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Protectorat, Cent ans sans solitude
actuel n°123, vendredi 6 janvier 2012
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Il y a cent ans, le 30 mars 1912, le Sultan Moulay Hafid signait, en traînant les pieds, le traité de Fès instituant le protectorat. Les quarante-quatre années qui suivirent transformèrent à jamais le Royaume. Pour le meilleur et pour le pire.
Vous êtes assis à la terrasse d’un café, un concept qui n’existait pas il y a cent ans. Vous lisez dans ce journal, en français, un article cosigné par un Français. Face à vous : des pubs pour les Galeries Lafayette ou la Vache qui rit dont le Maroc est le plus gros consommateur mondial.
Devant un ancien bus parisien de la RATP, passent des Peugeot et des mobylettes, une marque disparue en France mais qui totalise le plus grand nombre d’immatriculations au Maroc. A côté de votre table, vos voisins, fans de France 2, semblent se passionner davantage pour la présidentielle française que pour le nouveau gouvernement Benkirane...
Oui, vous vivez bien au Maroc. Le protectorat a disparu depuis bientôt soixante ans. Mais la France n’a pas disparu des esprits. La colonisation qui fut la plus light, la plus tardive et la plus courte de tout l’empire français est aussi celle qui reste la plus prégnante.
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« Ah, du temps des chorfas ! »
Dans le lot, on trouvera bien quelques défenseurs farouches de la francophonie, dont la plupart confondent francophonie et modernité, alors que d’autres plus âgés ont trop connu l’injure « coloniale » pour s’arrêter à la colonisation positive – pour parodier Sarkozy.
La colonisation peut-elle avoir une face blanche et une face noire ? Entre affrontements et accommodements, entre un discours victimaire et l’apologie de la présence française au Maroc, il y a certainement une approche qui, toute raison gardée, pourra permettre de répondre à cette interrogation.
Sur la question bassement matérielle des infrastructures de base et celle des structures administratives, on aura du mal à trouver un seul Marocain prêt à nier les énormes chantiers réalisés par la France de l’époque, que ce soit au niveau des chemins de fer, des ports et aéroports ou tout simplement dans l’édification d’un réseau routier qui ferait pâlir de jalousie les ingénieurs fraîchement diplômés des Ponts et Chaussées.
Pour l’anecdote, de nombreux ponts construits par la métropole continuent de braver les intempéries alors que des ouvrages érigés sous Ghellab ont déjà rendu l’âme.
C’est un peu pour ça que les personnes âgées ne peuvent s’empêcher de soupirer devant un ouvrage mal conçu ou face à une route défoncée « Ah, du temps des chorfas (en référence aux Français, ndlr), on n’aurait jamais vu pareille catastrophe ! »
Quand un citoyen réclame des papiers administratifs et qu’on lui fournit une copie jaunie de son document, pêchée dans les archives du cadastre, il a forcément une petite pensée émue pour le colon qui a mis de l’ordre dans la conservation foncière, pour ne citer que cet exemple-là .
Le degré zéro du débat, confinant au ridicule, c’est d’oublier que la colonisation ne fut pas seulement une histoire d’infrastructures. Ainsi, du temps de nos grands-parents, si certains vénéraient les explorateurs venus civiliser les « barbares », nombre de Marocains se seraient passés de cette présence indésirable.
Il reste difficile, un siècle plus tard, de minimiser la résistance à cet envahissement par la force, cette forme d’enfermement, de mutilation de la personnalité que représente la colonisation, pour ceux qui l’ont vécue de près.
Aujourd’hui, de nombreux citoyens, qui n’ont pas connu le protectorat, continuent de tenir en suspicion l’esprit colonial larvé que certains assimilent même à de l’islamophobie. Quand la gauche bien pensante, au nom d’une culpabilité postcoloniale, pourfend la droite, c’est pour pointer du doigt la complicité des notables dans les exactions commises par les colons.
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Ces Marocains, nouveaux colons
Mais ce qui est encore plus grave, c’est le système hérité du colon. Ce sont aujourd’hui ces mêmes fils de notables qui tiennent le pays. Et les familles placées par la résidence aux postes clés de l’administration ne demeurent pas l’apanage du parti de l’Istiqlal.
Tous les partis ont leur lot de rejetons d’ex-caïds, des « Glaoui » en puissance, qui occupent aujourd’hui des positions enviables quand ils ne sont pas carrément propulsés à la tête de ministères stratégiques. D’un autre côté, ceux qui ont pris les armes contre le colon ont mis de l’eau dans leur vin et ont fini par profiter du système, une fois l’indépendance acquise.
On est parvenu à ce paradoxe. Ce sont précisément les adversaires intraitables du colonialisme qui ont le plus profité du départ des Français ! Tout en se comportant comme des colons...
« La discrimination, la segmentation de la société, c’est vraiment la translation dans le temps du mode d’organisation de la société coloniale », analyse Fouad Benseddik. Auteur de Syndicalisme et politique au Maroc, 1930-1956 (L’Harmattan), ce fin connaisseur de l’histoire coloniale sait aussi relever les scories du protectorat dans toute notre organisation et pas seulement étatique.
La gauche française, très active dans la colonie, a durablement façonné le mouvement politique et syndical marocain. Sur le modèle de la CGT, le parti devait être la boussole révolutionnaire du syndicat. Plus de cinquante ans après le départ des Français, les syndicats marocains sont inféodés aux partis dont ils restent des courroies de transmission.
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La schizophrénie, un héritage français
La gauche française révolutionnaire a aussi influencé une grande partie du mouvement national, jusque dans ses errements après l’indépendance. « Ils avaient en tête des modèles léninistes, des prises de pouvoir par putsch, un refus fou de coopérer avec le palais basé sur un rapport de force complètement défavorable », raconte Fouad Benseddik qui estime que ni Mohammed V ni Hassan II n’avaient de desseins pervers.
« Ils étaient prêts à passer des intérêts contractuels avec la frange la plus éclairée du mouvement national. » Mais face à l’escalade, il sauront s’appuyer sur un autre legs sombre du protectorat : un appareil ultra-répressif. La logique sécuritaire, qui s’appuie sur « des contrôles obsessionnels et des méthodes policières ignobles », a été mise en place en 1936 par le résident général Marcel Peyrouton qui se distinguera plus tard comme ministre de l’Intérieur de Vichy où il mettra en œuvre la politique discriminatoire envers les juifs.
Les élites du protectorat reproduisaient les divisions idéologiques de la France. Du réformisme progressiste d’Eirik Labonne en 1946 au « protectorat botté » du général Juin en 1947, le Maroc a connu tous les visages de l’occupant.
Mais tous, quelles que soient leurs méthodes, se revendiquaient de l’esprit du glorieux ancêtre : Lyautey, l’inventeur d’un Etat hybride qui résiste au temps. « Si on a un Etat à deux visages, c’est à cause de Lyautey, estime Ahmed Assid, chercheur à l’Institut royal de la culture amazighe. Il a installé les structures d’un Etat moderne en laissant les structures traditionnelles. A l’indépendance, on a hérité de cet Etat schizophrène, traditionaliste et moderniste à la fois. »
Cent ans après, le Maroc n’a pas fini de digérer les conséquences de la destitution de Moulay Hafid. Mais alors que la France de Guéant verrouille son immigration estudiantine et que le premier gouvernement dirigé par des islamistes, pas vraiment francophiles, accède au pouvoir, la longue histoire passionnelle entre les deux pays ne risque-t-elle pas de s’effilocher ? Le temps des colonies est révolu. Et de Washington à Pékin en passant par Riyad, d’autres pays sont prêts à « protéger » le royaume fortuné...
Abdellatif El Azizi & Eric Le Braz
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Infrastructures
Une modernisation ruineuse
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C’est l’héritage le plus spectaculaire du protectorat. Grâce aux Français, le pays a rejoint les normes internationales... mais est devenu terriblement débiteur de ses « bienfaiteurs ».
