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Conservation foncière : pièges, magouilles, corruption
actuel n°127, vendredi 3 février 2012
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Tanger, Kénitra, Casablanca… Trois villes, trois conservateurs épinglés en quelques mois pour corruption et complicité dans des transactions de plusieurs millions de dirhams. Ce qui remet sur le tapis la question de la responsabilité du conservateur foncier. Zoom sur un métier où les responsabilités sont presque aussi grandes que les tentations.
Dossier réalisé par Mouna Kably et Khadija El Hassani
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Les affaires de malversations foncières se suivent et se ressemblent. Mais il est un phénomène nouveau qui prend de l’ampleur : une professionnalisation croissante, émanant de bandes organisées, aidées en cela par la technologie.
Bien malin celui ou celle qui décèlera, au premier coup d’œil, des documents administratifs falsifiés «d’une telle qualité». Même les notaires se disent dépassés par le degré d’innovation dont font preuve les falsificateurs. Ils sont, selon leurs dires, exposés à un risque croissant, et les tentatives déjouées se comptent par centaines.
La récente médiatisation de plusieurs affaires successives, qui se sont soldées par la condamnation des falsificateurs à des peines relativement lourdes, peuvent être force d’exemple. Mais rien n’est moins sûr. De telles mesures pourraient éventuellement dissuader de nouvelles vocations, mais elles sont aussi susceptibles d’inciter les escrocs confirmés à se perfectionner davantage et à s’entourer de plus de précautions. Ce qui rend la tâche des notaires, comme celle des conservateurs fonciers, encore plus ardue et plus risquée.
A l’heure où la lutte contre la corruption est érigée en priorité nationale, selon les intentions du PJD, il est de bon ton d’annoncer, tambour battant, qu’un conservateur corrompu, un notaire indélicat ou encore un promoteur avide ont été pris en flagrant délit. Si ce n’est les trois à la fois, comme dans la dernière affaire de Tanger où des peines lourdes ont été prononcées à l’encontre des complices pour cause de revente illégale de terrain.
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Qui est la véritable victime ?
Pour autant, dans cette ambiance hautement électrique, la majorité des notaires et des conservateurs clament, haut et fort, leur bonne foi et se plaignent d’être victimes, le plus souvent, de pièges tendus par des promoteurs pressés ou des personnes physiques mal intentionnées, sans qu’ils ne soient suffisamment protégés par la loi.
Il est vrai que les conservateurs se montrent, en général, extrêmement prudents car ils engagent leur responsabilité personnelle pour chaque terrain immatriculé ou bien immobilier enregistré. De plus, ils maîtrisent toutes les ficelles et ont un accès privilégié à l’information. Il est donc très rare qu’un conservateur foncier se fasse épingler.
Le 10 janvier dernier, le conservateur foncier de Aïn Chock, à Casablanca, est pourtant pris la main dans le sac, en flagrant délit de corruption. La nouvelle fait l’effet d’une bombe à travers tout le Maroc. Bien que la somme encaissée soit de 5000 dirhams seulement. «Montant dérisoire quand on sait que les sommes en jeu se chiffrent en millions de dirhams ! »
La justice n’a pas encore tranché dans cette affaire puisque l’enquête est toujours en cours. Mais, selon des sources proches du dossier, les investigations révéleraient des abus bien plus graves que les 5000 dirhams empochés par le conservateur. «Cette conservation en particulier traîne une réputation des plus sulfureuse et son conservateur jouissait d’une bonne couverture.» Les langues se délient au fur et à mesure que l’enquête avance et plus de 80 cas de corruption auraient été détectés par les enquêteurs. Et ce n’est pas fini. « Si chacune de ces malversations a été facturée à 5000 dirhams, faites le compte !»
En réalité, cette prise et sa forte médiatisation permettent aux autorités de faire passer un message à l’ensemble de la profession et des opérateurs qui gravitent autour: désormais, plus personne n’est à l’abri, l’ère de l’impunité est révolue.
