Dans la maraude de nuit du Samu social
Toutes les nuits, à Casablanca, des centaines de mineurs s’approprient les rues noires et dangereuses de la ville blanche. Abandonnés ou orphelins, ils sont exposés aux pires dangers d’une mégapole aveugle. En première ligne face à ce fléau, les « héros » ordinaires du Samu social.
Toutes les nuits, entre 21h et 5h du matin, une maraude du Samu social fait le tour de la plus grande ville du Royaume pour s’occuper de ces enfants oubliés. Ils sont « peut-être un millier, dont 300 qui passent chaque nuit dans la rue », selon les statistiques de Hicham, le travailleur social affecté à la ronde de cette nuit glacée de décembre.
De six à une vingtaine d’années, garçons et filles abandonnés survivent plus mal que bien dans l’obscurité et les recoins d’une cité de près d’une dizaine de millions d’habitants qui, pour la plupart, ne sont même pas au courant de la vie parallèle que mènent les jeunes perdus de la capitale économique.
En véritable service d’aide d’urgence, les trios qui composent les Equipes mobiles d’aide (EMA) du Samu social vont quotidiennement à la rencontre des enfants des rues, leur apporter une écoute, du réconfort, des conseils pas toujours suivis, du café chaud, des sandwichs au fromage et des soins de premiers secours. Mais pas seulement.
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L’action sociale, une « évidence »
Cette nuit, Mustapha le chauffeur, Zineb l’infirmière et Hicham vont aussi répertorier les nouveaux arrivants, s’enquérir de celui qu’ils n’auront pas croisé ce soir auprès de ses amis, rechercher les personnes disparues dont les proches leur ont fourni le signalement. Et surtout, ils vont tenter de ramener au moins un jeune au siège du Samu social, dans le quartier Bourgogne, pour qu’il puisse se laver, manger un repas chaud, dormir dans un lit – en sécurité – et être aidé à proprement parler.
Des éducateurs sociaux, des psychologues, des médecins et des médiateurs essaieront, dès le lendemain matin, de recréer le lien familial brisé ou de trouver une solution concrète pour « le bénéficiaire », selon le terme consacré. « On crée un dossier, on discute avec eux pour connaître leur histoire, on les soigne s’ils en ont besoin mais comme c’est un service d’urgence : les jeunes ne restent pas plus de trois jours chez nous », explique Hicham. « Si nous n’arrivons pas à contacter leurs parents, nous les envoyons vers d’autres structures partenaires dont le métier est de faire le suivi sur le long terme », ajoute le jeune homme pour qui l’action sociale est « une évidence ».
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L’heure de répit
Il est 21 heures, la maraude entame son circuit nocturne par les abords de la grande mosquée Hassan II. Mustapha repère trois jeunes garçons et stoppe l’estafette. Comme on s’en rendra compte à chaque arrêt, l’équipe est très attendue et accueillie avec la plus grande joie par les jeunes qui engloutissent leurs sandwichs avec la gloutonnerie des affamés et se balancent en arrière de soulagement à la sensation du café fumant qui vient réchauffer leurs corps maigres et cabossés.
Après s’être enquis de l’état des trois adolescents, la camionnette reprend sa lente course vers la Corniche. Près du McDo, une ribambelle d’enfants d’une dizaine d’années accompagnés de deux jeunes filles sautent au cou de Zineb, Mustapha et Hicham et sautillent d’impatience à la vue des quelques pulls et chaussettes que l’équipe leur a apportés. Hasna a 18 ans et sept ans de rue derrière elle.
