Maintenant qu’ils sont hors de prison, ils sortent aussi du bois. En entrant dans le jeu politique, ils changent de stratégie, mais pas d’objectif. Et ils ont aujourd’hui un allié au pouvoir, le PJD...
Le Maroc sera salafiste ou ne sera pas. La parodie de la fameuse formule de Malraux ne serait qu’une boutade si les forces démocratiques n’étaient dans une situation fort délicate, incapables aujourd’hui de s’opposer à la théocratie qui se profile. L’islamisme doit une fière chandelle au 20-Février.
Conséquence inattendue du Printemps arabe, les salafistes jouissent désormais d’un état de grâce équivalant à celui de la disgrâce qui a frappé l’autre bord, notamment celui de la gauche. A la bérézina du camp des modernistes répondait la victoire du PJD aux dernières législatives, mettant par la même occasion les salafistes sur la liste d’attente.
Avec la libération des trois leaders de la mouvance, l’intrusion du salafisme pur et dur dans le jeu politique est en marche. « Les salafistes ne sont pas pressés, Fizazi et ses frères ne visent pas vraiment les communales ; ce qui les intéresse, ce sont les législatives et les présidences des régions. C’est là que se situe pour eux le véritable enjeu », explique l’islamologue Saïd Lakhal.
Au lendemain du Printemps arabe, les salafistes s’apprêtent à s’engager dans la politique – avec en place un appareil puissant et déjà opérationnel, installé de longue date dans tout le pays . Pour l’instant, les contacts vont bon train et l’étau sécuritaire s’étant relâché, les salafistes se préparent pour le grand soir.
Précurseur en la matière, Fizazi ratisse large pour se positionner en vue des prochaines échéances électorales. Le prédicateur, qui avait été condamné à 30 ans de prison au lendemain des attentats du 16 mai, a été libéré à la suite d’une grâce royale en avril 2011.
Depuis, il bat le pavé pour réactiver « ses cellules dormantes » mais, cette fois-ci, en vue de créer un parti politique. Idem pour Abou Hafs et Haddouchi qui sont pour l’instant dans la prospective, alors que Hassan Kettani s’accommoderait bien d’une chaire dans une mosquée ayant pignon sur rue pour « reprendre son bâton de pèlerin et répandre la bonne parole ».
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Qui sont nos salafistes ?
Ils rejettent tous l’appellation « Salafia jihadia » qui leur colle depuis le 16 mai 2003. Que ce soit Mohamed Fizazi, Abdelwahab Rafiki surnommé Abou Hafs, Omar Haddouchi ou encore Hassan Kettani, tous se disent salafistes mais dénoncent le terme inventé par le général Laânigri pour catégoriser le mouvement.
Un rapport confidentiel de la direction des affaires criminelles du ministère de la Justice, qui fait état de 2 300 personnes arrêtées à la suite des attentats du 16 mai 2003, recense quelques mouvances jihadistes appartenant à différents courants salafistes y compris les plus virulents, à savoir Harakat tawhid wal jihad, Ansar el mahdi, Jamaat fath al andalous, Jamaa islamia du tawhid et la Siriat al batar, entre autres.
Plus radicaux encore que les salafistes, les takfiris (ceux qui pratiquent l’excommunication) ont les mêmes références idéologiques que les premiers mais prônent en plus un jihad armé plus musclé contre la société impie et alliée de l’Occident athée.
Le Takfir wal hijra est entré dans la clandestinité totale à la suite de la terrible répression qui s’est abattue sur cette secte au lendemain des attentats meurtriers du 16 mai 2003 à Casablanca. Le Takfir est essentiellement implanté dans les montagnes reculées du Rif alors que les salafistes sont partout.
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Quelles sont leurs valeurs?
Pour savoir ce que pensent les salafistes, il suffit de visionner l’une des vidéos des chioukhs sur YouTube. Dans l’un de ces morceaux d’anthologie, signé Fizazi, la démocratie en prend pour son grade. Pour le salafiste tangérois, la religion des démocrates est une voie vers l’enfer, et celle des salafistes la seule qui mène vers le paradis.
