Des femmes détroussées dans la rue, des commerçants dépouillés de leurs recettes, des passants auxquels on arrache le téléphone, des jeunes filles attaquées au cutter pour abandonner leurs sacs à leurs agresseurs… Les crimes et délits prennent une ampleur rarement connue. Et accroissent un sentiment d’insécurité face auquel les pouvoirs publics semblent bien inertes.
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L’événement se passe dans le quartier chic de Californie, à Casablanca. La dame, qui attend l’ouverture du portail électrique de la villa d’une amie, s’entoure toujours des précautions d’usage, mais ce jeune garçon bien habillé au sourire rassurant réussit à endormir sa méfiance. Elle a juste le temps de voir le coutelas étincelant surgir de sa veste. Comme dans un film d’horreur, elle ne réalisera ce qui s’est passé qu’une fois son agresseur en fuite avec son portable, son sac à main et un collier arraché de son cou. A l’instar de nombreuses femmes agressées, elle ne portera pas plainte : « A quoi bon ? J’ai échappé au viol, à une méchante blessure voire même pire, et puis, les flics n’ont pas que ça à faire ! »
Pourtant, le hasard a voulu que ce jeune malfaiteur, qui sévissait avec un complice dans les quartiers huppés, tombe entre les mains de la police. C’était il y a une semaine. Les deux délinquants, qui avaient jeté leur dévolu sur les demeures cossues de Casablanca, étaient sur le point d’agresser une femme à l’entrée d’une autre villa de Californie. Mais ils ont manqué de chance, cette fois-ci. Un proche qui sortait de la maison au même moment s’est lancé à la poursuite des deux voleurs à la tire juchés sur un puissant scooter. Au premier carrefour venu, les difficultés de circulation les ont stoppés dans leur fuite. Dans la bagarre qui s’en est suivie, le gentleman s’est fait pratiquement trancher la main par un coup de sabre. Mais les policiers qui étaient présents au niveau du rond-point ont vite fait de maîtriser les criminels. Une fois au commissariat, ils avoueront bien plus de crimes que les plaintes enregistrées par la police dans le quartier.
La peur au ventre
Scène ordinaire ou criminalité exceptionnelle ? A voir ce que rapporte la presse quotidienne et les histoires vécues douloureusement par de plus en plus de Marocains, cette violence ambiante n’est plus cantonnée aux seules zones de non-droit, ces quartiers chauds où les caïds font la loi. Alors que les banques et les administrations ont engagé des dépenses considérables pour sécuriser leurs locaux par des caméras, des systèmes de surveillance et des vigiles en faction, les agressions de personnes, les vols à l’arraché et les braquages de petits commerces font florès. A tel point que dans les quartiers populaires, des épiciers délivrent désormais leur marchandise à travers des barreaux pour éviter de se faire agresser par les bandes de petits voyous qui écument les alentours. A Aïn Sebaâ, les filles qui travaillent dans les usines de la zone industrielle font quotidiennement l’objet d’attaques et de vols. La plupart se sont résignées à payer une somme forfaitaire toutes les quinzaines à un caïd de la zone pour être à l’abri. Dans les bus, les voleurs et les pickpockets ne se cachent plus pour dépouiller les passagers. Parfois des bandes prennent en otage le bus et, après avoir détroussé tout le monde, blessent quelques personnes avec leurs sabres, de façon à décourager toute poursuite. Les violences physiques ont bel et bien augmenté ces derniers mois. Même si les chiffres officiels préfèrent ignorer le phénomène.
Le gouvernement Benkirane, trop occupé à jouer les pompiers sur d’autres fronts, feint de ne pas voir cette insécurité rampante. Au-delà des chiffres officiels ou officieux, le sentiment d’insécurité croît. Au point de modifier sensiblement nos comportements.
