Taza
Les raisons de la colère
La ville de Taza a vécu un mercredi noir où de violents affrontements ont éclaté. Pourtant, cette situation aurait pu être évitée si la population avait été prise au sérieux.
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Taza est paisible ce vendredi 6 janvier. Mais le « mercredi noir », jour de la révolte populaire qui s’est soldée par une vingtaine de blessés officiellement, près d’une centaine selon les manifestants, est dans tous les esprits.
Les habitants du quartier El Koucha, foyer de la contestation, se mobilisent dès 13h pour marcher vers le siège de la province à 16h30. L’édifice est protégé par une centaine d’agents des forces de l’ordre armés de boucliers, de matraques et de gilets.
Les slogans entonnés résument la colère grandissante de la population à l’égard des autorités locales, en commençant par les élus locaux jusqu’au gouverneur de la ville, Abdelghani Sebbar, et aux forces de police.
« Gouverneur dégage », « Taza a ses hommes », « Mamfakinch, Mamfakinch, on ne payera pas l’eau et l’électricité », « Mon Dieu quelle honte, l’odeur de la pourriture est devenue trop étouffante ». A l’avant du cortège, une grande banderole où l’on peut lire : « La population de Taza réclame le départ du gouverneur et du directeur des offices de l’eau et de l’électricité ».
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La « hogra » attise la révolte
La rue principale, qui va du quartier El Koucha au siège de la province situé à une dizaine de mètres, porte encore les stigmates des affrontements du mercredi. Des traces de pneus brûlés, des débris de verre et des pierres jonchent le sol.
Les cafés et les magasins n’ont pas souffert des affrontements, pourtant très violents, qui ont eu lieu l’avant-veille. « Vous voyez, c’est la preuve que contrairement à la version officielle, nous ne sommes pas des émeutiers mais des citoyens exaspérés par la gestion des autorités locales. Ici, le Makhzen s’est transformé en monstre », témoigne Abdelaziz, un habitant de la ville.
Et d’ajouter : « Nous aurions pu brûler la province, mais nous ne l’avons pas fait. Tout ce qu’on a fait, c’est nous protéger. » Les habitants accusent les autorités de violence verbale et d’autisme face au problème des Tazaouis.
« J’emmenais mon fils à l’école quand un mokhazni m’a empêché de passer. Je lui ai expliqué où j’allais. Il m’a répondu : "Alors comme ça les gens d’El Koucha vont à l’école eux aussi !" », s’indigne un père de famille. Au fond, quand on prête bien l’oreille à ce que dit la population locale, c’est le peu de considération et la « hogra » qui ont fait exploser la ville.
La population et les cadres associatifs rapportent des discussions qu’ils auraient tenues avec les responsables, mais qui sont malheureusement impossibles à vérifier en raison du refus du gouverneur de nous répondre, malgré nos sollicitations multiples.
Omar Kachmar, membre du bureau du Groupe des licenciés chômeurs de Taza (GLCT), un collectif qui compte 480 jeunes, affirme que le gouverneur leur aurait dit : « Si vous essayez de pénétrer à l’intérieur de la préfecture, je vous renverrai tous en chaise roulante […] Vous n’êtes pas des Sahraouis pour que je vous embauche directement dans la fonction publique. »
Et ça ne s’arrête pas là . Quand les employées de la zone industrielle ont réclamé la régularisation de leur situation (CNSS, droits syndicaux, etc.), le gouverneur leur aurait dit : « Taza est connu pour ses jolies filles. Ne polluez par leur esprit avec cela car c’est les pousser à faire le trottoir. »
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Une facture de 9 000 dirhams
C’est cette exaspération, couplée aux problématiques sociales que connaît la ville, qui a fait exploser la marmite. Abdeslam El Himout, membre de la section locale de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), résume ces problèmes.
« Il y a les chômeurs, puis le manque d’infrastructures notamment à la faculté polydisciplinaire qui n’a pas de cité universitaire, ainsi que le problème du quota des bourses qui n’est pas respecté. Les travailleurs de la zone industrielle sont dépourvus de leurs droits, notamment le plus élémentaire, le droit d’affiliation syndicale. Enfin, il y a les habitants du quartier El Koucha qui souffrent du manque d’infrastructures et de factures faramineuses d’eau et d’électricité », explique-t-il.
Une visite au quartier El Koucha permet de vérifier ces allégations. Les factures ici sont salées. Des habitants ont même enlevé des ampoules pour alléger des mensualités qui varient de 500 à 2 000 dirhams, atteignant un pic de 8 951 dirhams ! « Venez voir la piscine de ma villa », ironise un habitant qui occupe un modeste deux-pièces avec un toit en tôle.
