En jouant la carte de la proximitĂ© et de la morale, les islamistes ont rĂ©ussi leur pĂ©riode dâadaptation au pouvoir. Reste maintenant Ă passer de la parole Ă lâacte.
Mais dans quel pays vivons-nousâ? On se croirait en SuĂšdeâ! Le ministre de la Justice dĂ©jeune Ă la cantine, le porte-parole du gouvernement prend le train pour venir travailler, les autres arrivent avec leurs voitures personnelles au ministĂšre.
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Ils sâarrĂȘtent au feu rouge, vont faire les courses le week-end et taillent une bavette au petit personnel sans chichi, ni flafla. Quel gouffre avec les dĂ©cennies ââles siĂšclesââ de distance calculĂ©e entre les reprĂ©sentants du pouvoir et le peuple.
Le Maroc des Audi A8 sâexhibe aujourdâhui en Logan. La ficelle paraĂźt un peu grosse mais quâen pensent les pros de la comââ? «âPuisquâils ont toujours vĂ©cu ainsi, ce nâest pas surmarketĂ©â», juge Mouna Yacoubi, PDG de lâagence Arietis.
«âJe trouve ça intelligent car le peuple attend des signaux forts qui soient aussi comportementaux, estime Noureddine Ayouch, le boss de Shemâs. Et puis quand on nâa rien Ă donner, et câĂ©tait le cas dans cette pĂ©riode transitoire avant la dĂ©claration gouvernementale, il faut occuper le terrain. Le silence est dangereux. Alors, on parle, mĂȘme si câest simplement pour dire quâon occupe de petits appartementsâ: câest simple mais ça passe trĂšs bien.â»
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Démagos contre démagos
Avec une nuance que relĂšve Anouar Zine, fondateur de Sawab Invest et responsable de la communication de lâUCâ: «âLâinconvĂ©nient de ce type de comâ, câest quâils peuvent donner lâimpression de sâexcuser dâĂȘtre lĂ .â»
La presse a Ă©tĂ© moins tendre. Ces premiers signaux dâun gouvernement tout neuf ont Ă©tĂ© diversement apprĂ©ciĂ©s par les commentateurs. Les titres arabophones sâen sont donnĂ©s Ă cĆur joie, fustigeant dans Al Ahdath ce type de «âprestidigitationâ» et les «âtalents de comĂ©dienâ» des ministres.
«âLes grandes problĂ©matiques du pays nĂ©cessitent des efforts de rĂ©flexion qui ne soient pas rĂ©duits Ă des effets de mancheâ», ajoute Khalid El Horri dans Assabah.
Bref, on a vite eu tendance Ă qualifier de dĂ©magos ces premiĂšres sorties mĂ©diatiques. «âMais est-ce les comportements qui sont dĂ©magos ou les commentairesâ?â» fait remarquer, dâune voix posĂ©e, Lahbib Choubani, ministre des relations avec le Parlement et la sociĂ©tĂ© civile, et responsable de la communication au PJD.
Les deux peut-ĂȘtre. On a quand mĂȘme du mal Ă croire que toutes ces sorties mĂ©diatiques ne soient pas prĂ©mĂ©ditĂ©es. «âOn voit quâil y a un vrai travail de concertation sur lâapproche communicationnelle et les messages Ă diffuserâ», assure Laila Ouachi (OL Consulting) qui sâoccupait de la communication du RNI pendant la campagne.
Parmi les spĂ©cialistes, chacun voit la main invisible dâun coach interneâ: Mustapha El Khalfi, le porte-parole du gouvernement, AĂŻcha Elabbasy transfuge de Shemâs Ă la comâ du PJD, ou mĂȘme Baha, lâĂ©minence grise de Benkirane Ă qui lâon prĂȘte beaucoup Ă dĂ©faut de savoir vraiment Ă quoi il sert... ou pourquoi pas Choubani. Cependant pour ce dernier «âRien nâa Ă©tĂ© discutĂ© auparavant. Rienâ! Evidemment pour les mĂ©dias, câest un scoop...â» Mais si rien nâa Ă©tĂ© prĂ©mĂ©ditĂ©, le moins que lâon puisse dire, câest que les ministres ont su le faire savoir en rameutant les photographes. Petit sourire de Choubaniâ: «âIls sont dans leur rĂŽle.â»
Bref au PJD, on fait du marketing comme on respire.