« La criminalité, c’est comme le monstre du Loch Ness, tout le monde en a peur, mais comme la majorité des victimes ne portent pas plainte, les gens pensent que ça n’arrive qu’aux autres. Et les pouvoirs publics en profitent pour faire la politique de l’autruche », explique le criminologue Abdelmajid Gouzi. Qui peut d’ailleurs croire que toute cette flambée de violence au quotidien se traduit par ces seuls 19 000 crimes que recensent les statistiques officielles pour l’année écoulée ? « Les chiffres ne veulent rien dire. Ce n’est pas le ministre de l’Intérieur qui peut vous brosser une sociologie de la délinquance. Il suffit de demander aux policiers et autres gendarmes confrontés au quotidien à des criminels du troisième type pour savoir que la flambée du crime est bien réelle, soupire ce commissaire de police qui reconnaît dormir désormais avec son arme sous l’oreiller. Même les flics ne sont plus à l’abri d’un cambriolage crapuleux ! »
Ce constat est partagé par Sadek Noumaane, avocat au barreau de Casablanca. « Les agressions contre les personnes et les meurtres ne connaissent pas de recul, au contraire ; rien qu’au niveau des cours d’appel de Casablanca, on a constaté une explosion des affaires liées aux atteintes contre les personnes. »
Me Sadek Noumaane ajoute que les chiffres officiels sont à prendre avec des pincettes puisqu’ils ne concernent que « les affaires qui ont été traitées par la justice alors que les plaintes et les dossiers en cours ne font pas partie de ces statistiques qui ne tiennent pas compte des agressions – ô combien nombreuses – subies par des citoyens qui s’abstiennent de s’adresser à la police pour diverses raisons ».
Les raisons de cette flambée de la violence ?
Quels sont les facteurs de cette recrudescence de la criminalité organisée ou à la petite semaine ? Sur les causes profondes, qui peut encore nier que les usines qui ferment, les licenciements qui menacent dans les entreprises les plus cotées, la pauvreté rurale exacerbée par le spectre de la sécheresse ne sont pas un ferment idéal pour le passage à la délinquance ? La « délinquance d’appropriation » (vols, cambriolages...), qui a explosé avec l’entrée dans la société de consommation, est une dénonciation des écarts de richesse grandissants.
Pour les experts de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), les facteurs sociologiques sont plus profonds : « D’une manière générale, l’urbanisation galopante a substitué au modèle patriarcal basé sur la solidarité, un modèle citadin centré sur l’individu, et qui a rapidement conduit à l’éclatement de la cellule familiale qui reste l’une des causes essentielles de la délinquance juvénile. » Autre élément frappant, on constate que 40% des anciens détenus retournent en prison pour récidive. « On a trop insisté sur le confort des détenus en oubliant l’essentiel, c’est-à -dire que la prison est un milieu criminogène. Quand on met un voleur de pommes dans la même cellule qu’un parrain, à quoi doit-on s’attendre ? Je travaille sur le cas d’une pharmacienne incarcérée pour un chèque sans provision. Elle est placée dans la même cellule que des criminelles endurcies, dont une meurtrière. Cette dame, BCBG, est bien entendu terrorisée par cette proximité. Quand elle quittera la prison, ce sera un être brisé sans perspective de vie honnête. On ne laisse aucune chance au délinquant pour évoluer vers la réparation. Une justice expéditive qui nie la singularité de chacun et de son parcours n’est pas juste », dénonce Mezroua Aïcha qui s’occupe, entre autres, de la réinsertion des détenus. Dans la foulée, si le printemps marocain a libéré la parole, il a aussi libéré des pulsions criminelles latentes. Comme le montrent ces histoires de loubards qui profitent du moindre événement sportif pour se transformer en pillards de boutiques.
Les effets collatéraux
Autre effet collatéral du Printemps arabe, et non des moindres, la peur du gendarme a pratiquement disparu. Et ce n’est pas uniquement dans les « quartiers chauds » que les jeunes n’ont plus peur de l’uniforme. Résultat, les mokhaznis sont parfois sauvagement agressés dans l’exercice de leurs fonctions, les policiers sont passés à tabac de plus en plus souvent et les gendarmes qui font l’objet de tentatives de meurtre sur les routes sont contraints de panser leurs blessures dans l’indifférence générale.
Quand un criminel blessé peut se retrouver dans le rôle de la victime dès qu’il y a un photographe zélé dans les environs, des dizaines d’agents traversent chaque semaine les services des urgences sans qu’ils fassent forcément la manchette des journaux. Mis à part peut-être ce policier qui s’est fait planter un sabre dans la gorge à Marrakech et qui est toujours hospitalisé à l’hôpital Ibn Tofaïl.