Mais cela suffira-t-il à lever l’opacité qui plane sur la Conservation foncière dans son ensemble, et à rééquilibrer le rapport de forces entre le fonctionnaire et le contribuable? Assurément non, car il faudra aussi une révolution des mentalités, un changement des pratiques et probablement, un profond ménage de la maison. Mais dans toutes ces affaires de malversations, que reproche-t-on, au juste, au conservateur?
Le plus souvent, un délit de corruption visant à faciliter et à accélérer les procédures, ou plus grave, un délit de falsification des documents qui permette une vente multiple d’un seul même titre foncier, à l’insu de son propriétaire. Autre affaire qui fait jurisprudence, à Tanger, un conservateur foncier a été poursuivi, cinq ans auparavant, puis condamné à deux ans de prison avec sursis, pour cession illégale d’un titre foncier, objet de séquestre pénal. L’affaire n’est toujours pas tranchée car le conservateur a interjeté appel. A l’époque, elle a fait couler beaucoup d’encre, pour deux raisons. Non seulement, les terrains appartenaient à un baron de la drogue, mais la transaction bénéficiait à un grand promoteur immobilier qui n’est autre que Miloud Chaâbi…
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Navigation en eaux troubles
Troisième scandale ayant éclaboussé la profession de conservateur foncier, l’affaire des frères Jazouli, de Fkih Bensaleh. Début 2010, un terrain de 14 hectares fait l’objet de faux en écriture publique relative à l’immatriculation du titre foncier. L’ancien conservateur de la ville et le chef de service du cadastre sont condamnés, le 19 avril 2011 à Béni Mellal, à dix ans de prison ferme. Le dossier n’est pas encore clos puisque les deux accusés ont fait appel et l’ex-conservateur continue de remuer ciel et terre pour clamer son innocence.
Dans le sillage de cette affaire, la question de la sécurité judiciaire de ces fonctionnaires publics est donc remise sur le tapis. Preuve du profond malaise que vivent les conservateurs depuis quelques mois déjà , une soixantaine d’entre eux ont demandé, par le biais d’un document adressé à la direction générale de la Conservation foncière, à être déchargés de leurs responsabilités ! Depuis le 20 avril 2011, ces derniers ont décidé de ne plus prendre de décisions d’immatriculation dans plusieurs villes, comme Casablanca, Tétouan, Ifrane, Rabat, Essaouira et Khouribga. «Certains d’entre eux ont même fini par déposer leur démission. D’autres, au nombre de treize, ont, à force de persévérance, eu gain de cause», précise Tafah Benachir, secrétaire général du Syndicat national de la Conservation foncière. Une situation qui illustre bien le désarroi vécu par certains conservateurs, des fonctionnaires publics auxquels la loi confère les pleins pouvoirs, pour accorder ou refuser une demande d’inscription d’un acte, sans les protéger suffisamment. En cas de problème, ils sont seuls à assumer les conséquences de leur décision. «Celle-ci est prise sous la propre et unique responsabilité du conservateur. Ce qui l’expose parfois dangereusement», estime, pour sa part, un ancien conservateur. D’autant plus que tout acte entaché de faux ayant échappé à la vigilance du conservateur, produit ses effets, une fois enregistré, et donc peut faire l’objet d’un transfert de propriété, explique Me Mbarek Sbaghi, notaire à Casablanca et ancien conservateur. C’est ce qui s’est passé pour le terrain racheté par Miloud Chaâbi à Tanger.
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TantĂ´t victimes, tantĂ´t corrompus
Il est vrai que toute demande d’inscription donne lieu à de longues et minutieuses investigations pour vérifier la conformité de toutes les pièces fournies, aussi bien sur le fond que sur la forme.
