Ghellab dans l’œil du cyclone
La constitutionnalité de son élection, ses compétences, ses rapports avec le sérail… tout est sujet à controverse dans l’élection de Karim Ghellab au perchoir.
Le deal a été conclu bien avant la séance plénière d’ouverture du Parlement. Quelques jours auparavant, interrogé après une réunion avec les chefs des partis de sa majorité, Abdelilah Benkirane a répondu sans équivoque. « La présidence de la première Chambre reviendra au parti de l’Istiqlal. »
C’est que Abbas El Fassi avait sorti un argument en béton : jamais le parti de la balance n’avait obtenu cette distinction. Un argument qui a aidé à faire pencher... la balance du côté de l’Istiqlal. Ne restait donc plus que le choix de l’heureux candidat.
Il s’est porté finalement sur Karim Ghellab, technocrate et ministre sortant. Une candidature qui a fait couler beaucoup d’encre. Le jour du vote, le groupe socialiste, appuyé par le tonitruant Abdelhadi Khairate, est monté au créneau pour dénoncer l’anti-constitutionnalité de la démarche. Furieux, les socialistes quitteront ensuite la salle…
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Anti-constitutionnalité ?
« Face à son premier test, la majorité n’a pas été convaincante pour justifier qu’un ministre en exercice puisse se présenter à la tête de l’institution législative », peut-on lire dans l’éditorial d’Al Ittihad Al Ichtiraki.
« L’édification constitutionnelle promise par la majorité se fera avec de vieux jalons. En faisant croire que celui qui a le plus de voix a forcément raison », déplore l’éditorialiste de l’organe de l’USFP.
Cela étant, il faut relever que le parti de la rose a bien marqué son retour à l’opposition. Pour certains observateurs, l’anti-constitutionnalité de la démarche n’est qu’un prétexte pour l’USFP qui aurait rebondi sur ce litige constitutionnel pour s’affirmer dans son rôle d’opposant, délaissé depuis 1998.
Mais l’heure n’est pas au procès d’intention. On attendra d’abord que l’USFP tienne sa promesse de porter l’affaire devant le conseil constitutionnel. Ce qui est en soi une autre paire de manches…
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Show politique
Du côté de l’Istiqlal, l’on préfère jouer aux sages et ne pas se brouiller avec les alliés d’hier. « Personne n’a le droit d’interdire un avis opposé. Nous pensons que les discussions houleuses le jour de l’ouverture du Parlement ont été bénéfiques.
Le fait que le débat soit répercuté au niveau de l’opinion publique est en soi quelque chose de très sain », avance-t-on du côté du parti de la balance. En effet, si la constitutionnalité de la démarche est légitimement remise en cause, il n’en reste pas moins que cet épisode aura au moins eu le mérite de refléter une coordination, une discipline et une homogénéité qui faisaient défaut au sein de l’équipe de Abbas El Fassi.
L’on avance aussi du côté de la majorité que « l’opération démocratique se fonde sur une majorité et une opposition. Et s’il va de soi que la majorité doit préserver les droits de l’opposition, la minorité doit accepter la logique démocratique ».
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Candidat du Palais
Plus loin, l’on doit bien admettre qu’il existe des signes qui ne trompent pas. Juste après son élection au perchoir, la très officielle MAP a bombardé ses abonnés de portraits élogieux de l’heureux élu. Elle n’en avait pas fait autant lors de la désignation du chef du gouvernement ! Karim Ghellab a sans aucun doute la bénédiction des plus hautes sphères de l’Etat.
« Traditionnellement courroie de transmission des ordres entre le Palais et l’Hémicycle, l’institution du perchoir ne pouvait donc qu’être confiée à une personne en laquelle le sérail place sa confiance », confie un ancien député.
La confiance oui, mais le profil risque d’être inadapté. En parfait technocrate, Ghellab ne semble pas avoir l’étoffe pour un poste 100% politique comme le perchoir, soutiennent ses détracteurs. « Le nouveau président de Chambre vient de s’initier aux rouages de la politique politicienne. Il a enduré le martyre avant de passer son code de la route et l’on se demande si cette première leçon lui sera suffisante pour endosser ses nouvelles responsabilités », confie un ancien parlementaire.