Sauf que le coup des petites cylindrĂ©es semblait programmĂ© depuis des lustres. Quand nous avons rencontrĂ© Lahcen Daoudi en septembre dernier, il nous affirmait dĂ©jĂ que, sâil devenait ministre des Finances, sa premiĂšre mesure «âserait dâimposer des petites voitures pour tous les ministres. Il faut commencer par des messages forts.â» A lâĂ©poque, il nâĂ©tait dĂ©jĂ pas le dernier Ă se vanter dâarriver au Parlement en tramway.
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Le show Benkirane
Il reste que tous ces messages plus ou moins subliminaux vĂ©hiculĂ©s par les ministres paraissent bien fades au regard du show Benkirane. A ce niveau, ce nâest plus de la comâ, câest de la haute voltige.
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Premier acte : la bénédiction des anciens
A peine nommĂ© par le roi, dĂšs le 1er dĂ©cembre, le nouveau chef du gouvernement va rendre visite Ă Youssoufi, puis ira quĂ©rir la bĂ©nĂ©diction de Jettou. Traduction de cet hommage aux grands anciens selon Anouar Zineâ: «âCâest un signe de loyautĂ©, de rĂ©vĂ©rence, une façon de dire âJe ne suis pas plus haut que vousâ.â»
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DeuxiĂšme acte : lâinterview que tout le monde comprend
Le 3 dĂ©cembre, le tout nouveau promu accorde une interview en darija sur Al Aoula. Une premiĂšre qui stupĂ©fie ses opposants. Pour affirmer sa proximitĂ© avec le peuple qui lâa Ă©lu, on peut difficilement faire mieux.
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TroisiĂšme acte : le coup du GSM
InterpellĂ© par les diplĂŽmĂ©s-chĂŽmeurs, Benkirane leur rend visite le 5 janvier et leur donne son numĂ©ro de portable. Câest pas dĂ©mago çaâ? «âCeux qui connaissent lâhomme savent que câest un acte banal. Soyez sĂ»r quâil ne va pas changer, assure Choubani. Il ne sait pas faire autrement. Il est comme ça. »
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QuatriĂšme acte : people family
Encore une premiĂšre, encore de lâinĂ©dit ce 1er janvier. Abdelilah pose avec madame, les enfants, la maman et toute la smala Benkirane dans Al Ayam. Le contraste avec le gouvernement prĂ©cĂ©dent est encore plus frappant.
Qui connaĂźt madame El Fassiâ? Qui a dĂ©jĂ visitĂ© lâintĂ©rieur dâun Fassi Fihriâ? Seul Himmich avait benoĂźtement posĂ© avec madame, Ă domicile, pour Hola!â: une vraie comâ choufouniâ! Rien de tel dans le scoop dâAl Ayamâ: Benkirane apparaĂźt comme un bon pĂšre de famille, patriarche dâune tribu reprĂ©sentative de la sociĂ©tĂ© marocaine.
Si les femmes de la famille nuclĂ©aire posent voilĂ©es en couverture, la famille Ă©largie est plus contrastĂ©e. Toutes les ados et quelques dames dâun Ăąge plus respectable sont non voilĂ©es, comme un clichĂ© de la sociĂ©tĂ© marocaine. «âOn reste dans un relatif libre arbitre, câest un super signalâ», remarque Mouna Yacoubi. VoilĂ Benki le rassembleur.
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CinquiĂšme acte : « Moi, je tâoffrirai des larmes de pluie »
Benkirane profite de la priĂšre pour la pluie, lancĂ©e par le roi, pour apparaĂźtre ostensiblement le 7 janvier sur une natte, perdu au milieu des fidĂšles. Il versera mĂȘme quelques larmes. Too muchâ? MĂȘme pas.
Au-delĂ de lâaspect misĂ©rabiliste, on ne lui fera pas lâinjure de le traiter de comĂ©dien. «âDans un pays oĂč âgouverner, câest pleuvoirâ, mĂȘme un technocrate aurait pleurĂ©, assĂšne Anouar Zine. A sa place, je pleurerais du sangâ!â»
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Un couac et des surprises
Au final, les islamistes auront donc occupĂ© lâespace mĂ©diatique avec un Ă©trange mĂ©lange de doigtĂ© et de candeur. Tout serait parfait, sâil nây avait pas eu le gros couac de la formation du gouvernement avec son unique femme.