Certains y laissent la vie, d’autres sont contraints de regagner leur poste immédiatement. « Il y a tellement de manifs, de violences liées aux grèves et autres sit-in que l’on est soumis à un rythme d’enfer. Les permissions sont annulées et il nous arrive parfois d’enchaîner le jour avec la nuit. Tout le monde est à bout », s’indigne un gradé des forces auxiliaires. Comment s’étonner alors qu’il n’y ait plus assez d’agents disponibles pour traquer la criminalité au quotidien ?
L’effectif de la police en cause ?
Le gouvernement est-il conscient de la gravité de la situation ? Le ministre de la Justice et des Libertés, Mustafa Ramid a cru bon rappeler que l’Etat avait perdu de son aura et qu’il fallait remettre le respect du Makhzen à l’ordre du jour. Le dispositif de sécurité est-il capable de répondre à une demande qui croît de façon exponentielle ?
Face à la montée de la criminalité, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) aligne des effectifs insuffisants : quelque 64 000 policiers pour près de 35 millions d’habitants, alors qu’en Tunisie (héritage de Ben Ali ?), ils sont plus de 150 000 policiers à assurer la sécurité de 11 millions d’habitants ! Dès sa prise de fonction, Bouchaïb Rmail, le premier flic du Royaume, s’est d’ailleurs dépêché d’amender le plan quinquennal sécuritaire 2013/2017 avant de le transmettre à Mohand Laenser. Ce plan particulièrement ambitieux préconise de passer de 64 000 policiers à 82 000 en l’espace de cinq ans. La mise en œuvre de cette stratégie implique de moderniser les services d’enquête en diversifiant les sources du renseignement, en améliorant l’analyse de la délinquance, la surveillance des suspects… quitte à s’assurer le concours de compétences non spécifiquement policières. Sans oublier les moyens techniques, à commencer par l’outil informatique. Tout cela a un coût. Le gouvernement a-t-il les moyens financiers et la volonté de mener à terme cette bonne gouvernance sécuritaire ? La toute prochaine loi de Finances pourrait constituer un bon indicateur.
Abdellatif El Azizi
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En matière de données statistiques, les chiffres officiels sont toujours en contradiction avec le sentiment général d’insécurité. Au Maroc, la situation est encore plus compliquée parce qu’il n’existe pas, comme en France par exemple, un organisme indépendant à l’image de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, qui apporte toujours un bémol aux chiffres de la police.
Autre écueil, la mesure de la délinquance, qui est une activité scientifique, est l’otage des approximations administratives quand elles ne sont pas politiques. Résultat, les données officielles du ministère de l’Intérieur pour l’année 2011 sont à prendre avec beaucoup de précaution.
Ainsi, selon ses dernières statistiques, 2 796 personnes ont été arrêtées sur le territoire national au cours de l’année écoulée, en raison de leur participation à des vols à main armée, alors que 1 347 individus sont toujours recherchés pour les mêmes motifs.
D’après cette source, les crimes de violence sur personnes représentent 12% du total des crimes commis en 2011. De plus, 196 accusés d’homicide volontaire ont été arrêtés sur la scène du crime contre 146 en 2010.
Les mêmes statistiques estiment à 19 000, les vols avec violence, les vols avec kidnapping, les attaques à l’arme blanche, les vols à l’intérieur des voitures, l’attaque des passants, les tentatives de meurtre et les meurtres commis à travers tout le pays.
Par ailleurs, phénomène relativement récent, près de 80% des crimes commis le sont sous l’effet des drogues psychotropes, et, plus inquiétant, 40% des anciens détenus retournent en prison pour récidive contre 10,18% pour l’année précédente.
D’après les statistiques officielles, l’administration générale de la sécurité nationale a embauché, entre 2008 et 2011, près de 17 000 policiers, dans le cadre du plan quinquennal de la sécurité nationale 2008-2012 mis en place par l’ancien ministre de l’Intérieur, Chakib Benmoussa.
