A l’aube, un 19 février est le premier long-métrage de Anouar Moatassim, réalisateur belgo-marocain rentré au pays depuis quelques années pour y pratiquer son art. Actuellement en étalonnage, ce plaidoyer contre le jugement sera bientôt présenté à la presse avant de faire le tour des festivals.
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Seul au milieu d’une salle de bain, avec le cerveau qui tourne à cent à l’heure, il tergiverse un bon moment avant de se décider à prendre une douche et à avaler une pilule d’ecstasy. Motivé, le jeune éphèbe finit par rejoindre un homme dans son lit. La caméra s’arrête là , dans cette chambre d’hôtel. Et on comprend alors l’hésitation du jeune homme avant de vaquer à sa prestation tarifée avec un client visiblement de nationalité européenne. Quelque part dans la même ville, une grande brune consume avec ferveur ses illusions perdues à coups de taffes, avant que la réalité ne reprenne ses droits . Une voiture s’arrête. Le chauffeur lui propose de l’embarquer jusqu’au matin avec lui. Elle lui assène : « Je ne passe pas la nuit. Mon truc, ce sont les passes. » Vexé, le client lui rappelle qu’avec son visage balafré, elle ferait mieux de se résigner à prendre ce qui se présente au lieu de passer la soirée seule, sur le trottoir. Leur langage est cash, sans fard, rarissime dans un film marocain. « Je reste dans la suggestion. Mon but n’est pas de faire de la provoc’. Je suis moi-même issu d’une famille où la hchouma est plus une valeur qu’une hypocrisie sociale », se justifie Anouar Moatassim, jeune réalisateur belgo-marocain qui a roulé sa bosse dans les documentaires et les courts-métrages, dont Le mur  et Le rappeur Soprano, pour ne citer que ces deux-là , avant de se décider à plancher sur un long-métrage.
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Du rap au cinéma
Gamin déjà , Anouar écrivait des textes de rap, non par pure fascination pour ce type d’art mais parce que c’était la seule façon de s’exprimer sans l’apprentissage d’un instrument de musique, luxe que ne pouvait se permettre l’artiste en herbe élevé au sein d’une famille nombreuse. Puis, c’est la photo qui lui a donné le moyen de capter et de dénoncer. « Le cinéma, c’est l’aboutissement de tout cela puisqu’il réunit tous ces intermédiaires », développe Anouar. A l’aube, un 19 février est une vaste salle d’attente qui a élu domicile dans une plaine, en lisière de forêt, où dix-neuf personnages, que rien ne lie a priori, se rassemblent pour faire le point. Chaque flash-back est une occasion de discuter de la nouvelle Constitution, du TGV entre autres, et surtout d’éclairer le passé peu glorieux des personnages : viol, pédophilie, brutalité, inceste… « Des vicissitudes sociétales graves mais qui ne sont pas l’apanage de notre société. En revanche, l’exclusion qui en est la conséquence directe est universelle », résume Anouar. Et pourquoi le choix d’une telle thématique pour un premier long-métrage ? « Étant né et ayant grandi en Belgique, j’ai souffert de ce que le dictionnaire français appelle “le délit de faciès”,confie d’emblée Anouar Moatassim. De surcroît, depuis tout jeune, j’ai été interpellé par toutes sortes d’injustices. En Belgique, j’ai fait de l’associatif et ai organisé bon nombre de manifestations dénonçant la pédophilie, l’assassinat des parents d’une amie d’origine marocaine par un criminel raciste… Mais je refuse de me complaire dans la victimisation. Mon film tourne autour du jugement. Tous mes protagonistes sont des personnages principaux qui se jugent les uns les autres par veulerie, par peur de se regarder eux-mêmes. Ils évitent le miroir. »
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Les yeux du film
Parmi les dix-neuf personnes qui attendent dans le noir, quatre bénéficient d’une mise en scène plus importante car davantage zoomée. Et pour cause, Hamada et Anouar, campés respectivement par Jade Chkif, nouvelle coqueluche du cinéma marocain, et Youssef La Gazouille qui a déjà fait une apparition dans Marock de Leila Marrakchi, sont les yeux du caméraman. Deux petits salopards issus des bidonvilles passent leur temps à fabuler sur Zouhir, campé par Mourad Zaoui, Omar joué par Hafid Stitou, Loubna la prostituée, et Marie, la Sénégalaise mère d’un enfant trisomique. Ils se posent toutes sortes de questionnements sur les situations que peuvent vivre ces marginaux aux parcours atypiques, et sur leurs vies. « Ces deux personnages sont un peu les observateurs, les bergagas du film. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’ils portent mon prénom et celui du coscénariste », fait remarquer le réalisateur. Et d’ajouter : « Ces personnages sont d’autant plus importants que j’ai fait exprès de ne pas laisser le spectateur juger car il se sentirait coupable. »
Les ellipses fort bien étudiées font office de voile transparent sur des situations violentes filmées avec beaucoup de poésie.
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Hommage aux anciens
A travers A l’aube, un 19 février , Anouar Moatassim signe une trame d’une trempe très singulière, faisant ainsi honneur à ses références cinématographiques, au cinéma noir dans le choix des sujets, à Stanley Kubrick dans sa dextérité pour filmer l’horreur dans un lieu immense, à Kafka dans sa façon de zoomer sur un personnage dans un espace sociétal énorme.
Ce film est un hymne à ses premières amours, les documentaires et les docu-fictions. « J’aime énormément Saïd Taghmaoui car c’est le seul visage auquel je pouvais m’identifier sur grand écran lorsque j’avais 16 ans. J’aime aussi tous nos réalisateurs marocains, quel que soit leur genre car ils nous ont balisé le terrain. S’ils n’avaient pas été là avant nous, nous en serions encore à faire ce qu’ils ont réalisé il y a des années. Rien que pour cela, je leur rends hommage », conclut l’artiste qui, pour ne pas être tributaire des desiderata des maisons de production, en a créé une, en s’associant avec Yanis Ayouch. Baptisée Casablanca Pictures, l’entreprise servira également à produire le court-métrage en préparation du petit frère de Nabil et Hicham Ayouch.
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Asmaâ Chaïdi Bahraoui |