Avec la sécurisation du pays, le Maroc des caravanes et des pistes de muletiers peut céder la place à un pays irrigué par un réseau impressionnant de routes et de lignes ferroviaires. Des ponts aux barrages en passant par les aéroports, le legs du protectorat est indéniable. Mais à quel prix ?
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Face blanche : un pays qui roule
Alors qu’en 1912, le Maroc abritait uniquement des pistes « muletières », en 1955, il compte 35 000 kilomètres de routes « carrossables ». Globalement, les colons ont construit, en moyenne, un peu plus de 1 000 kilomètres de routes par an, durant le protectorat.
Un an avant l’indépendance circulent sur ces routes quelque 85 000 voitures légères et 50 000 véhicules lourds. Quant au réseau ferroviaire, il compte 1 756 kilomètres de rails à voie normale dont 718 électrifiés.
L’ancêtre de l’Office national des chemins de fer (ONCF) exploitait sur ce réseau, avec une société franco-espagnole, près de 6 000 wagons et 80 locomotives. Ces réalisations ont été nécessaires pour l’expédition de la production marocaine (phosphates, agriculture, etc.).
Mais elles ont aussi permis aux ouvriers issus de la campagne de garder le contact avec leurs familles. De plus, ces infrastructures ont permis l’apparition des premières formes de tourisme interne. Le tourisme classique, lui, a été encouragé par la construction de 33 aérodromes et 68 terrains de 5e catégorie. En 1954, sept lignes françaises et trois lignes étrangères transportent 215 000 passagers et 6 331 tonnes de fret.
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Face noire : un endettement colossal
A partir de 1914, au fur et à mesure que le processus de colonisation se met en place, le budget marocain relatif aux zones occupées par la France dégage des excédents dus principalement à l’exploitation des phosphates, des terrains agricoles orientés vers la production des vignes, agrumes et primeurs, au tourisme des villes impériales et à l’industrie légère.
Sauf que ces excédents n’ont jamais permis une accumulation du capital qui aurait permis à l’économie marocaine de décoller. Les réalisations en infrastructures sont réglées, en dernier ressort, par les ressources propres du Maroc.
Pour Hicham Attouch, président du Forum des économistes marocains, « le colonialisme est entré au Maroc, entre autres, par la voie de la dette, et a perpétué ce phénomène même après sa sortie.
Selon les données budgétaires du Maroc de 1912, la redevance du Makhzen à la France et à ses alliés, notamment l’Espagne, était de 135 millions de francs au titre des indemnités militaires. Le Maroc avait, en plus, contracté un emprunt de 163 millions de francs ». Dès le début du protectorat, le Maroc est redevable à la métropole.
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Résultat : une dépendance accrue
Afin de faciliter la colonisation du Royaume et l’exploitation de ses ressources naturelles, en particulier des phosphates, l’administration française au Maroc réalise des investissements importants en infrastructures en contractant, auprès de la métropole, des emprunts au nom du Maroc.
A titre d’exemple, entre 1922 et 1935, la dette totale du Maroc est d’environ 1 450 millions de francs, affectés aux chemins de fer (32%), au port de Casablanca (19%), aux routes et ponts (10%), à l’agriculture et l’hydraulique (11%), aux hôpitaux et écoles (7%).
Le reste est réparti entre différentes activités comme les phosphates (36 millions de francs). Cette dette fait peser sur le budget marocain des frais financiers de l’ordre de 130 à 140 millions de francs annuellement selon le Forum des économistes marocains.
Certes, à la veille de l’indépendance, le Maroc dispose d’une infrastructure plus ou moins importante et son revenu national de 1954 est 246 fois supérieur à celui de 1920. Mais le poids de la dette publique, ayant permis la construction d’une économie extravertie, entretient la situation de dépendance du Maroc à l’égard de la métropole. Les recettes des exploitations des colons et du commerce extérieur suffisent à peine au remboursement des emprunts, y compris ceux de l’ancien Makhzen.
Abdelhafid Marzak
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Renaissance d’une nation,
agonie d’une culture
Le Maroc est aujourd’hui uni en grande partie grâce aux Français et à une guerre de trente ans... Mais c’est aussi à cause d’eux que le Royaume a perdu une partie de sa diversité.
C’est une légende dorée qu’ont façonnée les Français. Avant 1912, le Maroc est en proie à l’anarchie, il succombe sous le poids de la dette et la sédition des tribus. Les sultans sont contestés, les réformes impossibles et la « siba » est prête à engloutir le Makhzen. Ce n’est pas tout à fait faux. Moulay Hafid était bien encerclé par les tribus berbères dans Fès. Mais derrière cette propagande, il y a aussi une réalité plus complexe...
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Face blanche : l’unificationdu Royaume
Le protectorat, c’est la fin de « bled siba ». Mais cette unification ne s’est pas faite en 1912. Il a fallu trente ans de guerre (on disait « pacification ») avant et après le traité de Fès pour venir à bout des tribus insoumises.
Le résultat est patent. Le Royaume est, cent ans plus tard, unifié comme il ne l’a jamais été. En désarmant les tribus, les Français ont effectivement contribué à pacifier une nation où il était impossible d’aller de Fès à Meknès ou de Marrakech à Rabat, sans escorte armée.
Ils ont aussi contribué à asseoir une fiscalité moderne sans que le sultan ait besoin de lever des troupes pour aller prélever l’impôt. Ils ont légué à Mohammed V un royaume cohérent, aux frontières sûres, sans tentation séparatiste. Grâce à Lyautey, ils ont surtout conforté une monarchie séculaire sans « algériser » le Maroc.
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Face noire : une pacification meurtrière
La guerre de trente ans ne fut pas une promenade de santé. Au moins 100 000 Marocains périrent sous les balles françaises. Sans compter les victimes « collatérales » : surmortalité infantile du fait des blocus, épidémies ravageuses chez les populations assiégées.
Les Aït Yahia dans la région de Tounfit furent ainsi décimés par un siège d’un mois en haute montagne pendant l’hiver 1931-1932. Des familles entières disparaissent. Les femmes sont contraintes de se prostituer auprès des goumiers et des tirailleurs pour survivre.
Ce ne fut pas toujours une guerre des braves. Le paroxysme est atteint lors de l’intervention de Pétain contre les Rifains de la zone espagnole. Pour réduire Abdelkrim, le « héros de Verdun » recourt à l’aviation – qui répugnait à Lyautey – et bombarde les souks, provoquant des centaines de victimes en quelques minutes. Aujourd’hui, Pétain serait traduit devant le CPI pour crime de guerre...
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Résultat : un jacobinisme à la française
L’éradication de la siba fut aussi la mort d’une culture originale des tribus. Celles-ci n’étaient pas toujours en guerre contre l’Etat chérifien dont elles ne contestaient d’ailleurs pas la légitimité. Siba qui vient de l’arabe saiba (libre) est devenu synonyme d’anarchie en dialectal.
Mais dans les tribus amazighes, il s’agissait d’une anarchie étonnamment démocratique : on élisait un amghar chaque année pour qu’il n’ait pas de tentation dictatoriale, et ce chef était contrôlé par un conseil. Cette culture originale disparaîtra avec la « pacification ».
Les grandes familles d’origine arabo-andalouse qui se sont alliées aux Français jusqu’en 1934 avant de devenir réformistes, puis nationalistes en 1944, nieront cette altérité constitutive du pays. « L’idée jacobine d’Etat centralisateur a été captée par le mouvement national marocain. Ce qui les arrange, car les familles arabo-andalouses sont une minorité mais leur culture est devenue celle de l’Etat. Le jacobinisme permet l’uniformisation et l’arabisation », estime le chercheur et militant amazigh Ahmed Assid.