Les habitants dénoncent les « estimations » faites par les employés de l’ONE qui ne sont pas régulières. L’accumulation des consommations fait qu’une fois le relevé établi, la tarification passe à la quatrième tranche.
Sans oublier que beaucoup de foyers partagent un même compteur, ce qui a tendance à vite gonfler la consommation et à basculer la facturation vers la quatrième tranche. Notre source au sein de la province reconnaît ce problème et assure que cette question est en train d’être réglée.
Les habitants d’El Koucha se plaignent de ne pas être pris au sérieux par les autorités, qui ne font que les calmer, notamment en attendant la fin de la période électorale. Ce quartier de 8 000 âmes, composé de trois grandes zones (Takkadoum, Tawassou3 et Wifak) souffre également du manque d’infrastructures et de la prolifération de la drogue.
La population parle de deux morts dans des bagarres en un mois. « Le chômage mène à la consommation de drogue qui nous plonge dans l’insécurité. C’est un cercle vicieux », s’indigne Mohamed Ghalaf, un habitant. A la province, on assure que le quartier est au cœur des préoccupations, avec notamment des projets d’INDH en cours. Mais cela ne paraît pas convaincre la population.
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Le sécuritaire avant le social
« Nous n’appelons pas à la chute du régime, nous voulons juste payer des factures raisonnables et on ne veut plus être traités comme des awbach (sauvages) », témoigne un habitant.
Les riverains ont été très affectés par le traitement réservé par les médias officiels aux événements de Taza, présentés comme l’œuvre d’adolescents émeutiers. « Notre quartier a été marginalisé par l’histoire, pourtant il a donné à ce pays de hauts cadres, comme l’actuel chef de sécurité des palais royaux », assure Saïd.
Et de poursuivre : « Le traitement diffère selon que tu es issu du centre-ville ou d’El Koucha. Ici quand un crime est commis, on accuse tout le quartier. » Abdenbi Yaacoubi, un cadre associatif du quartier rappelle les richesses de sa région.
« Tous les jours, des camions qui viennent des zones d’extraction de pierres passent par ici ; à côté, nous disposons d’un patrimoine forestier, mais tout ce que nous gagnons, c’est la poussière. »
Au-delà du quartier, l’on sent que les Tazaouis se sentent heurtés dans leur fierté. Ils rappellent que c’est à partir de leur ville, plus ancienne que Fès, que la première balle a été tirée contre le colonisateur français.
Ils se remémorent le passé de leur cité, porte du Rif et zone d’insurrection qui a toujours effrayé le Makhzen. « Le souci sécuritaire a toujours primé sur le souci social. Le pouvoir central a tout fait pour diviser les tribus locales des Brans, Toul, Ghiata et Riaffa. Il nous a ensuite marginalisés à cause du fait que le colonel Ababou et nombre des élèves putchistes d’Ahermoumou sont issus de la région, divisée par la suite en plusieurs chefs-lieux : Sefrou, Guercif et Taounate », explique Mohamed Chiabri, président de la section locale de l’AMDH.
Les cadres associatifs de la ville rappellent une anecdote. Le roi Hassan II, interrogé à une époque sur la situation sociale de son pays, aurait déclaré : « Taza avant Gaza. » Une promesse restée sans lendemain pour les habitants de cette ville, qui attendent toujours de sortir de la marginalisation et de bénéficier du respect qui leur est dû.
Zakaria Choukrallah
Reportage photos Brahim Taougar
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Chronologie des faits
23 août 2011
Le premier signal d’alarme. Les diplômés-chômeurs, constitués en deux groupes (Association nationale des diplômés-chômeurs du Maroc et le Groupe des licenciés-chômeurs de Taza), installent un campement devant la préfecture et organisent des ftours collectifs. Les autorités procèdent au démantèlement du camp le mardi 23 août à l’aube. Des affrontements éclatent mais ne font pas de blessés.
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12 novembre 2011
Les habitants du quartier El Koucha entament une série de sit-in pour réclamer la rationalisation des factures d’eau et d’électricité, et la revalorisation de leur quartier qu’ils considèrent « marginalisé ».
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Lundi 2 janvier
Les deux groupes de chômeurs tentent de forcer l’entrée du siège de la province. Parmi eux, une dizaine qui se fait appeler « groupe des martyrs ». Ces derniers se disent prêts à se jeter du toit de la préfecture s’ils ne sont pas embauchés.