On estime le nombre actuel de policiers à 64 000, dont 8 000 pour la capitale économique.
Dans ce secteur plus qu’ailleurs, le départ volontaire a entraîné une diminution drastique des ressources humaines dans un grand nombre de villes comme Casablanca, Rabat, Fès et Marrakech.
A.E.A.
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Histoires de crimes ordinaires
Autoroutes, s’abstenir
Entre la dame qui a reçu un pavé dans le pare-brise sur le tronçon Meknès-Rabat, l’automobiliste qui s’est fait agresser à quelques kilomètres du péage de Bouznika et le MRE qui a perdu la vie après avoir heurté de gros cailloux au niveau de Sidi Allal Tazi, les autoroutes sont devenues de vrais coupe-gorge une fois la nuit tombée. « De retour de Rabat, après avoir quitté le péage de Kénitra, j’ai roulé pendant trente minutes quand j’ai reçu un gros pavé dans la vitre de la portière droite. J’ai ensuite essuyé un tir nourri de jets de pierres sur plusieurs centaines de mètres. J’ai accéléré au maximum mais j’ai eu le temps de voir de nombreuses silhouettes s’agiter dans la pénombre », explique ce policier de Tétouan qui ajoute que les gendarmes ont une cartographie précise des points noirs situés sur les autoroutes. Et le danger, c’est que ces pillards ne descendent jamais sur le bitume s’ils ne sont pas plus d’une dizaine, armés de gourdins et d’armes blanches. Les gendarmes, malgré une bonne implantation et une certaine mobilité, ont des difficultés à veiller sur toutes les autoroutes même s’ils réussissent régulièrement à appréhender des bandes à l’origine d’un grand nombre d’agressions et de vols.
Crime sous psychotropes
A Tétouan, des jeunes se réveillent d’un véritable cauchemar. Sous l’effet de psychotropes, ils ont sauvagement violé la mère de l’un d’eux. Le lendemain, constatant l’horreur du crime, le fils de la victime se suicide tandis que ses acolytes demandent qu’on les pende sur-le-champ !
A l’instar de cette dramatique histoire, se produisent, chaque jour, des actes déments qui ne sont jamais recensés par les services de police. Sauf dans le cas où l’agression débouche sur un meurtre. Certains crimes horribles et autres parricides sont la conséquence directe de la consommation de drogues dures.
Selon les derniers chiffres de ce phénomène relativement récent, près de 80% des crimes commis le sont sous l’effet des drogues psychotropes.
Directement responsables de ce type de criminalité, les comprimés Rivotril, Diazepam ou encore Témesta ont des effets dévastateurs sur la santé mentale des jeunes.
Plusieurs Organisations non gouvernementales (ONG), comme l’association « Non aux psychotropes », sont débordées par l’ampleur du phénomène. Il n’existe, pour l’instant, aucune politique volontariste de santé publique pour combattre ces drogues.
Vols à l’arraché
Les bandits de grand chemin n’ont pas besoin d’être branchés sur la Bourse de New York pour savoir que le prix de l’or a flambé. Une hausse qui a entraîné une nouvelle vague de délinquance.
Si les histoires de bijouteries braquées sont rares, les boutiquiers font face à un phénomène de délinquance « spontanée » commise par des malfaiteurs occasionnels qui, passant devant un commerce par hasard, tentent de s’approprier par la violence quelques bijoux avant de fuir. Mais les plus dangereux, ce sont ceux qui pratiquent le vol à l’arraché, n’hésitant pas s’attaquer à des femmes dans la rue pour les dépouiller de leurs bijoux en or. Un marché parallèle du métal précieux a ainsi vu le jour. A Casablanca, des receleuses ont pignon sur rue au quartier Sidi Othman. Elles sont connues de la police puisque la plupart d’entre elles ont déjà fait de la prison à la suite d’affaires de vol de bijoux en or.
Face à la recrudescence des vols à l’arraché ces derniers mois, la police a renforcé son dispositif de surveillance et d’intervention. Elle a ainsi positionné des policiers en tenue et en civil – dont la fameuse brigade à moto –, les faucons, dans plusieurs points chauds des grandes villes.
A.E.A.
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