Ali Hassan Eddehbi
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Al Adl teste Benkirane
En quittant le 20-Février, Al Adl Wal Ihsane change de stratégie et impose un test au futur gouvernement. Une manœuvre surprenante, mais pas dénuée de logique politique.
L’information est tombée comme un couperet et a surpris son monde : le mouvement islamiste Al Adl Wal Ihsane, principale composante du 20-Février, a décidé de se retirer du mouvement la semaine dernière. Le communiqué publié par le cercle politique de la Jamâa est très clair.
Considérant que le mouvement ne peut arracher davantage de concessions, Al Adl annonce qu’il entame une réflexion sur de nouvelles méthodes de contestation qui seraient plus efficaces. La Jamâa du cheikh Yassine a dénoncé au passage les pressions du Makhzen qui tente par tous les moyens de « contenir la contestation » en cédant des « réformettes » qui ne changent rien à l’équation politique.
Pour Al Adl, c’est toujours « les forces du Makhzen et le carré royal qui prennent toutes les décisions ». Al Adl Wal Ihsane critique également le comportement des forces de la gauche présentes au sein du mouvement. Sans les nommer, le communiqué accuse les gauchistes de « récupération politique de la colère de la rue » pour renforcer leur position.
« Ce fut une décision très douloureuse à prendre », affirme Fathallah Arsalane, le porte-parole d’Al Adl, pour qui « les composantes du M20 n’ont pas fait leur autocritique et ne se sont pas rendu compte de leurs erreurs comme l’espérait (la Jamâa) ».
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Une rue islamiste
De quelles erreurs parle-t-il ? Depuis le début du mouvement de contestation, Al Adl estime avoir subi beaucoup d’attaques de la part des « indépendants » et des courants de la gauche au sein du M20.
Certains n’ont pas hésité à fustiger la Jamâa dans la presse, et ont imposé leurs slogans tandis que la Jamâa adoptait un profil bas. Faux, rétorque Oussama Khlifi, un des fondateurs du M20 qui dit qu’au début « la Jamâa se conformait à la plateforme de base avant de s’en écarter quand elle s’est rendu compte de sa puissance numérique. »
« La Jamâa a fourni le principal soutien logistique au 20-Février. Elle s’est retrouvée castrée en se voyant obligée de ne pas brandir de slogans islamiques alors qu’on entonnait des hymnes gauchistes imposés par les jeunes. Il y avait un risque de dilution de l’idéologie et de la doctrine d’Al Adl », analyse le politologue Mohamed Darif.
De plus, les disciples de Yassine ont constaté que la rue était plus islamiste que gauchiste, une idée confortée par la victoire électorale du PJD. Dès lors, continuer au sein du 20-Février aurait eu un coût politique trop important pour Al Adl Wal Ihsane.
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Al Adl ne fait pas de cadeaux
Cette lecture, couplée aux déclarations de Fathallah Arsalane qui n’écartait pas, il y a quelques mois, la création d’un parti politique, fait dire aux observateurs qu’il s’agit d’un « cadeau » offert à Benkirane en gage d’ouverture du dialogue.
Cette analyse a vite été balayée. D’abord par le ton des déclarations des adlistes qui ont catégoriquement démenti des négociations en cours ou à venir avec Benkirane. Ensuite, ils parlent dans leur communiqué d’« islamisme makhzenien », estimant que le gouvernement n’est doté d’aucun pouvoir réel.
« C’est tout le contraire d’un cadeau, leur objectif est de compliquer la mission de Benkirane », oppose Darif, qui estime qu’il s’agit là d’un test. « L’objectif de l’Etat est d’endiguer le phénomène du 20-Février. Tant que cette excuse existe, Benkirane pourra retarder la concrétisation de ses promesses et des défis auxquels il fait face. »
Dans tous les cas, le retrait d’Al Adl pourrait sonner le glas du M20 qui devrait tenter une première sortie timide le week-end prochain, sur les appels insistants des forces de la gauche. Quant à la Jamâa, elle entame une nouvelle stratégie et pourrait sortir lors d’une manifestation d’envergure dans une seule grande ville, arguant du droit de manifester pacifiquement.
Z.C.
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Le roi e(s)t le chef
La nouvelle Constitution installe un nouveau rapport entre le roi et le chef du gouvernement. Déjà , l’on sent un changement de ton dans les rapports entre les deux hommes. Qu’en est-il vraiment ?