Mais le conservateur n’est pas à l’abri d’abus de malfaiteurs. Ainsi un ancien conservateur s’est trouvé impliqué, à son insu, dans une affaire de faux qui a failli le conduire en prison. A l’origine du conflit, son refus d’inscrire la vente d’une villa appartenant à une propriétaire française, au motif que l’acte de vente, basé lui-même sur un acte douteux de donation, était mal rédigé. Le tribunal de première instance de Casablanca juge la décision de refus illégale et ordonne l’inscription de la vente. Mais l’enquête engagée par la suite donnera raison au conservateur car elle viendra confirmer la falsification des documents présentés.
Entre-temps, poursuit cet ancien conservateur, le dossier ouvert au tribunal de première instance de Casablanca s’est volatilisé et le prétendu acquéreur a disparu dans la nature... Ce qui laisse supposer l’implication de complicités hauts placées qui dépassent le cadre de la Conservation foncière. «Nous, conservateurs, réclamons une garantie de la sécurité judiciaire, en cas de problème, en attendant que les investigations soient menées à leur terme. Si celles-ci confirment l’existence de failles dans la procédure d’enregistrement, les sanctions appropriées peuvent être alors prises à l’encontre du conservateur. Sinon, celui-ci ne doit pas être inquiété», argue Saïd Bellal, cadre à la direction centrale de l’Agence nationale de la conservation foncière, du cadastre et de la cartographie. Lui-même a été accusé et condamné à deux ans de prison, avant d’être innocenté, dans une affaire d’utilisation de faux documents à Hay Riad, à Rabat.
Tantôt victimes, tantôt corrompus, les conservateurs fonciers naviguent en eaux troubles, conscients des failles du système. Pour les uns, l’épée de Damoclès qui pend au-dessus de leur tête ne les empêche pas de remplir leur mission. Pour les autres, ces faiblesses sont autant d’opportunités pour contourner la loi.
M. K. et K.E. H.
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Comment ne pas se faire spolier
Immatriculer votre terrain est une protection juridique, mais elle ne vous met pas à l’abri des mauvaises surprises. Loin s’en faut! Notaires et avocats conseillent un maximum de vigilance, surtout si le foncier reste immobilisé plusieurs années. N’hésitez pas à vérifier régulièrement si son état auprès de la Conservation foncière n’a pas été modifié.
«Sans aller jusqu’à accuser les conservateurs, c’est le plus souvent les petits fonctionnaires qui sont au fait des informations liées à chaque terrain de la région», précise un avocat spécialisé dans les opérations immobilières. Rien de surprenant donc à ce que les titres qui ne bougent pas pendant plusieurs années, soient les plus prisés, «en particulier dans les petites agglomérations où tout se sait».
Dans les grandes villes, les terrains «vagues» situés dans des quartiers en pleine expansion, et donc appelés à prendre de la valeur, du fait des travaux d’aménagement, de la valorisation du centre ville ou encore de l’extension des voies urbaines, sont surveillés de très près par ces initiés. «Dès qu’il repèrent un terrain dont le dossier n’a pas bougé depuis plusieurs années, ils s’organisent avec des complices pour falsifier les documents.» Tel est le cas de plusieurs terrains vendus, une fois, voire plusieurs fois, à l’insu de leurs propriétaires.
M.K.
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Terrains guich, Habous, melk : cibles de tous les trafics
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Autant de statuts que de malversations. Même pour des terrains immatriculés, les escrocs imaginatifs exploitent les failles de la loi pour faire fortune. Florilège.
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Ce n’est pas un hasard si les malversations frappent surtout les terrains, et plus rarement les biens immeubles. Le Maroc compte une multiplicité de statuts des propriétés foncières et les titres immatriculés ne représenteraient guère plus de la moitié du capital foncier du Royaume. De même, les terrains ne sont pas tous topographiés, loin s’en faut, notamment dans les régions enclavées. Sans oublier l’extrême morcellement des parcelles qui rend compliquée, voire risquée, toute transaction ou transmission entre héritiers généralement nombreux. D’où la tentation de l’un d’entre eux de falsifier les documents, avec la complicité de fonctionnaires véreux, pour s’accaparer la totalité du bien.
