibre, il est malade. Certes, les tatoueuses du bled ne développaient peut-être pas une pareille théorie. Cette relation du corps à son environnement devient magique quand on ne peut plus l’expliquer. C’est la raison pour laquelle on a d’emblée le souci de protéger un orifice.
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Y compris du pubis. Et ce n’est pas un tatouage érotique...
Non, c’est aussi un tatouage protecteur.
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Le tatouage est halal ou haram ?
Le tatouage est réprouvé par l’islam, il est réservé au monde extra-urbain. A Fès, à Salé, on n’est pas tatoué. Les gens éduqués ont toujours rejeté le tatouage comme une chose pas convenable. Un bon musulman ne doit pas se tatouer, mais c’est l’héritage antéislamique du Maroc. Ce n’est ni de la sorcellerie ni de la religion, c’est un mélange de survivance d’un passé obscur légué par on ne sait qui. Le signe qui précédait l’écriture a une importance extraordinaire dans l’histoire humaine.
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Le livre s’achève avec des tatouages plus incongrus. On trouve des montres sur le corps de prostituées, des pots de fleurs sur celui de prisonniers. Ce sont des tatouages d’importation ?
Oui on a importé dans les prisons des tatouages qui n’avaient rien à voir avec les tatouages marocains. Les prostituées, les soldats ou les prisonniers ont cherché à travers un signe distinctif à se raccrocher à une communauté. Une prostituée a quitté sa famille et le monde bien pensant, un prisonnier ou un soldat est seul loin de chez lui. Ils ont eu besoin de se raccrocher à une appartenance.
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Ce livre est un peu le scan d’un Maroc disparu. Pourquoi cette pratique vieille de 3 000 ans a-t-elle disparu dans l’indifférence générale ?
Pas dans l’indifférence, mais dans l’oubli. Les gens sont simplement ignorants de ces pratiques. Ce n’est pas pour cela qu’il faut occulter les vestiges du passé. Notre but est de susciter des vocations. On espère que des étudiants et des chercheurs vont s’emparer du sujet.
Propos recueillis par Eric Le Braz |