La comâ habille facilement le vide mais ne rĂ©pare pas aisĂ©ment les erreurs. Dâautant que les justifications maladroites de Benkirane sur les «âcompĂ©tencesâ» du sexe faible nâont fait quâenfoncer le clou. «âCâest une Ă©norme connerie, juge Noureddine Ayouch. Je connais beaucoup de femmes qui sont plus compĂ©tentes que des ministres actuels.â»
A ce (gros) bĂ©mol prĂšs, et malgrĂ© quelques revers tactiques lors de la composition du gouvernement, les islamistes ont rĂ©ussi avec brio leur pĂ©riode dâacclimatation. Il ne se passe pas une semaine sans quâils parviennent Ă nous Ă©tonner.
AprĂšs la confĂ©rence de presse dâEl Othmani et son plaidoyer ciblĂ© pour une «âdiplomatie Ă©conomiqueâ», câest El Khalfi qui rend visite aux patrons de presse et leur annonce la crĂ©ation dâune «âcellule au sein de notre dĂ©partement chargĂ© de relever les couacs Ă©pinglĂ©s par la presse pour une intervention urgenteâ».
On se pince... La question maintenant, câest de savoir si la rĂ©volution comportementale des ministres PJD et de leur chef dâorchestre relĂšve seulement de la communication ou de lâillustration dâune nouvelle politique.
«âDans cinq ans, le bilan ne se fera pas sur la cylindrĂ©e de la voiture de fonction mais sur les rĂ©alisationsâ», souligne Anouar Zine. LĂ encore, les pjdistes font preuve de finesse et dâopportunisme. Le message quâils vĂ©hiculent en adoptant des comportements modestes, câest lâemblĂšme dâun gouvernement qui sait quâil sera jugĂ© sur sa lutte contre la corruption. Benkirane, malgrĂ© sa ferveur, nâa guĂšre dâinfluence sur lâanticyclone des Açores.
Ni El Othmani, ni Baraka ne pourront influencer le cours de lâeuro, les triples A ou le budget touristique des EuropĂ©ens. En revanche, mĂȘme si ce nâest pas une mince affaire, sâattaquer Ă la prĂ©occupation numĂ©ro un des Marocains sera le vĂ©ritable test. 62% dâentre eux estiment que la lutte contre la corruption doit ĂȘtre la prioritĂ© du gouvernement Benkirane (cf. sondage actuel n°120).
Dans sa dĂ©claration de politique gĂ©nĂ©rale, le chef du gouvernement nâa pas omis dâĂ©voquer ce point central. «âLa dĂ©claration du patrimoine de tous ceux qui gĂšrent lâargent public est le pivot de notre lutte contre la corruption et lâĂ©conomie de renteâ», souligne Choubani.
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« Une cause sans adversaire »
Le marketing, câest savoir rĂ©pondre aux besoins des consommateurs. Le marketing politique cible les dĂ©sirs des Ă©lecteurs. En dĂ©laissant les rĂ©fĂ©rentiels religieux pour des postures morales, les islamistes adaptent leur discours Ă une demande. Avantageâ: «âLa moralisation de la vie publique est une cause sans adversaireâ», remarque Anouar Zine. La communication est bien au service dâune stratĂ©gie. Benkirane & Co ne vendent pas de lessive mais leur dĂ©marche est «âprocterienneâ».
La carte de la proximitĂ© est un coup de gĂ©nie pour sĂ©duire un peuple qui ne porte pas la cravate. «âCe nâest pas le bateau de BollorĂ©â!â», sâamuse Anouar Zine. Câest mĂȘme lâexact contraire. «âNous nâavons eu que des ministres qui Ă©taient de lâautre cĂŽtĂ© de la barriĂšre, conclut Mouna Yacoubi. Et aujourdâhui, on a quelquâun qui est plus proche des 31 millions et demi de Marocains que des 500â000. Il doit aussi apprendre Ă ĂȘtre le chef de gouvernement des 500â000. Mais clairement, il est dâabord le reprĂ©sentant des 31 millions et demi.â» Bienvenue dans une nouvelle Ăšre dâaustĂ©ritĂ© ostentatoire.
Eric Le Braz |