Dans son survêtement rouge et sous un foulard lui couvrant le cou et la tête, on devine une chevelure abondante et un corps mince. Elle est contente de s’asseoir cinq minutes et de discuter avec l’infirmière qui dévoilera plus tard que Hasna est mère d’un bébé de sept mois qu’elle a eu alors qu’elle purgeait une peine de quatre mois de prison pour agression avec violence. « Elles sont toutes mères. Soit elles laissent leur petit chez leurs proches, soit elles l’abandonnent, soit elles le vendent, parfois à 500 dirhams. »
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Ouled Ziane, les portes de l’enfer
Pour « vivre », Hasna et sa copine Sarah (15  ans) mendient et se prostituent « pour 20 dirhams, pour manger », ajoute Zineb, mais de ça elles ne parleront pas ce soir. Lorsqu’elles imaginent leur vie idéale, le rêve est simple et humble : « Je voudrais apprendre un métier, comme couturière par exemple, je ferais de beaux caftans et de jolies takchitas », souffle Sarah. « J’aurais un mari et des enfants et il ne serait PAS QUESTION qu’ils aillent traîner dans la rue, sinon je les enfermerais dans leur chambre jusqu’à ce qu’ils comprennent ! », s’exclame-t-elle, les yeux brillants de détermination.
Vers minuit la maraude fait son premier arrêt à la gare routière Ouled Ziane. « Nous y venons deux fois par nuit parce que c’est ici que tous les nouveaux atterrissent », explique Mustapha. « Les enfants arrivent de la campagne envoyés par leurs parents ou eux-mêmes attirés par la grande ville, confirme Hicham. C’est là que tout commence ».
On dirait un décor sorti tout droit d’un film de série B mexicaine. La vaste gare est éclairée de néons aveuglants sous lesquels la vie a prit un autre rythme, lent, somnolent et poisseux. Autour des lignées de bancs en béton brut sur lesquels des voyageurs attendent en fumant, dorment roulés en boule sous une couverture chinoise ou recroquevillés sous la capuche de leur gandoura, les épiciers vendent biscuits, kleenex et cigarettes, les employés des petits snacks préparent des sandwichs, les policiers scrutent les entrants et sortants, les chauffeurs hèlent les destinations des autocars, les coiffeurs coiffent et les barbiers rasent, les cafetiers servent des nouss nouss aux futurs passagers scotchés face à un film de Steven Seagal, les balayeurs balaient devant les toilettes publiques et les pieux prient dans la petite mosquée improvisée au sous-sol de la gare.
Au milieu de cette étrange ambiance, trois jeunes filles sont adossées à un pilier, attendant visiblement le client. Zineb se dirige vers elles provoquant la fuite de l’une d’entre elles, les salue et entame la discussion. Les filles se vident alors littéralement de leurs histoires : Meriem et Nadia disent avoir 18 ans mais, encore une fois, en paraissent quatre de moins. Toutes les deux sont déjà mères, alors elles « font attention » depuis et prennent la pilule. Nadia raconte son accouchement, la douleur, les contractions commencées à 6 heures du matin et la délivrance, à l’hôpital public Maurice Gaud, à 21 heures.
Meriem elle, enchaîne sur son quotidien, ses passes à 50 dirhams dans des voitures, ou celles, plus avantageuses à 150 dirhams lorsqu’elle descend au centre-ville. Elle parle des réactions négatives de sa famille et de la chambre qu’elle loue avec d’autres filles, dans un appartement du quartier.
Nadia s’épanche ensuite sur la mort de son père et on devine que c’est l’élément déclencheur de sa perte de repères… Pendant toute la discussion, un vieillard édenté à l’étage les fixe en leur faisant des clins d’œil et autres gestes dégoûtants auxquels les filles répondent par des sourires mi-timides mi-entendus.
Puis un petit garçon aux cernes noirs et profonds vient demander à Zineb de soigner sa blessure à la tête. Lui aussi trouve l’argent où il peut, et comme tous les enfants rencontrés depuis le début de la soirée, il est imbibé de ce « douliou » (diluant) qu’il cache sous son pull.
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Au lever du soleil, le Samu s’en va
En remontant à l’étage, on aperçoit une adolescente assise toute seule et sans bagages sur un des bancs en béton de l’enceinte de la gare. L’œil exercé de l’équipe du Samu reconnaît instantanément la posture d’une personne égarée, mais ce n’est qu’au deuxième passage de la maraude, à 4 heures du matin, et alors qu’elle est en train de se faire harceler par un groupe de cinq jeunes hommes, qu’elle acceptera, terrorisée, de se faire raccompagner au centre.