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Mercredi 4 janvier
Les groupes de chômeurs envahissent le siège de la préfecture. Les forces de l’ordre interviennent, et blessent, selon le GLCT, une femme enceinte et une autre jeune femme. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et pousse les habitants d’El Koucha à se solidariser, toujours selon les manifestants.
Selon la Map, les heurts ont éclaté quand des étudiants qui ont rejoint les manifestants ont caillassé les forces de l’ordre. Selon une source de la province, qui a requis l’anonymat, des chômeurs auraient mis le feu aux poudre.
« Cela fait six mois qu’ils manifestent et on ne les a pas touchés. Ils ont investi le siège de la province chargé de pierres et de diluant pour incendier le bâtiment. Nous étions obligés de réagir et de nous défendre », assure-t-il.
Les associatifs ne nient pas la violence de certains manifestants venus soutenir les chômeurs, mais assurent pour leur part que ce sont les forces de l’ordre qui ont provoqué l’émeute. Les affrontement, très violents, entre la population et les forces de sécurité commencent à 11h30 et se poursuivent jusqu’à 19h.
Ils font officiellement 20 blessés, dont 14 parmi les forces auxiliaires, 3 policiers et 3 citoyens. Les habitants déclarent qu’il y a plus de blessés, et que ces derniers se sont fait soigner dans des maisons par des habitants, des médecins et des infirmiers bénévoles afin d’éviter d’éventuelles arrestations.
La population de Béni Bouayach se solidarise et bloque la route nationale n°2. Objectif : empêcher les renforts de police d’arriver de la ville d’Al Hoceima, où ils sont stationnés. Ces derniers arriveront en réalité du Sud, des villes de Fès et d’Ifrane.
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Jeudi 5 janvier
Les associations et organisations politiques organisent une conférence de presse et adressent des recommandations : la démission du gouverneur, l’ouverture d’une enquête menée par des instances indépendantes, la démission du conseil de la ville et des directeurs locaux de l’ONE et de la Radeta.
Le soir, des manifestations de soutien ont lieu à Béni Bouayach, à Fès et à Tanger. Les coordinations du mouvement du 20-Février annoncent des manifestations nationales le week-end sur le thème « On est tous Taza ».
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Epilogue
La majorité gouvernementale réagit de façon brouillonne aux événements. Il n’y a aucune décision officielle, mais les médias rapportent une divergence d’opinion entre le chef de gouvernement, Abdelilah Benkirane, et son ministre de la Justice, Mustafa Ramid, allégations niées par les principaux intéressés.
Le Parti de la justice et du développement (PJD) dépêche sur les lieux l’acteur et député Ahajjam, puis des rumeurs annoncent l’arrivée de Benkirane lui-même. Affaire à suivre !
Z.C.
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BILLET
Circulez, il n’y a rien à dire
Bonjour, nous sommes journalistes au magazine actuel et nous voudrions parler à monsieur le gouverneur », déclarons-nous, Brahim Taougar (photo-reporter) et moi-même, à l’employé posté à la réception.
Affable, il note nos noms, prénoms, numéros de cartes de presse et nationale. Un de ses collègues, muni d’un talkie-walkie fait son entrée, nous interroge sur notre identité avant de recommander à son collègue « de ne répondre à aucune question ».
Je lui tends ma carte, il l’ignore, puis son collègue sourit et m’explique que cet agent de la DAG (Direction des affaires générales) « ne sait pas lire ». Les présentations faites, on nous demande d’attendre à l’extérieur.
Quelques minutes plus tard, l’employé au talkie-walkie nous explique qu’en haut, ils se renvoient la balle, et que personne ne peut répondre pour le moment. Je lui confie ma carte et lui explique que tout ce qu’on veut, c’est donner l’occasion aux autorités de répondre aux accusations des citoyens. Plus tard, je croise un pacha, très souriant, qui s’étonne de la présence des médias.
Je lui explique que nous ne serions pas venus si la situation n’avait pas dégénéré. Très aimable, il nous dit « bah, parlez-moi, je suis là  ». Je sors mon carnet, il prend le large et me tapote l’épaule comme pour s’excuser.
Un fax et plusieurs coup de fil plus tard, une source de la province daigne enfin nous répondre. Sous couvert d’anonymat. La loi ne protège toujours pas les fonctionnaires de l’Etat qui encourent des sanctions s’ils parlent.
Ils préfèrent donc se taire. Des situations similaires se reproduisent à longueur de temps lors des reportages. Cette fois-ci, nous avons eu « la chance » de tomber au moins sur des gens souriants. Les autorités accusent souvent les journalistes de la presse indépendante de ne rapporter que la version des habitants. Vous savez maintenant pourquoi.
Z. C. |