Il faudra attendre, plus de cinquante ans après l’indépendance, la réforme de la régionalisation par Mohammed VI et l’intronisation de l’amazigh comme langue officielle pour que ce déni d’une société pluriculturelle s’estompe...
E.L.B.
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Face grise Lyautey, un fasciste éclairé
Ce monarchiste égaré en République, devenu royaliste par substitution, est aujourd’hui presque oublié en France. Mais il reste toujours respecté au Maroc... car il était lui-même respectueux de l’islam (on lui doit l’interdiction des mosquées aux mécréants, mesure qu’on n’applique même pas au Yémen), respectueux du trône alaouite (il va jusqu’à tenir l’étrier du sultan lorsqu’il descend de cheval), respectueux enfin d’un pays qui lui rappelle une France d’ancien régime où chacun est à sa place.
« Cette race marocaine est exquise, écrit-il. Elle est restée le refuge de la politesse, de la mesure, des façons élégantes, des gestes nobles, du respect des hiérarchies sociales, de tout ce qui nous ornait au XVIIIe siècle. »
Amoureux du Maroc (et des jeunes Marocains...), il apprécie le faste d’un royaume qu’il protège tout en le modernisant.
Scénariste de sa propre légende, il inaugure les chantiers atlantiques de sa petite Amérique en Afrique, revitalise « Rabat-Washington » et crée « Casa-New York » tout en préservant les grandes figures féodales locales qui le fascinaient.
Il choisit l’alliance avec les caïds, décore le Glaoui sanguinaire mais, dans le même temps, protège les fellahs des colons, « pire que des boches », et endigue le peuplement massif des Européens. Grâce à lui, le Maroc n’est pas devenu l’Algérie. Grâce à lui, il n’y eut pas d’annexion véritable.
Mais il y eut une mainmise plus hypocrite sur le royaume. Ce que l’historien Charles–André Julien nomme « la fiction du protectorat ». Le tout-puissant résident général de 1912 à 1925 préférait « un pouvoir occulte à un pouvoir que la métropole contrôlerait ». Grâce aux dahirs qu’il se contentait, en apparence, de promulguer, il échappait au contrôle parlementaire d’une démocratie qu’il abhorrait.
Ennemi de Clémenceau et de Jaurès, ce zaïm à épaulettes interdisait, aux Français comme aux Marocains, la liberté de la presse, de réunion et d’association. Il admirait l’armée allemande et regretta même sur le tard, selon Charles-André Julien, de ne pas avoir instauré le fascisme en France. Dans son livre Présence de Lyautey, Raymond Pascal raconte qu’un an avant sa mort, le vieux maréchal s’était imaginé un autre destin : « Mussolini, le Mussolini français... J’ai raté ma vie. »
A-t-il réussi le Maroc ? Cette personnalité complexe avait au moins la lucidité que n’auront pas tous ses successeurs. Dès 1922, il affirmait qu’il fallait « préparer le Maroc à l’indépendance ». Mais le fit-il vraiment ? En 1946, le constat du résident général Labonne est implacable.
« Après quarante ans de protectorat, il y a dans ce pays 95% d’analphabètes. Il y a quelque deux mille sociétés qui exploitent le Maroc et, dans ces sociétés, il n’y a presque pas de Marocains. Après quarante ans de protectorat, il n’y a qu’un minimum de Marocains dans l’administration et encore n’occupent-ils que des emplois infimes. »
En pratiquant une colonisation d’encadrement sans parvenir à renouveler les cadres avec de jeunes Marocains entreprenants, en surprotégeant un sultan d’opérette sans l’associer au pouvoir, et en privilégiant une aristocratie marocaine au détriment du renouvellement des élites, Lyautey a aussi figé le Maroc dans un état de dépendance qui l’a bien mal préparé à l’indépendance prophétisée.
E.L.B. |
Administration
Un legs contesté
La nouvelle administration introduite par le protectorat a modernisé le pays sans pour autant chasser les structures traditionnelles du pouvoir.
Sous le protectorat français, la résidence générale incarnait l’administration moderne. Sa mission consistait à mettre en œuvre les deux axes principaux de la politique coloniale au Maroc : réformer le pays et en contrôler le système politique.
Pour ce faire, elle a entrepris la modernisation du Royaume tout en conservant les structures traditionnelles du Makhzen : le sultan, l’institution du grand vizir et certains ministères traditionnels. Une dualité qui a fini par se transformer en un véritable phénomène politique. Dans le Maroc de 2012, des voix s’élèvent encore pour dénoncer l’interventionnisme exagéré du Makhzen dans le champ politique.
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Face blanche : la réforme de l’Etat traditionnel
Tout le « mérite » en revient à Lyautey et à sa propre vision du protectorat qu’il a appliquée au Maroc. Il défendait la thèse du « contrôle indirect », qui permettait de garder le lien avec un peuple soumis en lui donnant une « impression d’indépendance » et en associant ses dirigeants au pouvoir.
Le nouveau système administratif s’est donc greffé sur le Makhzen et a engendré, en son temps, un renforcement général du système politique, tout en permettant une diversification de l’appareil bureaucratique.
Parmi les principales structures mises en place par cette administration moderne, deux directions jouaient un rôle très important. Celle des finances et celle des travaux publics, qui formaient les piliers de l’organisation administrative coloniale.
Et si l’ère coloniale a été une période d’institutionnalisation massive, c’est que le fonctionnement du système politique, dans le Maroc précolonial, n’était régi par aucun texte ayant valeur de Constitution ou permettant de définir le pouvoir de chaque composante de ce système.
Les règles de fonctionnement de l’Etat étaient toutes fondées sur une interprétation du droit public musulman, qui variait au gré des situations et du bon vouloir des oulémas ou de l’entourage du sultan. C’est ainsi que le protectorat a permis d’introduire une tradition bien française : tout codifier. Peu importe si les textes sont respectés ou non...
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Face noire : une véritable mise sous tutelle
Comme le souligne le politologue Abdellah Ben Mlih, dans son ouvrage Structures politiques du Maroc colonial, « l’administration coloniale a eu des difficultés à se mouvoir en véritable institution… d’où le recours aux chefs locaux comme incarnation du pouvoir sultanien ou tribal ».
Aux yeux de la population colonisée, ce recours aux puissances traditionnelles était aussi un moyen de donner plus de légitimité au protectorat. C’est dans cette optique que le protocole makhzenien n’a subi aucun changement durant le protectorat, bien que son rôle ait été considérablement affaibli dans les faits.
L’aura du sultan et ses attributions symboliques sont restées intactes. Il a gardé ses palais, ses fonctionnaires et même sa garde personnelle d’esclaves noirs, supervisée par des officiers français. « Il (le sultan) a continué d’exercer les attributions traditionnelles du commandeur des croyants. Il dirigeait les prières, son nom était cité lors des prêches du vendredi… et il adressait les orientations religieuses à la Oumma », décrit Mohamed Moatassim, conseiller du roi, dans sa thèse « L’évolution traditionnaliste du droit constitutionnel au Maroc », soutenue en 1989.
Sur le plan législatif, le sultan a aussi gardé le droit d’émettre des dahirs, et les lois étaient promulguées au nom du sultan mais jamais sans en référer au résident général. Tout comme il n’avait aucun pouvoir sur les questions des affaires étrangères ou encore les forces armées qui ont succédé au traditionnel ministère de la Guerre.
Le sultan ne choisissait pas non plus ses ministres et encore moins les agents de l’administration locale (pacha, caïd...).
Et si tout le contrôle de l’administration incombait de facto au résident général, le sultan gardait la main – du moins pour la forme – sur des ministères traditionnels, dit makhzeniens, tel celui des Habous.
Ces départements ont cohabité, dans un premier temps, avec les nouvelles structures créées par le protectorat comme la direction de l’Intérieur et celle des Travaux publics. S’y ajouteront par la suite de nouvelles directions dites néo-makhzeniennes.