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« Confusion juridique »
Donc, aux côtés des terrains immatriculés, subsistent des terrains guich (du domaine privé de l’Etat, cédés en jouissance à des tribus pour services militaires rendus) ; des terres collectives (imprescriptibles, inaliénables et insaisissables appartenant à des groupements ethniques soumis à la tutelle du ministère de l’Intérieur) ; et des terres Habous (léguées par une personne à une fondation religieuse).
« La confusion juridique du foncier, à laquelle s’ajoute l’ignorance de la majorité des exploitants, constitue un terreau pour les malversations les plus diverses et attise l’appétit des escrocs », explique un avocat au barreau de Casablanca.
Un terrain non immatriculé – la majorité des terres agricoles ne le sont pas – constitue une proie facile. Il suffit de souscrire un acte adoulaire, en présence de douze témoins prêts à confirmer l’appartenance du bien, moyennant rétribution, et le tour est joué !
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La procédure d’opposition
Mais immatriculer un titre foncier ne met pas le propriétaire à l’abri de mauvaises surprises, loin s’en faut. Avec la complicité d’un notaire et d’un fonctionnaire de la Conservation foncière, il y a toujours possibilité de falsifier les actes. «Mais l’opération est plus complexe, plus coûteuse, plus risquée et donc plus dissuasive. Elle requiert un savoir-faire, une parfaite maîtrise de la falsification des signatures, et surtout des complicités solides.» A leur décharge, des conservateurs se disent, eux-mêmes, victimes du bon travail des faussaires…
Plus grave, tout titre foncier immatriculé peut faire l’objet d’une procédure d’opposition par une tierce personne, pendant un délai d’une année suivant la date de publication de l’avis d’immatriculation. «Plusieurs initiés ont fait fortune en faisant opposition sur un terrain destiné à un projet immobilier, à la veille du lancement des travaux!» Résultat : pris à la gorge, le promoteur immobilier se voit obligé de négocier avec l’auteur de l’opposition, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. «Si ce promoteur ne se plie pas à ce jeu, l’opposition entraîne le transfert du dossier, objet du litige, au tribunal de première instance, puis à la Cour d’appel et enfin, à la Cour suprême. Le procès peut durer plusieurs décennies.»
Fort heureusement, la nouvelle loi foncière qui vient d’être promulguée, et doit entrer en vigueur à partir de juin 2012, encadre cette pratique d’une manière plus stricte. Désormais, la procédure d’opposition ne pourra être déclenchée que dans un délai de deux mois suivant la date de publication de l’avis d’immatriculation. Gageons que les initiés seront suffisamment ingénieux et réactifs pour contourner à nouveau la loi.
Mouna Kably
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Les terrains surveillés de près
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D’une valeur inestimable, les terrains dormants occupent, le plus souvent, des sites stratégiques, au cœur des villes, abritant parfois des propriétés Art déco laissées à l’abandon. Ces propriétés et terrains dormants appartiennent à d’anciens colons français ou résidents étrangers au Maroc.
Certains individus, ayant un accès privilégié à l’information, se sont fait une spécialité d’initier des enquêtes pour retrouver les ayants droit de ces biens immobiliers. « Ils font le déplacement pour présenter une offre aux héritiers qui, souvent, ignorent l’existence même de ce patrimoine, ou s’en désintéressent, avant de leur soutirer une procuration », explique un notaire. En soi, la démarche n’est pas illégale, au point que de véritables sociétés anonymes spécialisées ont vu le jour. Mais ce foisonnement donnant lieu à des dérapages, de fausses procurations ont circulé pour faciliter la vente illégale de ces biens.