C’est une petite victoire pour Zineb, Hicham et Mustapha, « au moins elle sera en sécurité et le personnel du centre pourra l’aider à revenir dans le droit chemin », espèrent-ils. La jeune fille pleurera d’épuisement, de peur, de froid et de soulagement jusqu’à l’arrivée de l’estafette au siège de l’organisme.
Sur le chemin du retour, quelques filles font encore le trottoir sur les boulevards d’Anfa et Zerktouni mais elles sont majeures. « Les mineures partent en premier, explique l’infirmière de l’équipe, c’est ce que les clients recherchent le plus. » Dans quelques heures, lorsque le soleil se lèvera, les enfants perdus de Casablanca iront se coucher, avant une nouvelle nuit, d’une vie à l’envers.
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Entretien avec Hicham Kennoudi, directeur administratif de l’association « Touche pas à mon enfant », l’ONG fondée par Najat Anwar en 2004, qui consacre son action à la lutte contre les maltraitances sur mineurs.
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« Les réseaux de prostitution infantile sont rares »
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A partir de quel âge et jusqu’à quel âge parle-t-on de prostitution infantile ?
Il n’existe pas d’âge spécifique pour parler de prostitution infantile. Le phénomène peut commencer à un âge très précoce.
Le terme « pédophilie » existe-t-il dans la loi marocaine ?
Malheureusement, le législateur marocain n’utilise pas ce genre de terminologie. On parle au niveau des textes de loi « d’attentat à la pudeur ».
Comment est sanctionné, juridiquement, un acte de pédophilie ?
Les articles de loi pénale (484-488) punissent ce genre d’agissements et les peines encourues varient selon plusieurs critères de violence, de degré de parenté avec la victime, etc. Elles peuvent néanmoins atteindre 30 ans de réclusion.
Comment « reconstruire » un enfant victime d’actes pédophiles répétés ?
Il est très difficile de reconstruire un enfant ayant subi des actes pédophiles répétés. Cela nécessite un suivi psychologique rigoureux, qui peut durer plusieurs années. Une thérapie de groupe peut être envisagée, car les membres de la famille sont souvent traumatisés eux aussi.
Comment s’organisent les réseaux de prostitution infantile ?
Heureusement, les réseaux de prostitution infantile sont rares dans notre pays. Mais ils existent. Ils s’organisent essentiellement au niveau de villes connues pour leur attrait touristique, grâce à des rabatteurs comme des faux guides, des chauffeurs de taxis, etc.
Comment un enfant se retrouve-t-il dans cette situation ?
Le leitmotiv permettant d’expliquer la présence d’un enfant dans ce genre de réseaux est la précarité sociale. La lutte contre ce fléau est d’ailleurs l’une des revendications sur lesquelles insiste notre association.
Trouve-t-on des enfants prostitués à travers tout le Maroc ?
Oui, certainement, comme partout ailleurs. Ce n’est pas un phénomène propre au Maroc, ça fait partie de l’humanité.
Quelles sont les actions concrètes de «Touche pas à mon enfant » ?
En dehors de nos campagnes de sensibilisation, nous avons mené des actions sur plusieurs plans et grâce à notre détermination, nous avons obtenu que des pédophiles soient condamnés à des peines maximales, c’est-à -dire 30 ans. Nous avons aussi permis la levée des tabous sur le phénomène, grâce à nos centres d’écoutes installés sur l’ensemble du territoire. Par ailleurs, les chiffres des études que nous réalisons sont fiables et utilisés comme références tant au Maroc qu’à l’étranger.
Possédez-vous des chiffres officiels permettant de se faire une idée de l’ampleur du phénomène au Maroc ?
Notre dernière étude date de 2008 et fait état de seulement 306 cas relatés d’abus sexuels, mais ce chiffre est à revoir à la hausse. La revue analytique que nous sommes en train d’élaborer pour 2011, et sur laquelle nous communiquerons bientôt, fait état d’un chiffre nettement supérieur. |