Des administrations modernes, gérées par les Français mais créées – officiellement – par le sultan. Aussi, au niveau local, les autorités du protectorat ont maintenu une dualité des rôles entre celui des contrôleurs civils et militaires et le rôle traditionnellement assumé par les puissants caïds, chioukh et autres commis de l’Etat traditionnel. L’administration du protectorat a d’ailleurs largement compté sur ces derniers pour gérer les zones reculées, profitant de leur contact direct avec les « indigènes ».
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Résultat : une administration peu démocratique
Au final, le système politique érigé du temps du protectorat n’adopte ni séparation des pouvoirs ni véritable division du travail administratif au sein du Makhzen. La raison en est toute simple.
Les réformes menées par le protectorat visaient une seule chose : le déplacement du centre de décision du palais vers la résidence générale. Et une fois l’indépendance obtenue, la monarchie a récupéré et ses pouvoirs traditionnels et ceux de l’administration française. Résultat : une monarchie exécutive (absolue sous Hassan II) et un Makhzen intact ayant résisté à l’érosion du temps.
Ali Hassan Eddehbi
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Face grise : le hakem paternaliste
C’est l’une des figures les plus regrettées par les anciens. Le contrôleur civil (hakem) était la cheville ouvrière du protectorat. Des chants de résistants berbères ont même rendu hommage à ces « justes » vers lesquels on se tournait en dernier recours pour se soustraire à la corruption d’un moqadem ou à la voracité d’un colon.
Ces fonctionnaires incorruptibles étaient le symbole de l’administration indirecte ou de ce qu’on appelait le « Makhzen des Français ». Les éditions La Porte viennent de rééditer les mémoires de l’un de ces soutiers du protectorat.
Dans Sidi El Hakem, André Hardy raconte sa carrière d’El Hajeb (sa première affectation en 1931), au cœur de la montagne berbère, près de Meknès, jusqu’à la région de Marrakech dont il fut le contrôleur civil en 1955.
Son autoritarisme empathique affleure à chaque ligne : « S’il m’est arrivé d’avoir pour mes Berbères des sollicitudes et (quand il le fallait) des sévérités de frère aîné, jamais je n’ai éprouvé à leur égard le moindre sentiment de supériorité raciale. »
A El Hajeb, il scolarise les enfants musulmans avec les petits Français et crée même une classe pour les fillettes. A Salé, il sauvegarde la muraille, organise les corporations d’artisans et installe des circuits de distribution.
A Casablanca, en charge de la médina, il s’indigne : « On avait oublié qu’il y eut des Marocains à Casablanca » et il met en place des relais administratifs « indigènes » autrefois inexistants. Il raconte par le détail comment il arrache des crédits à la résidence et négocie avec les notables.
Mais ce paternalisme respectueux trouve ses limites en fin de carrière où il est fasciné par la personnalité du Glaoui, en dépit de sa « sauvagerie » et de son autisme face aux besoins d’indépendance de ses habitants. C’est un amoureux fou du Maroc qui parle, un être blessé qui a consacré sa vie à un pays... qu’il n’a pas vu mûrir.
E.L.B.
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Echanges commerciaux
Une économie de dépendance
La colonisation a permis au Maroc de développer ses exportations mais aussi d’accroître sa dépendance aux capitaux extérieurs.
Le Maroc était obligé d’importer une grande partie de ses besoins en nourriture et presque la totalité des produits fabriqués. Après l’arrivée des colons, la part des importations a, peu à peu, diminué. Une industrie est née au Maroc. Mais le prix à payer par l’Etat est très élevé.
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Face blanche : un vrai décollage économique
En 1921, les importations du Maroc s’élèvent à 500 000 tonnes... elles sont multipliées par cinq en 34 ans. L’injection de capitaux venus de l’étranger et la politique de prêt-bail, instaurée par les investisseurs et banques françaises, y sont pour beaucoup.
En 1955, le Maroc a exporté 7,5 millions de tonnes de produits divers contre 480 000 tonnes seulement en 1921. Les industries légères et lourdes se multiplient. La spirale est enclenchée. Les investissements privés évoluent à une vitesse fulgurante. Les entreprises se créent, les chômeurs trouvent du travail et la production explose.
La contribution des produits semi-ouvrés et primo-manufacturés dans les exportations marocaines passent de 20% à 28% en dix ans seulement. D’autres investisseurs, principalement des Français, arrivent au pays. Vers la fin du protectorat, la participation des Français du Maroc dans les capitaux locaux atteint 87,5%.
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Face noire :Eternel débiteur de la France
En 1946, la part de la France dans les échanges commerciaux est importante : 60% des importations et 73% des exportations. Cette part ne diminuera qu’à partir des années 50. En 1954, l’Hexagone représentait 55% des importations et 59% des exportations. Cette année-là , les exportations n’ont pu couvrir que 60% des importations.
Les investissements sont en grande partie réalisés grâce à des prêts de la France au Maroc. Ceux-ci atteignent 148,1 milliards de francs en 1949. Les « aides financières » sont de 25,7 milliards de francs en 1951 et de 43,5 milliards de francs deux ans après. Le Maroc croule littéralement sous la dette.
Abdelhafid Marzak
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Agriculture
Des réticences
S’il n’y a pas eu de colonisation massive des terres comme en Algérie, il n’y a pas eu non plus d’amélioration spectaculaire de la condition des fellahs.
Les méthodes européennes d’agriculture sont arrivées au Maroc avec les premiers Français. La modernisation « imposée » par l’administration française de l’époque a permis une production plus soutenue. Cependant, ce n’est pas grâce à cela que la production nationale moyenne augmentait chaque année, mais plutôt aux nouvelles terres et domaines affectés à l’agriculture.
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Face blanche : de nouvelles techniques agricoles...
Dès leur arrivée, les colons se sont immédiatement donné comme tâche la modernisation rurale. L’objectif était de développer l’agriculture locale. Les Services de modernisation du paysannat (SMP) sont mis en place pour aider les agriculteurs locaux à s’approprier les nouvelles techniques agricoles.
Des cours du soir sont organisés un peu partout au Maroc. Des prêts sont même accordés aux fellahs pour les aider à s’équiper de tracteurs jusque-là inconnus aux « indigènes ». Le Petit Marocain, dans son numéro du 23 juin 1945, salue « la naissance d’un Maroc nouveau » grâce à la libération du fellah. En même temps, la production agricole se développe.
Fernand Joly, dans son ouvrage La situation économique du Maroc (1948), parle d’une production moyenne de 21,6 millions de quintaux entre 1935 et 1939. En parallèle, de 28 000 hectares en 1929, la production de fruits est passée à 113 000 hectares en 1954.
La production de fruits, notamment en conserve, était stimulée par l’armée française. Durant la Seconde Guerre mondiale, la production annuelle moyenne de fruits est passée de 50 000 à 90 000 tonnes.
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Face noire : ... au profit des colons
Nombre de fellahs sont réticents à l’idée d’adopter les nouvelles techniques des colons, malgré leur impact positif (2 à 3 quintaux à l’hectare de plus qu’une culture classique). Alors que les Français utilisent les charrues à disques et les tracteurs à chenilles, l’agriculteur marocain s’accroche à son araire en bois et à son attelage animal.
Les efforts déployés pour les convertir à cette nouvelle forme d’agriculture ne visent qu’à les pousser à contracter des crédits. Les fellahs, eux, refusent de s’endetter, et ceux qui le font utilisent les sommes contractées à d’autres fins.
Les écarts se creusent donc entre les agriculteurs entrepreneurs français et les Marocains. Le colon n’a aucun mal à écouler sa production en l’exportant, alors que le fellah ne produit que ce qu’il lui est nécessaire et cherche désespérément des acheteurs pour le surplus. A la fin du protectorat, le rendement agricole ne s’était pas beaucoup amélioré.