Des enquêtes diligentées ont permis de démanteler de véritables réseaux de légalisation de fausses procurations, avec la complicité de fonctionnaires de consulats marocains à l’étranger. Résultat : le conservateur se montre, aujourd’hui, très méfiant en présence d’une procuration émanant d’un propriétaire étranger. «Or la procuration est un principe juridique fondamental», relève un expert. Il est donc difficile de remettre en doute, de façon systématique, l’authenticité de pièces légalisées en France, les deux pays étant liés par un traité international. En revanche, rien n’interdit le déclenchement d’une enquête approfondie. Mais le conservateur en a-t-il les moyens?
M.K.
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Entretien Abdelaziz Messaoudi, au nom du bureau exécutif de Transparency Maroc
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«L’impunité, la grosse faille du système»
Magouille et corruption à tous les étages. Des terrains privés cédés au prix fort à l’administration ou à des sociétés publiques. Des terrains de statut public bradés à des particuliers. L’impunité, conjuguée à l’absence de contrôle, rend le terrain propice à la corruption et aux malversations. Cri d’alarme de Transparency Maroc (TM).
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Que pensez-vous de l’affaire du conservateur pris en flagrant délit de corruption à Casablanca?
Abdelaziz Messaoudi : Transparency Maroc ne peut pas s’immiscer dans une affaire en cours d’instruction. Elle ne peut que suivre son traitement judiciaire pour un procès équitable. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une affaire isolée ou exceptionnelle. L’état actuel des procédures administratives de gestion, l’inadaptation fréquente des textes législatifs et réglementaires à la réalité socio-économique actuelle, la non-application effective des lois et la défaillance des systèmes de contrôle constituent les principales causes de ces déviations.
Dans le domaine de la conservation foncière, l’immatriculation foncière entraîne la subordination des biens immeubles au régime institué par le dahir de 1913, et entraîne la négation de tous les droits détenus par les personnes sur ces biens lorsqu’ils ne sont pas inscrits sur le titre foncier. C’est ce qu’on appelle l’effet de purge des droits antérieurs. Par la suite, il faut inscrire sur le titre tous les droits réels et les mutations qui affectent le bien, faute de quoi ces droits ne sont pas opposables aux tiers. Aussi bien dans la phase de l’immatriculation que dans celle des mises en conformité et en concordance du titre avec l’évolution des droits et de la situation du bien, le conservateur et le service du cadastre jouent un rôle clé dans la célérité des inscriptions, le contrôle de la régularité des actes et leur dévolution éventuellement à la justice. Le conservateur dispose en la matière d’un certain pouvoir discrétionnaire qu’il peut être tenté de monnayer.
Il dispose aussi d’un pouvoir d’information qu’il peut mettre à la disposition de groupes d’intérêts, notamment pour identifier des biens susceptibles de malversations tels ceux qui sont inscrits depuis longtemps au nom d’étrangers, d’entreprises disparues ou de biens non immatriculés et non exploités. Les représentants des collectivités publiques peuvent aussi être impliqués en s’opposant à des immatriculations ou en omettant de faire des oppositions à l’immatriculation de biens publics.
En l’absence de transparence, de suivi, d’audit et de reddition des comptes, la Conservation foncière peut être à l’origine de droits indus et priver de nombreuses personnes de leurs droits.
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Quelles sont les autres affaires de malversation suivies par TM ?
On peut citer l’affaire du terrain, situé à Bir Kacem, à Rabat, devant la Maison d’Espagne, où la quasi-totalité des intervenants dans les malversations liées aux mutations de propriété ont été impliqués.
Il y a aussi celle du terrain de la collectivité ethnique de Missour qui traîne toujours en justice. L’on note également des cas de cession de terrains de statut public à des particuliers ou à des sociétés, à des prix symboliques. D’autres affaires, non médiatisées, portent sur la cession surévaluée de terrains privés, à des administrations ou sociétés publiques. C’est le cas d’un terrain à Azrou destiné à un lotissement pour reloger des bidonvillois. Ces affaires reflètent la situation endémique de la corruption au Maroc malgré le discours officiel et la ratification de la convention des Nations unies contre la corruption.