J’ai vu le roi et il m’a demandé de lui raconter une de mes fameuses blagues. Je n’ai pas osé, et je lui ai dit, j’ai peur qu’elle ne vous fasse pas rire », lance Abdelilah Benkirane aux militants de son parti lors d’une réunion. Il leur faisait le compte-rendu (succinct) d’un entretien de près d’une heure qu’il venait d’avoir avec le souverain.
Avant cela, on a écouté le nouveau chef du gouvernement plaisanter sur sa hantise de porter une cravate, qu’il s’est résolu tout de même à mettre pour voir le roi. On a surtout écouté Benkirane déclamer à tue-tête son attachement indéfectible au Trône et son envie de travailler avec « l’appui et l’aide » de Dieu… et du roi.
Bien que souvent anecdotiques, ces sorties traduisent un état d’esprit différent et de nouveaux rapports qui lient désormais le chef du gouvernement au chef de l’Etat. Mais cela marque-t-il pour autant une délimitation des territoires entre les deux hommes ?
« Au fond, rien n’a changé car il s’agit du même cadre institutionnel. On assiste uniquement à une envie de Benkirane de montrer qu’il y a un nouveau souffle », estime Mohamed Moujahid, secrétaire général sortant du Parti socialiste unifié (PSU), une formation de gauche qui appuie la contestation de la rue.
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Un discours offensif
Pour Moujahid, il s’agit de mesures cosmétiques qui ne changent rien aux fondamentaux des rapports entre le gouvernement et le Palais, régis par une Constitution qui maintient encore de larges prérogatives entre les mains du pouvoir monarchique.
« Sur le fond, le roi préside le Conseil des ministres, nomme aux emplois stratégiques alors que le chef du gouvernement ne fait que proposer. Il a l’exclusivité de la gestion du sécuritaire, préside le conseil de la magistrature, etc. », détaille le chef de parti.
Toujours est-il que le chef du gouvernement semble avoir les coudées plus franches que ses prédécesseurs dans la nomination des ministres qui ne devraient plus êtres parachutés de l’extérieur des partis.
Même si cette liberté est très limitée par l’obligation de constituer une coalition, en raison du système électoral à la proportionnelle qui empêche l’émergence d’un parti majoritaire. Cela étant dit, le discours des islamistes paraît tout de même plus offensif que celui de leurs prédécesseurs, augurant peut-être une nouvelle ère de cohabitation entre le roi et son chef du gouvernement.
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Promesses en baisse
Mais là encore, les observateurs restent sceptiques. « Il ne faut pas se voiler la face. Ce n’est pas une cohabitation à la française, mais une hiérarchie des pouvoirs car le souverain reste le pivot. Nous sommes passés d’une monarchie exécutive à une monarchie au pouvoir équilibré », analyse le politologue Mohamed Darif.
D’ailleurs, Abdelilah Benkirane en est parfaitement conscient, et s’est empressé de déclarer qu’au Maroc, « c’est le roi qui gouverne », et qu’il « ne prendra pas de décisions allant à l’encontre de la volonté royale ». « Il faut connaître l’histoire du PJD et les garanties et conditions avec lesquelles il est entré dans le jeu politique en 1996 pour bien comprendre. Ils ne se positionnent pas en rivaux de la monarchie, bien au contraire.
En réalité, ce qui les avait gênés avec le PAM, c’est qu’il ait récupéré la symbolique royale à lui seul », analyse Mohamed Darif. Mohamed Moujahid rappelle que Benkirane a déjà revu à la baisse nombre de ses promesses. Il a, selon lui, montré quelques contradictions, dont notamment son maintien des ministères de souveraineté et son ouverture vers El Himma, qu’il abhorrait il n’y a de cela que quelques jours.
« De plus, quand on se penche sur les profils qui ont récemment rejoint le cabinet royal en tant que conseillers, il est clair que le roi s’entoure d’un gouvernement de l’ombre qui lui servira à peser lors des réunions du Conseil des ministres », estime Moujahid. Sans parler de la possibilité que garde le roi de dissoudre les deux Chambres (une seule pour le chef de gouvernement) et de renvoyer un ou deux ministres même après la formation du gouvernement…
Zakaria Choukrallah |