Dans son ouvrage, Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, Daniel Rivet parle d’une augmentation du rendement à l’hectare d’un demi pour cent à peine, entre 1926-1930 et 1951-1955, soit 6,5 quintaux à l’hectare. L’expérience des SMP avait donc échoué. L’évolution de la production s’est faite grâce à l’utilisation de nouvelles terres.
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Résultat : la vraie raison de la colonisation ?
Pourquoi coloniser le Maroc ? Jacques Gadille explique dans son ouvrage, l’agriculture européenne au Maroc, que « la politique de colonisation est née des besoins de la période de guerre et de la nécessité de contribuer au ravitaillement de la France, notamment en céréales ».
Dès 1915, les propriétés domaniales de Marrakech et Fès ont été louées aux colons. Plus tard, les locataires se sont vu attribuer des lots de terrains et se sont mis à leur propre compte. En 1935, ils étaient 4 300 agriculteurs européens propriétaires de leur terrain, sur un total de 6 000.
Les étrangers détenaient à eux seuls un million d’hectares de terres agricoles. Ils resteront jusqu’aux années 70 et la marocanisation des terres. Celles-ci seront en grande partie récupérées par les proches de Hassan II et les généraux.
Abdelhafid Marzak
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Education
Nos ancêtres les Français
En apprenant le français et en assimilant les valeurs de l’occupant sans renier les leurs, les jeunes Marocains sauront se donner les armes politiques pour accéder à l’indépendance.
En 1912, il n’ y avait qu’un seul établissement d’enseignement supérieur au Maroc. 500 à 700 étudiants fréquentaient Al Quaraouiyine qui n’était plus que l’ombre de la prestigieuse université fondée sous les Idrissides.
L’arithmétique, la géométrie, la médecine ou l’astronomie et même l’exégèse du Coran ont disparu des programmes ! Seul le droit y est enseigné, les maîtres rabâchant des jurisprudences séculaires avec une pédagogie du par-cœur comparable à celles des fqihs, les coups de baguette en moins...
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Face blanche : une pédagogie moderne
La politique scolaire du protectorat, c’est d’abord du Lyautey pur sucre. Pas question dans un premier temps de transformer les petits Marocains en Français républicains et laïcards. L’idéal du protecteur en chef, c’est de former une élite de jeunes fils de notables dotés d’une éducation musulmane, le français n’étant destiné qu’à être « l’instrument d’acquisition de notions exactes et complètes sur la civilisation européenne » (dahir du 17 février 1916).
Ce système qui inculque le « savoir-faire européen », en respectant le « savoir-vivre musulman », est basé sur un enseignement bilingue, une pédagogie moderne, et produira, grâce à un enseignement de qualité, les futurs cadres du Maroc indépendant... qui sauront retourner contre l’occupant les valeurs qu’il lui enseigne.
Car comme le reconnaissait Lyautey lui-même « apprendre intelligemment le français à de jeunes Marocains, c’est aussi presque fatalement leur apprendre à raisonner à la française ».
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Face noire : un apartheid scolaire
Cette école est aussi celle de la ségrégation. En voulant séparer musulmans, juifs et colons, le protectorat n’a séduit que les seconds. En 1938, le protectorat ne scolarise que 22 000 enfants musulmans et 18 000 juifs dans les écoles qui leur sont destinées.
Les notables musulmans hésitent à inscrire leur progéniture à l’école des roumis. Et la ségrégation est aussi sociale.
Le plan d’études et de programmes de 1920 stipule : « Le petit paysan devra, au sortir de l’école, retourner à la terre, le fils de l’ouvrier de la ville devra être ouvrier. » ça n’empêchera pas le jeune Mehdi Ben Barka, simple fils de fqih de faire un sit-in devant l’école des fils de notables à Rabat pendant deux mois, jusqu’à ce qu’il obtienne son intégration.
Lui comme d’autres ont fini par donner raison aux Français qui craignaient de former une classe de « jeunes Turcs farouches et dangereux déséquilibrés », pour reprendre l’expression de Georges Hardy, directeur de l’enseignement sous Lyautey. Les jeunes Marocains de l’Istiqlal se revendiqueront des valeurs de l’islam et de l’idéal incarné par Victor Hugo... ou Jeanne d’Arc.
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Résultat : le triomphe posthume de l’école française
C’est paradoxalement lorsque les Marocains opteront pour l’indépendance qu’ils adhéreront en masse à l’école des Français. Sous l’impulsion de l’élite nationaliste soucieuse de former de futurs citoyens et du ralliement du sultan à l’éducation moderne (en 1941), ils seront 206 000 écoliers en 1955.
Et plus du double deux ans après l’indépendance ! Et même après l’arabisation, les enfants de l’élite istiqlalienne, qui a arabisé l’enseignement, continueront à fréquenter Descartes ou Lyautey...
E.L.B.
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Face grise : la difficile scolarisation des filles
Les vieux turbans ont lutté bec et ongles contre la scolarisation des fillettes. Inoxydable grand vizir, Mohamed El Moqri (il a commencé » sa carrière sous Mohammed IV au XIXe siècle et l’a fini plus que centenaire sous Mohammed V !) est en pointe dans ce combat.
Au point que, jusqu’en 1937, le protectorat devait lui cacher les crédits affectés à l’éducation des filles lors de la présentation du budget. Les enseignements dispensés aux quelques centaines de pionnières des années 30 ne sont pourtant guère révolutionnaires : l’apprentissage de l’écriture et de la lecture en arabe est complété par des cours ménagers et des notions de puériculture.
Quand, en 1942, on crée le certificat d’études primaires musulmanes sous la pression des anciens élèves des collèges musulmans, le protectorat se heurte au manque d’institutrices qualifiées. Et quand les nationalistes revendiquent des hommes pour enseigner, la direction de l’instruction oppose un niet retentissant pour ne pas heurter « la majorité silencieuse ».
Face au protectorat rétrograde, c’est le sultan qui tranchera en faveur de la modernité. Son dahir du 17 novembre 1943 imposera l’introduction d’instituteurs. Moins de dix ans plus tard, en 1952, 32 744 jeunes Marocaines seront scolarisées, soit une fille pour quatre garçons. Comme lors du discours de Lalla Aïcha à Tanger en 1947, c’est grâce au palais et non plus par la résidence générale, que les femmes marocaines accèdent aux premières mesures d’émancipation.
E.L.B.
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Santé
Remède de choc pour un grand corps malade
Avant 1912, le Maroc n’a pas à choisir entre la peste et le choléra. La première maladie sévit dans les Doukkala jusqu’au protectorat (et a subsisté dans le Souss), la seconde, associée à la famine et à la variole entre 1878 et 1882, dépeuple de nombreuses régions.
Le paludisme règne dans le Gharb, la bilharziose dans le Sud, la lèpre, la syphilis, le typhus sévissent de manière endémique... Les médecins prescrivent des médicaments à base d’herbe, les fqihs aussi en y ajoutant des amulettes et des talismans. En dernier recours, il reste la sorcellerie...
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Face blanche : l’éradication des pandémies
Il veut que les techniciens de la santé ait toujours « trente ans d’avance » et ne tolérera pas un « angle mort » dans la « surveillance médicale du pays ». Il, c’est Lyautey, bien sûr, qui attaque les maladies endémiques comme on mène une campagne militaire. Il déclare la guerre aux mouches porteuses du choléra et de la dysenterie, aux rats qui véhiculent la peste, aux moustiques qui secrètent le paludisme, aux poux, vecteurs du typhus.
Les médecins vaccinent à tour de bras, les brigades sanitaires luttent contre le « péril fécal », on chasse les charognes abandonnées, on dératise au souffre, on assèche les eaux stagnantes, on injecte la quinine par piqûres, on arrose enfin le pays de DDT... Après cette guerre totale, les épidémies séculaires vont reculer et presque disparaître.