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Où se trouve, selon vous, la faille du système ?
Sans aucun doute, l’impunité est la caractéristique principale, en même temps qu’elle est l’obstacle réel au rétablissement de la confiance des citoyens dans les institutions publiques. Il y a aussi la non-consécration officielle, systématique et effective, de l’obligation des responsables et gestionnaires à rendre compte. Sans oublier la complexité et la lenteur des procédures administratives, l’inefficacité des institutions de contrôle, la non-indépendance du pouvoir judiciaire, les écarts flagrants entre les hauts et bas salaires. Tous ces facteurs incitent certains responsables à monnayer leurs signatures.
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Quelles pistes d’amélioration préconisez-vous ?
Pour lutter contre la corruption et les autres formes de malversation, il faut mettre en œuvre le principe de la reddition des comptes – à tous les niveaux de responsabilité – tout comme le contrôle régulier des institutions, et veiller à l’indépendance de la justice. Toutes les autres améliorations en découlent.
Par ailleurs, Transparency Maroc dispose d’un Observatoire de la corruption et de trois centres d’assistance juridique aux témoins et aux victimes de la corruption dans les villes de Rabat, Fès et Nador. Cette expérience nouvelle est appelée à se développer grâce à l’adhésion et à la mobilisation citoyenne.
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Propos recueillis par Khadija El Hassani
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Désespérant indice de perception de la corruption
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Pas d’amélioration en 2011 pour l’indice de perception de la corruption publié par Transparency International. Le Maroc campe sur son 3,4 sur 10. Il est parmi les derniers de la classe, en 9e position sur les 17 pays de la région MENA.
Le Maroc n’a toujours pas publié le rapport d’évaluation des experts indépendants des Nations unies quant au respect de ses engagements. Ce qui est révélateur de la volonté insuffisante de l’Etat de combattre concrètement le phénomène. Ce rapport aurait dû être diffusé en octobre 2011, à l’occasion de la quatrième conférence des Etats signataires de ladite convention tenue à Marrakech.
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ANCFCC L’autre grande muette
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D’un côté, une direction murée dans un silence têtu. De l’autre, des salariés décidés à révéler au grand jour les dysfonctionnements de l’une des administrations les plus stratégiques du pays. Retour sur des relations houleuses.
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Un mur infranchissable. La vieille dame continue de fasciner par son silence inébranlable. Toute tentative pour recueillir des informations ou joindre un responsable de l’auguste institution est vouée à l’échec. Le mutisme est, semble-t-il, la grande spécialité de l’Agence nationale de la conservation foncière, du cadastre et de la cartographie (ANCFCC), placée au cœur de l’économie marocaine et qui brasse pas moins de 3 milliards de dirhams de chiffre d’affaires. A en croire ses employés, le silence est l’arme fatale que brandit à chaque fois l’Agence contre tout mouvement de contestation ou de revendication.
L’exemple le plus parlant est la manière dont a été géré le conflit social ayant paralysé cette structure pendant une période de forte demande.
«Tout au long de l’été 2011, face à nos multiples tentatives d’amorcer le dialogue, le management de la Conservation foncière est resté muré dans un silence obstiné. Et ce, malgré les sit-in et grèves à répétition qui ont entravé le travail et attisé la colère des employés et des usagers», se rappelle Tafah Benachir, secrétaire général du Syndicat national de la conservation foncière (SNCF). Il a fallu attendre plus de cinq mois, de mars à la mi-juin, pour qu’un accord soit signé entre la direction et le syndicat. Entre-temps, aucun geste n’a été tenté par la direction pour apaiser la tension.