Avec force citations coraniques, Fizazi déroule sa propre conception du pouvoir politique : la démocratie ne pouvant mener qu’en enfer, il est pratiquement impossible d’être musulman et démocrate. Dénonçant toute sacralisation de médiateurs humains, fussent-ils élus démocratiquement, entre les croyants et leur créateur, Fizazi se défoule sur cette dérisoire et ridicule « concurrence » humaine faite à Dieu.
« Ne vous rendez-vous pas compte que nous, nous constituons la communauté des adorateurs du seigneur de l’univers alors que dans cette religion de la démocratie, ils se prosternent devant des hommes aussi faibles qu’eux, des êtres mortels qui urinent et qui défèquent ?! », s’emporte-t-il. « Les salafistes, dont le maître à penser reste l’imam Ibn Taymiya, qui se réclament d’essalaf essalah, ou des "pieux prédécesseurs", militent pour un retour à "l’islam des origines" expurgé d’ "innovations blâmables" comme la démocratie ou la laïcité », rappelle l’islamologue Saïd Lakhal.
Il faut savoir que ce courant, qui prêche une vision très littérale du Coran et de la tradition – sans rien contextualiser – cherche plus à réformer la société pour prendre le pouvoir par la base qu’à renverser le régime, parfois taxé d’impie. Dans l’actualité, les faits ne manquent pas pour illustrer le retour en force des salafistes.
Ce sont bien eux qui se sont mis en tête de « purifier » la ville de Aïn Leuh (près d’Ifrane) de ses filles de joie. Les comités populaires n’ont pas attendu la victoire du PJD pour passer à l’action. Piloté par des associations noyautées par les salafistes, ce mouvement a entamé, bien avant l’été dernier, une série d’actions qui vont de la dénonciation des clients de lupanars à l’arrestation de proxénètes, en passant par des opérations de réadaptation organisées au profit des prostituées qui désirent se recycler.
A Kénitra, plus d’une centaine d’associations ont planché sur un « programme militant et coordonné » pour protester contre la décision de la wilaya de la région qui a accordé, récemment, une autorisation de vente d’alcool à un restaurant de la ville. De la police des mœurs à la police de la pensée, il n’y a qu’un pas que les salafistes, dont ceux d’Al Islah wa tawhid (le Mur), auront vite fait de franchir puisque le bras armé du PJD planche sur une structure chargée de réguler les festivals pour barrer la route aux « adversaires de l’art pur et de la culture décente ».
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Quel est leur poids dans la société?
C’est un véritable casse-tête pour tous les sécuritaires du monde. Pour les services de renseignement espagnols du CNI, ils seraient quelques centaines de milliers de salafistes purs et durs, dûment répertoriés. Tandis que d’autres services occidentaux n’excluent pas qu’ils soient des millions.
En fait, la difficulté de cerner leur poids vient du fait que la clandestinité imposée par la féroce répression qui s’est abattue sur les salafistes, au lendemain des attentats du 16 mai 2003, a mis en veilleuse les activités de nombreuses associations. Elles sont d’autant plus puissantes que Hassan II avait largement contribué à leur multiplication pour faire de l’ombre aux gauchistes durant les années 70.
Les membres d’associations salafistes et les simples sympathisants se compteraient par milliers. Ils tiennent des mosquées, des universités, des hôpitaux, le grand commerce de Derb Omar à Casablanca, ou de Bab Enawader à Tétouan où ils contrôlent tout le circuit de la contrebande. Dans les années 90, des mosquées ont « poussé spontanément », grâce aux dons de richissimes hommes d’affaires du Golfe.
Des collectes anarchiques de fonds ont également permis, avant le tournant du 16 mai, à des salafistes du cru de bâtir des fortunes considérables dont la principale caractéristique consiste à échapper au fisc. Autant dire que le nerf de la guerre ne manque pas. A la faculté, c’est le même scénario qui a prévalu. Face à la mainmise des marxistes sur le campus, les services de Basri n’avaient rien trouvé de mieux que d’ouvrir la bergerie au loup.