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Face noire : la tyrannie hygiéniste
La guère sanitaire ne se fait pas sans bavures. Les « pasteuriens inflexibles » qui la mènent, « disposent sur le corps malade de la ville musulmane un appareillage médical ayant moins pour objectif de soulager l’individu souffrant que de purger la ville de ses éléments indésirables », comme l’écrit l’historien Daniel Rivet dans Le Maroc de Lyautey à Mohammed V.
Afin de neutraliser les porteurs de germes, on met en place des barrages sanitaires pour refouler les éléments indésirables », on rafle les individus suspects, on les parque dans des camps (celui de Aïn Chock à Casablanca est baptisé « la fourrière » par les Marocains).
Ces dispositifs servent aussi à refouler, dans les tribus, les désespérés qui se pressent aux portes de Casa lors des marches de la faim en 1037-1938 et, surtout, pendant la famine de 1945. On a vacciné mais on n’a pas su nourrir les milliers de Marocains qui meurent dans l’indifférence générale lors de la dernière grande famine du siècle.
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Résultat : une santé publique à deux vitesses
On continue à construire des hôpitaux pendant tout le protectorat (2 100 lits en 1926, 15 432 en 1955)... sauf que ceux-ci seront à deux vitesses. A la pointe des innovations médicales pour les colons, beaucoup plus vétustes pour les « indigènes ».
Seuls les notables accèdent aux hôpitaux pour Européens... au compte-gouttes dans des pavillons annexes.
Au final, la politique sanitaire ultra-dirigiste, humiliante et ségrégationniste du protectorat a braqué le peuple marocain, surtout musulman. Seuls les juifs se sont très vite ralliés au dispositif au point qu’à Marrakech, ils représentent 41% des consultants de l’hôpital Mauchamp en 1944.
A l’indépendance, la conquête de l’espace médical des Européens sera l’une des mesures symboliques de l’Istiqlal.
E.L.B.
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Face grise : vrais racistes et saintes laïques
L’hygiénisme maladif des nouveaux maîtres du Maroc n’est pas du philanthropisme. Si on soigne les Marocains, c’est d’abord pour protéger les Français. Le docteur Sergent, spécialiste du paludisme, explique crûment à Lyautey son objectif quand il mène une action de quinothérapie envers les « indigènes » en ciblant « ceux où il y a une agglomération européenne à défendre, car c’est avant tout les Français que nous défendons ».
Formés en Algérie ou en Afrique occidentale, de nombreux médecins coloniaux sont de purs racistes qui traiteront comme des animaux les premiers médecins marocains diplômés en France.
Mais tous ne sont pas coulés dans le même moule. « Prenez Maurice Gaux, dont l’hôpital garde le nom à Casa, il a créé un vaccin, soigné les pauvres, raconte Fouad Benseddik. Il y a une vraie mentalité de missionnaires à l’époque. Ce n’était pas des dandys victoriens. »
Après-guerre, le docteur Sicault, imprégné de l’ambiance progressiste de l’époque, estime qu’« en Afrique du Nord, le médical est souvent l’acheminement nécessaire vers le social. Le social pur ne serait pas compris ».
Les dernières années du protectorat seront celles d’une impulsion médico-sociale, relayée par des femmes d’exception qui se dévouent sur le terrain : dames de la bonne société, ou femmes de colons en zone rurale, qui créent des embryons d’ONG et, surtout, assistantes sociales qui réalisent un travail de fourmi pour aider les familles les plus misérables des derbs et des bidonvilles.
Hélas, leur expérience sera progressivement délaissée après l’indépendance. « Le monde des déshérités urbains deviendra comme une friche sociale, un terrain où semer la parole révolutionnaire en attendant la da’wa islamiste », conclut l’historien Daniel Rivet.
E.L.B.
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Aménagement du territoire
Prérogatives sécuritaires
Pour mieux contrôler le pays, les Français ont créé de nouvelles villes et avantagé le littoral atlantique, plus facile à défendre.
Les anciennes médinas sont les premières formes d’urbanisme qu’aura connues le Royaume chérifien. A l’arrivée du protectorat, le dahir de 1913 sur l’immatriculation des immeubles facilite l’émergence d’un nouveau style urbanistique qui va permettre aux colons, avant tout, de sécuriser le territoire.
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Face blanche : la naissance de villes modernes
Le dahir de 1913 a favorisé l’arrivée des premiers groupes immobiliers au Maroc comme Mannesman à Casablanca. « Rabat-la-Neuve », « Meknès-la-Nouvelle », ou encore « Fès-l’Européenne », de nouvelles villes sont alors édifiées au sein des anciennes.
D’énormes cités d’architecture nouvelle commencent à voir le jour. Parallèlement, le traité d’Algésiras donne le droit aux étrangers de construire là où ils le souhaitent. Des mesures de protection sont très vite mises en place pour « sauvegarder » l’architecture traditionnelle marocaine.
Des rues sont alors pensées et construites afin d’éviter à leurs habitants de côtoyer les Marocains. C’est la naissance des villes européennes. Leur apparition s’accompagne de la mise en place d’infrastructures et d’équipements importants : éclairage public, décharges, etc.). Ce qui encourage l’exode rural. En 1955, le Maroc compte six villes de plus de 100 000 habitants contre une seule ville de cette taille en 1917.
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Face noire : c’est l’armée qui aménage
Pour Azelarab Benjelloun, président du conseil régional de l’ordre des architectes de Casablanca, « l’aménagement du territoire était guidé par des objectifs sécuritaires ». Les villes portuaires servaient au transit de marchandises mais également d’armes. El Jadida, ou le port portugais, était la plaque tournante de l’époque.
« Les colons ont préféré développer la ville de Meknès plutôt que Fès car la première était plus facile à pénétrer et à contrôler », explique Azelarab Benjelloun. L’urbanisme de l’époque devait d’abord faciliter le contrôle militaire.
L’économie venait ensuite. Dans son ouvrage, La petite histoire de Rabat, Jacques Caillé précise que l’éloignement de Fès (…) et aussi le souvenir de la grandeur almohade, ont dicté le choix du Maréchal Lyautey, qui allait orienter la ville de Rabat vers de nouvelles destinées » : devenir la capitale administrative du Maroc.
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Résultat : des villes sacrifiées
Si certaines villes ont « bénéficié » de cette approche sécuritaire, d’autres comme Azemmour et Essaouira, sont ignorées des colons. Essaouira est alors un poste avancé du commerce européen d’où partent des bateaux remplis de sacs d’amandes, thé, plumes de paon vers l’Angleterre ou l’Allemagne.
Les Marocains y tiennent des boutiques d’artisanat ou de commerce de gros. Délaissée par les colons, la ville est restée en marge de l’histoire. Ami Bouganim, conseiller pédagogique auprès de l’Alliance israélite universelle, né à Mogador, se rappelle dans son ouvrage Récit du Mellah de Mogador que les Marocains « ne conservaient encore leurs entrepôts, désormais vides, que parce qu’ils constituaient une raison sociale, une marque de grandeur et de noblesse… »
Et d’ajouter, « la malheureuse ville vivait sur ses souvenirs, ruminant sa grandeur passée, ses titres consulaires et ses grands désenchantements coloniaux. Quarante ans après l’instauration du protectorat, elle continue d’attendre l’événement qui la tirerait de sa dégradante retraite en lui donnant une nouvelle vocation historique ».
Abdelhafid Marzak
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Entretien avec le Dr Mustapha Mchiche Alami
Kénitra, création des Français
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Homme d’affaires, ex-député du Gharb, Mustapha Mchiche Alami, dont le père avait été emprisonné et déporté par les autorités coloniales de la région, milite pour la réhabilitation de « Port Lyautey ».
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actuel : Dans les archives sur le protectorat français au Maroc que vous avez pu consulter en France, une grande partie est consacrée à la ville de Port Lyautey ; pourquoi les Français accordaient-ils autant d’importance à une ville de second plan ?