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«L’ère de l’aléatoire»
En réalité, depuis la création de l’Agence et la nomination du nouveau DG, Taoufik Cherkaoui, en 2003, le quotidien de la Conservation foncière est rythmé par des sit-in de protestation. Une période dont se rappelle encore cet ancien conservateur, aujourd’hui reconverti en notaire. Celui-ci a vécu toutes les mutations de cette administration qui était alors une direction placée sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. «L’âge d’or date du directeur général, Abdellatif Belbachir, pur produit de cette administration, suivi de Saâd Hassar qui sera par la suite promu secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur. Depuis, nous sommes entrés dans l’ère de l’aléatoire avec Taoufik Cherkaoui, mathématicien de formation», ironise cet ancien cadre de l’ANCFCC, qui a bénéficié en 2004 d’un départ anticipé à la retraite. Pour lui, la panne de dialogue qui sévit depuis 2003 grippe la machine interne et bloque l’échange entre la direction générale et les salariés, tout en pénalisant les usagers.
Abondant dans le même sens, Saïd Aït Bellal, cadre au sein de la direction centrale, pointe du doigt la politique managériale basée sur un rapport de force et des tentatives d’intimidation, des mutations aléatoires, des promotions retardées et des acquis bafoués.
«Souvent, des conservateurs sont mutés sans aucune justification, d’autres déchargés de dossiers, voire de leurs responsabilités sans aucun formalisme.»
Ce climat délétère a fini par provoquer une hémorragie de départs volontaires. Plus d’une cinquantaine de conservateurs parmi les plus expérimentés auraient claqué la porte. Ceux qui restent multiplient les mouvements de revendication via plusieurs canaux. D’où la baisse de la productivité qui freine une machine déjà au ralenti. Ce qui explique en partie la recrudescence des tentatives des usagers pour contourner les blocages et accélérer leurs procédures d’immatriculation et d’enregistrement. «Quand vous avez une opération à boucler, et que vous êtes pressé par le temps et par la banque, vous tentez tout pour fluidifier le système !», confie un promoteur immobilier sous couvert d’anonymat. En clair, le bakchich a encore de beaux jours devant lui.
Khadija El Hassani
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Billet
Une agence à vau-l’eau
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Les couloirs de l’Agence nationale de la conservation foncière bruissent du départ imminent de l’actuel directeur général. L’homme a, semble t-il, largement démérité, sinon comment expliquer l’atmosphère de liesse qui frappe toutes les directions à l’annonce de ces rumeurs ? Taoufik Cherkaoui occupe pourtant une fonction exceptionnelle dans un secteur qui ne l’est pas moins. L’agence a versé au fisc plus de 1 milliard de dirhams en 2011. De ce fait, le patron de l’Agence aurait dû installer, à son arrivée, une démarche pertinente pour adapter les métiers de l’ingénierie foncière aux nouveaux enjeux fonciers. Au lieu de cela, l’ex-patron de la direction de la Statistique a opté pour un bras de fer avec ses subordonnés, largement médiatisé, qui a valu aux services du cadastre des milliers d’heures de travail perdues en grèves. Dès sa transformation en agence, la Conservation foncière a donc été le théâtre de forts mouvements de grève. Au cœur des conflits, d’abord l’application d’un nouveau statut qui "dérange" des pratiques douteuses, mais aussi et surtout, une gestion d’un autre âge, pour employer un euphémisme.
Attendu sur la modernisation de la Conservation foncière, le patron des lieux aurait dépensé des millions de dirhams pour informatiser les agences régionales et restaurer les bâtiments, mais aucun effort n’a été déployé en faveur des doléances des professionnels du secteur. Et les « prédateurs » de l’immobilier peuvent lui dire merci. Aujourd’hui, les réformes ne sont pas remises en cause. Ce qui l’est, c’est le mode de gestion d’une institution aussi stratégique. Dommage que le successeur de Saâd Hassar n’ait pas réussi à relever le défi, à savoir une gestion efficace des contraintes foncières, l’un des enjeux fondamentaux du Royaume.