Aujourd’hui, plusieurs mouvances contrôlent les campus universitaires avec une préférence pour des facultés comme celle de Fès, où se déroule une guerre de leadership entre les étudiants de Yassine, l’Organisation du renouveau estudiantin marocain (PJD), les salafistes et la gauche radicale.
Au passage, on notera la restructuration du Renouveau estudiantin qui a reçu la bénédiction de Benkirane et la promesse d’un gros chèque. Ajoutons à cela le passage par la case prison, qui a radicalisé les salafistes jetés derrière les barreaux à la suite de procès préfabriqués.
Dans la foulée, ces véritables écoles du jihad que sont les prisons, où sont toujours concentrés les salafistes arrêtés et jugés par une justice d’abattage après le 11 septembre 2001, ont produit de nouvelles recrues parmi les prisonniers de droit commun. Il en resterait moins d’un millier dans les prisons du Royaume, mais il faut désormais compter avec leurs proches qui se sont radicalisés depuis.
« En refusant d’accorder aux condamnés post-mai 2003 le statut de prisonnier d’opinion, les autorités les ont placés dans des cellules avec des détenus de droit commun. Résultat, les Abou Hafs et autres Haddouchi ont recruté à tour de bras au sein d’une armée de jeunes paumés, alors que des prêcheurs à la petite semaine, beaucoup plus radicaux que leurs maîtres, se sont chargés de poursuivre le travail, une fois à l’extérieur, dans les quartiers défavorisés », relève une source policière.
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Pourquoi sont-ils si sûrs de prendre le pouvoir ?
Il y a bien entendu le précédent égyptien : des salafistes, inexistants à quelques jours du scrutin, arrivent à rafler la mise devant les Frères musulmans et les modernistes stupéfaits. Il y a surtout la faillite de l’autre camp, la débandade des élites et l’irruption brutale et non planifiée du « pays réel » dans le jeu politique. Les salafistes ont pour eux la sympathie du petit peuple. Notre sondage CSA, publié dans nos colonnes en décembre 2011, révélait que 92% des Marocains étaient pour « une nouvelle politique culturelle plus conforme aux fondamentaux de l’islam ». Les résultats faisaient également état d’un taux de 72% des sondés qui s’étaient prononcés en faveur de la suppression des festivals de musique !
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Le PJD, cheval de Troie des milieux salafistes ?
La réponse à la question exige une grande prudence. Le parti au pouvoir n’est pas aussi homogène qu’on le croit. L’islamisme de façade cohabite aisément avec un rigorisme pur et dur. C’est d’ailleurs pour cela que le PJD a confié la mission de légiférer sur l’idéologie au Mur pour se focaliser sur la politique.
Ce parti s’est d’ailleurs engagé, durant la campagne électorale, à aller dans le sens de la défense des valeurs religieuses en s’impliquant notamment dans la construction de nouveaux espaces de piété, avec un rôle éducatif et social qui met la foi au cœur des débats de société. En recevant chez lui les chioukhs de la Salafia samedi dernier, Ramid a demandé à ces derniers de laisser le PJD prendre ses marques.
Il leur a suggéré de créer des partis, qu’il cautionnera, en tant que patron des libertés publiques. « Les islamistes au pouvoir ont une stratégie claire, il s’agit pour eux de favoriser encore plus la liberté d’expression - mais uniquement à caractère religieux - dans l’espace social, tout en faisant en sorte que le prosélytisme des salafistes ne soit pas l’objet de contraintes d’ordre sécuritaire comme ce fut le cas avec les gouvernements socialistes », explique Lakhal.
Ainsi, le chemin vers la charia est parfaitement tracé pour les salafistes. Et ceux qui pensent encore que la première puissance du monde va les en empêcher devraient savoir que l’oncle Sam entretient des rapports plus que cordiaux avec le wahhabisme saoudien – qui applique la loi du talion à la lettre  – du moment qu’il sert largement ses intérêts.
Abdellatif El Azizi
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