Dr Mustapha Mchiche Alami : On oublie souvent que les colons français doivent une fière chandelle à la ville de Kénitra, ou plus exactement au fameux Port Lyautey, puisqu’il n’existait pas de ville proprement dite avant la construction du port en 1912.
Quand la France, avide de mettre la main sur les richesses du Royaume, prend prétexte de l’appel en 1911 du sultan Moulay Hafid, qui avait détrôné son frère le sultan Moulay Abd al-Aziz, à le défendre contre les tribus amazighes rebelles, la colonne, commandée par le général Moinier (commandant en chef de la colonne de Fès), composée de 20 000 hommes, a trouvé des difficultés monstres pour traverser le pays.
Pour aller de Casablanca où débarquaient les troupes coloniales à Fès, située à plus de 300 kilomètres, les légionnaires, les zouaves, les tirailleurs algériens, les spahis et autres chasseurs à cheval devaient traverser des zones dangereuses et subissaient des pertes importantes.
A l’époque, tous les cours d’eau sur ce trajet étaient traversés à la nage avec les moyens du bord. On a ainsi vu des mulets nager dans les oueds alors qu’il fallait des jours et des jours pour construire des radeaux, voire des pontons, pour faire passer la cavalerie et l’artillerie ! Bien avant cette date, les Français avaient jeté leur dévolu sur la modeste casbah de Kénitra et envisageaient d’en faire un point stratégique pour envahir et occuper les plaines fertiles du Gharb et du Saïss.
La France avait dépêché des ingénieurs et des topographes dans la région pour étudier un point de débarquement qui éviterait aux troupes de passer de Casablanca au centre du pays, en traversant les plaines et les montagnes peu sûres des Zemmours.
Il ne faut pas oublier aussi que le port de Larache, qui servait à approvisionner ces régions, était aux mains des Espagnols qui allaient d’un moment à l’autre basculer dans le camp des Allemands.
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Pourquoi la France tenait-elle tant à avoir un accès par le Sebou ?
A l’époque, la France devait prendre de vitesse toutes les autres puissances qui louchaient sur le Maroc, à commencer par l’Espagne et l’Allemagne. L’Espagne a toujours considéré le Maroc comme sa chasse gardée. En plus des « présides » de Sebta et Melilia, elle maintenait sa présence dans tout le nord du pays et avait refusé, en 1902, un accord (secret) avec les Français, délimitant la zone espagnole au nord du Sebou.
Le 11 juin 1911, l’Espagne, arguant des clauses de la Convention secrète (de 1904) entre Madrid et Paris, envoie deux navires de guerre qui débarquent un corps expéditionnaire à Larache pour occuper Ksar El Kébir, coupant ainsi aux Français la liaison Fès-Tanger. On comprend mieux alors l’urgence pour la France d’avoir un accès direct de l’Atlantique à Fès.
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Et la ville dans tout cela ?
C’est en décembre 1914 que sont signés les plans de construction de la nouvelle ville. A partir de 1916, pas moins de cinq grands hôtels sont construits et la résidence va partager la ville en quartiers européens et quartiers indigènes. C’est la naissance de Kénitra comme on la connaît aujourd’hui.
Pour l’anecdote, à l’indépendance, le Palais voulut rebaptiser Fédala du nom de Mohammédia en hommage à Mohammed  V, et Port Lyautey Hassania, en hommage au prince héritier, ce que les nationalistes de la ville refusèrent. Une décision qu’ils payeront cher vu la marginalisation qu’a connue la région, une fois l’indépendance acquise.
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Un port à l’abandon, une ville sinistrée… Pourquoi Kénitra, jadis si prospère, a-t-elle plongé aussi brutalement dans la misère ?
Il y a des raisons objectives telles que l’envasement du port et la difficulté pour de gros navires à traverser le Sebou afin d’accoster à Kénitra, mais il y a également des motivations politiques qui remontent à la primature de Karim Lamrani.
Ce dernier avait décidé de transférer toutes les activités économiques sous-jacentes au port, tel le conditionnement des agrumes, de Kénitra à Casablanca. Le lobbying des opérateurs de la région n’a jamais réussi à faire redémarrer les activités économiques dans la ville.
Propos recueillis par Abdellatif El Azizi
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Urbanisme
Un laboratoire architectural ségrégationniste
Suivant sa politique expansionniste, la France coloniale va mettre au point un urbanisme très moderne, une architecture recherchée, au service d’une idéologie raciste.
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Face grise les jardiniers de la ville
Construire un Maroc nouveau, moderne, telles étaient les prétentions de Lyautey. Pour les besoins de la cause, le maréchal n’a pas lésiné sur les moyens et a fait appel à des urbanistes, ingénieurs, paysagistes et architectes de renom.
« Le jardinier Jean-Claude Nicolas Forestier est le premier spécialiste de la discipline naissante qu’est alors l’urbanisme à être invité par Lyautey pour imaginer une politique alternative à celle conduite par la France en Algérie, dont le militaire avait déploré les effets destructeurs dès sa jeunesse. Le rapport que Forestier remet en 1913 à Lyautey sur l’extension des villes et la création de réserves vertes est la base de toutes les décisions ultérieures, tandis que subsistent de son passage, les grands parcs de Fès, Rabat ou Marrakech, selon les cas préservés ou créés par ses soins », explique l’architecte Jean-Louis Cohen, dans la préface du livre de Ghislaine Meffre, Architecture marocaine du XXe siècle.
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Rénovation des médinas et frontières ethniques
Cependant, les intentions de Lyautey ne sont pas si nobles que ça ! Pour l’historien, Daniel Rivet, l’urbanisme mis en place par le maréchal véhicule quelques idées fortes et ségrégationnistes, qui consistent à opérer une séparation tranchée entre la ville européenne et la médina en vue d’isoler cette dernière (considérée à la fois comme réservoir de microbes et d’insurgés), puis de la préserver comme on conserverait un vestige ancien. Mais dans la politique menée par Lyautey, rien n’est noir ou blanc.
Aussi, il serait utile de noter également que les médinas ont bénéficié à la même époque d’une remise en état, « consistant à restaurer et à étendre le réseau d’égouts, à brancher dessus quantité de latrines, à paver les ruelles… le réseau conducteur d’eau potable est partout refait et assaini. L’éclairage à lampe acétylène, puis électrique est introduit », poursuit l’historien.
De grands chantiers ont également été lancés. Les villes ont été redessinées, les immeubles les plus beaux, les plus confortables, les plus prestigieux étaient construits. Mais rien de tout cela n’était destiné aux Marocains ! A cette époque, les frontières étaient bien établies. Il ne fallait surtout pas mélanger Français, juifs et Arabes. C’est dans cette logique que des quartiers entiers ont été érigés, des ghettos fabriqués de toute pièce.
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Casablanca, une ville Ă plusieurs visages
Casablanca contient à elle seule toutes les contradictions de cette politique et les porte jusque dans ses plus petites ruelles. « Henri Prost va inscrire définitivement Casablanca dans l’histoire des villes modernes. La capitale économique sera dotée d’un grand port par le général Lyautey, une réglementation originale et innovante en matière d’urbanisme.
Henri Prost s’inspire des expériences allemandes et américaines : zonage, occupation des sols, gabarits, alignements, remembrements. La mise en pratique de ces nouvelles règles ne pourra se faire, en France, qu’après la Première Guerre mondiale, faisant de Casablanca une référence », éclaire l’association Casamémoire.
A Casablanca, il y avait également une urgence, celle de loger les habitants des bidonvilles et tous ceux qui ont immigré vers la nouvelle capitale économique. De grands chantiers vont être lancés dans les années 20, 40, 50 : la cité de Aïn Chock, les Habous, les logements sociaux, les cités industrielles... Tandis que d’autres zones seront préservées (Anfa sera le quartier « élu » des Français et sera interdit aux juifs et aux Arabes !).