Abdellatif El Azizi
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Vente multiple : les malheurs des Friekh
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Un cas d’école : un terrain acquis en 1976 par un MRE, qui ne se manifestera pas jusqu’en 2011. Trop tard, le terrain a, entre-temps, été cédé une seconde fois, par un autre vendeur, à un promoteur. Qui aura le dernier mot ?
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Bienvenue chez Kafka. Depuis près de deux mois, la famille Friekh vit un véritable cauchemar. Victime d’une escroquerie qui l’a spoliée d’un terrain de 488 m2 à Fès, elle se débat pour tenter de démêler l’écheveau d’une affaire aux allures d’une grosse supercherie.
L’affaire, qui a coûté la vie au père de famille, Benaïssa Freikh, éclate au grand jour le 11 décembre 2011. Ce dernier, Marocain résidant à l’étranger, découvre de retour au pays que, sur son terrain acquis en 1976 avec son épouse, dans l’arrondissement de Zouagha, a poussé un immeuble de deux étages (quatorze appartements et six magasins). Le choc lui est fatal. Depuis, ses enfants tentent de recouvrer leur bien. Mais l’entrepreneur affirme, de son côté, avoir acquis légalement le terrain. A ce jour, toutes les recherches engagées par les héritiers pour mettre la main sur le vendeur sont restées vaines. Echec également de leurs démarches pour retrouver les traces du contrat d’achat revendiqué par l’entrepreneur et du permis de construire. Ce qui fait dire à Taoufiq Friekh, fils du défunt, que l’affaire a été montée de toutes pièces grâce à des complicités administratives.
« C’est un réseau d’escroquerie organisé, bénéficiant de la complicité de hauts responsables. Sinon comment expliquer que toutes les portes pour éclaircir ce mystère nous soient fermées?» Côté justice, le tribunal de première instance s’est déclaré incompétent et a renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel. Une première audience est programmée pour le 9 février. Les héritiers Friekh réclament un arrêt du chantier pour litige, le temps que l’affaire soit élucidée. « Nous craignons que des familles ne viennent s’installer vu que des appartements ont déjà été vendus par le promoteur », explique Taoufiq Friekh.
A noter que la commune a ordonné un arrêt du chantier, le 12 janvier, pour un délai d’un mois. Effarés, les héritiers Friekh s’en remettent aux médias dans l’espoir que leurs voix parviennent à lever l’injustice dont ils se disent victimes.
K.E.H.
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Que dit la loi ?
Ce cas n’est pas isolé. L’affaire repose sur le principe de bonne foi, souvent avancé soit par le propriétaire initial, soit par l’acquéreur lorsqu’il arrive à prouver qu’il n’a pas été informé du faux, et qu’il ne pouvait pas l’être au moment de l’acquisition. «Doit-on protéger le propriétaire qui n’a jamais vendu ou l’acquéreur qui ignore que l’opération s’appuie sur une opération entachée de faux ?», s’interroge Me Mbarek Sbaghi, notaire à Casablanca.
En effet, l’article 66 du dahir 1913 protège le propriétaire inscrit une première fois. La Constitution, quant à elle, protège les droits des citoyens, notamment leur droit de propriété qui ne peut être aliéné que par une expropriation pour utilité publique. Véritable dilemme. D’autant que la jurisprudence n’est pas constante sur ce point, relève Me Sbaghi : tantôt c’est l’article 66 qui est pris en référence, tantôt est invoqué le principe général «tout ce qui naît d’un acte nul est nul et non avenu».
En attendant que l’enquête élucide ces affaires, des conservateurs suggèrent que le fonds d’assurance prévu par le dahir 1913 sur l’immatriculation des immeubles soit actionné pour dédommager, soit le propriétaire initial qui n’a jamais vendu, soit l’acquéreur de bonne foi.
K.E.H. |
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