Casablanca était redessinée et tellement bien conçue que chacun devait trouver sa place naturellement. Le scénario était presque parfait, la société très hiérarchisée. On est allé jusqu’à inventer le quartier réservé de Bousbir, au cœur des quartiers arabes, pour loger les prostituées et « endiguer la débauche », paraît-il !
Amira GĂ©hanne Khalfallah
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Entrepreneuriat
La rentabilité avant tout
L’ONA des Français a transformé le Maroc... et a fait la fortune des colons et de leurs alliés.
En septembre 1912, Jean Epinat fournit le personnel et le matériel nécessaire à la visite du Sultan Moulay Hafid à Vichy. L’occasion pour l’homme d’affaires de rencontrer, pour la première fois, le maréchal Lyautey. Ce dernier lui demande de venir au Maroc pour réaliser l’étude d’un programme de transports en commun. En 1919, la CTM (Compagnie Générale de Transport au Maroc), ancêtre de l’ONA, voit le jour.
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Face blanche : l’industrialisation d’un « désert »
Dès la première année, 800 000 kilomètres sont parcourus par les véhicules de la compagnie, mais l’affaire n’est pas assez rentable et les subventions versées par l’administration, insuffisantes. Il faut alors se diversifier.
Avant le protectorat, le Maroc est déjà exportateur de phosphates. Jean Epinat décide alors de se lancer dans la prospection minière. Le monogramme CTM restera dédié à l’activité transport. La maison-mère devient quant à elle, le 5 janvier 1934, l’Omnium Nord Africain (ONA), ancêtre du holding actuel.
Les sites de prospection sont placés dans des villes où le chômage fait des ravages. Les populations ont enfin accès à un travail « décent ». Les zones désertiques de cette région sont, du jour au lendemain, transformées en agglomérations équipées de tous les moyens de confort de l’époque. Ecoles, hôpitaux, habitats poussent comme des champignons. Les « indigènes » sont désormais les salariés des temps modernes, au même titre que les colons.
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Face noire : des affaires douteuses
Mais des tribus crient au pillage des ressources naturelles que recèlent leurs terres. Daniel Rivet, auteur du livre Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, explique que la banque française Paribas s’associe à « un self-made-man à la légende controversée, Jean Épinat, (…) avec le concours intéressé du pacha de Marrakech, Thami El Glaoui, et la connivence des techniciens du BRPM (Bureau de recherches et de participations minières) ».
L’ONA est créé pour contrôler leurs participations dans les entreprises de prospection. L’objectif étant de mettre la main sur le phosphate marocain et sur les gisements « hautement rémunérateurs de cobalt », souligne Daniel Rivet. Labadie-Lagrave, journaliste de l’époque, qualifie Paribas de pieuvre, et toute cette affaire de « mensonge marocain ». Daniel Rivet, lui, estime que le Maroc est « le seul pays refuge sûr pour la fuite des capitaux et le blanchiment d’argent », surtout en 1945.
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Résultat : l’Etat veut sa part du gâteau
Les sociétés créées par les colons opèrent souvent dans des secteurs jusque-là inconnus de l’économie marocaine. De nouvelles opportunités s’offrent à l’Etat en matière de fiscalité. Les recettes générées par les impôts ne sont plus issues exclusivement de l’agriculture qui contribue, en 1910, à hauteur de 98% aux recettes de l’Empire chérifien.
En 1930, les impôts agricoles représentent 84% des recettes fiscales. Deux ans avant le départ des colons, l’agriculture ne rapporte plus que 10% des recettes. En 1954, les nouvelles activités économiques et industrielles génèrent 44% de recettes fiscales. La diversification des activités commerciales a ainsi permis de pérenniser les ressources de l’Etat et de faire face aux longues années de sécheresse.
Abdelhafid Marzak
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Mines
Naissance d’une industrie
Le « pétrole du Maroc » a été exploité grâce aux Français. Mais ceux-ci n’ont guère préparé la relève...
Les phosphates sont immédiatement identifiés comme première ressource naturelle du Maroc. L’Office Chérifien des Phosphates (OCP) est donc créé par dahir, le 27 janvier 1920 par le maréchal Lyautey. Dès le démarrage, le chiffre d’affaires oscillait entre 2 et 3 millions de dollars. Une manne d’argent importante pour le Maroc et… la France.
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Face blanche : une entreprise rentable et sociale
Les exploitants des mines de Gasfa en Tunisie pensaient obtenir des licences. Mais Lyautey convainc Paris que les phosphates restent la propriété de l’Etat protégé. « Ce qui est une aberration par rapport à la théorie économique libérale de l’époque où l’Etat ne possède, ni n’exploite rien », souligne Fouad Benseddik.
Le minerai est à faible profondeur. Il est d’une excellente teneur. La région de Khouribga et Boujniba est aux anges. La population locale a trouvé un emploi et la demande ne fait que grimper. Des Marocains affluent de partout pour travailler dans l’exploitation.
Des centaines de mulets, chameaux et ânes sont utilisés pour transporter et acheminer le précieux minerai. Le Maroc exporte en masse son minerai à des clients qui en deviendront très vite dépendants.
Jusqu’en 1938, le salaire horaire moyen du manœuvre est de 0,7 franc. En janvier 1945, il passe à 7 francs, puis à 10 francs en décembre de la même année (source : La situation économique du Maroc, Fernand Joly, 1948). Les salaires des « indigènes » rejoignent lentement ceux des colons.
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Face noire : les ambiguïtés d’un statut
L’OCP de l’époque est une société de droit privé, dont la totalité du capital est détenu par le Royaume chérifien du Maroc. Mais ce dernier est lui-même soumis au résident général, Lyautey.
Béatrice Hibou, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), dans un ouvrage intitulé Maroc : d’un conservatisme à l’autre, explique que l’on « peut interpréter la création de l’OCP, par Lyautey, comme une mesure destinée à protéger les intérêts français contre les intérêts de toutes les autres nations, à commencer par les intérêts marocains ».
Emmanuel Gentilhomme, journaliste financier français, explique dans un de ses articles sur le sujet qu’à l’époque du protectorat, « le Royaume chérifien du Maroc est confié aux bons soins du résident général – Lyautey, jusqu’en 1925 – que la République lui prête gentiment ». L’OCP sera bien un fleuron du Maroc, mais les Français n’ont guère préparé la relève : à l’indépendance, l’Office ne compte que 4 techniciens marocains et 100 ouvriers professionnels.
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Résultat : des cités contre le turn-over
En 1938, les travaux de la première cité ouvrière de l’OCP, Bou Jniba, démarrent. Brion, architecte en charge de sa réalisation, ne laisse rien au hasard. Mosquée, hammams, fours à pain, kissariat, école et dispensaire, tout y est. Ghislaine Meffre, dans son ouvrage Architecture marocaine du XXe siècle, explique que « Brion a eu la possibilité de créer une cité en accord avec son souci de restituer une ambiance marquée au sceau d’une urbanité conviviale ».
Les colons voulaient donc assurer un minimum de bien-être aux ouvriers marocains travaillant à l’OCP de l’époque. Mais ce n’est pas la seule raison. Faisant appel essentiellement à des ouvriers autochtones – des nomades à l’origine, qui logeaient dans des tentes et des huttes en roseau –, les cadres de l’OCP s’aperçoivent de « l’instabilité de la main-d’œuvre locale peu habituée au travail forcé de la mine », souligne Abdelaziz Adidi de l’Institut national de l’aménagement et de l’urbanisme, dans un de ses ouvrages.
L’OCP décide alors de créer trois cités ouvrières en même temps, à Khouribga, Boujniba et Boulanouar, tout en procédant au recrutement d’une main-d’œuvre lointaine (voir aussi page 33).
A.M.
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