Libertés et culture
Plus pjdistes que le PJD !
Les Marocains sont ultraconservateurs. Sur les questions sociétales, ils sont en grande majorité d’accord avec les propositions les plus radicales de certains députés et cadres du parti islamiste au pouvoir.
A la question « êtes-vous favorables à l’interdiction de vente d’alcool dans les épiceries, les grandes surfaces et les magasins spécialisés ? », l’échantillon représentatif s’est déclaré à 77% « très favorable » et à 10% « plutôt favorable ». Seuls 6% sont totalement opposés à une telle mesure, tandis que 4% sont « plutôt opposés » et 3% sans opinion.
Cela signifie-t-il que les Marocains seraient prêts à saluer largement une telle loi si elle venait à être appliquée ? La sociologue Soumaya NaâmaneGuessous ne partage pas cette opinion et préconise de nuancer ces chiffres.
« Je suis sûre que nombre de sondés consomment eux-mêmes de l’alcool mais répondent le contraire pour sauvegarder les apparences. Nous sommes dans une société du paraître, schizophrène », analyse-t-elle.
En revanche, elle voit dans cette réponse le besoin des Marocains de se dissocier des comportements néfastes qui entourent largement la consommation de l’alcool dans notre pays.
Une analyse que conforte un autre résultat : ce sont les femmes, premières victimes des ravages de l’alcool dans les foyers, qui sont les plus favorables à une telle décision (83%). « C’est pour cela qu’il faudrait interdire la consommation aux mineurs et régulariser la consommation, en s’attaquant notamment aux alcools frelatés et de très mauvaise qualité », préconise la sociologue.
IVG, pourquoi pas...
Autre chiffre, encore plus étonnant : 72% des sondés se prononcent en faveur de la suppression des festivals de musique ! Dans le lot, 57% sont « totalement favorables » au bannissement des festivals, tandis que 15% sont « plutôt favorables ».
Pire, c’est dans les rangs des 18-24 ans, pourtant cœur de cible de ces manifestations culturelles, qu’il y a le plus de désapprobation : 49% y sont hostiles ! Pourtant, comme l’explique la sociologue, avant les festivals il y avait les moussems.
« Ces festivals traditionnels sont l’occasion de fêtes et de pratiques pas toujours compatibles avec l’islam, et pourtant ils sont tolérés. Au fond, les Marocains sont fêtards. » Ce chiffre va de pair avec une autre statistique : le besoin éprouvé par une large majorité d’islamiser la culture.
Ainsi, 92% des Marocains sont pour « une nouvelle politique culturelle plus conforme aux fondamentaux de l’islam ». La sociologue Soumaya NaâmaneGuessous estime qu’il s’agit là d’un « rejet de la modernité », qu’elle explique par le fait qu’une large partie de la population se sent exclue de ces festivals qui ne concernent généralement qu’une minorité installée dans les grandes villes.
« Les jeunes sont paumés et s’attachent au discours religieux sécurisant. C’est compréhensible, car il s’agit d’une génération sacrifiée par le système d’enseignement, mal éduquée et qui n’a pas développé une pensée critique », explique la sociologue.
Un autre chiffre moins étonnant, mais tout aussi riche d’enseignements, montre une population plus divisée sur la question : 49% des sondés se disent favorables à l’avortement (32% y sont « totalement opposés » et 5% « plutôt opposés »). Et encore, la question portait sur « l’IVG dans les cas extrêmes tels le viol, l’inceste et les malformations profondes ».
Une proposition pourtant débattue au sein même du PJD, et défendue favorablement par une grande partie des élus islamistes ! Comment faut-il interpréter l’ensemble de ces chiffres ?
Soumaya NaâmaneGessous, très critique envers le discours islamiste, préfigure deux scénarios : « Soit le PJD prouvera que tout est réformable par l’islam et, à ce moment-là , ces idées seront confortées ; ou alors il ne pourra pas tenir ses promesses et, dans ce cas, cela va accélérer l’éveil des esprits critiques. » Dans les deux cas, il s’agit d’un constat d’échec sur le court et moyen terme…
Zakaria Choukrallah
***
Avis d’expert
Driss Jaydane, Ă©crivain
« Un fantasme de purification »
Les sociétés arabo-musulmanes ne peuvent pas se regarder dans le miroir de la modernité car celle-ci est entrée chez eux par effraction. Nous avons perdu les valeurs de la science, du civisme, de la spiritualité, bref le code du progrès. Ce que nous pouvons espérer, c’est revenir à une identité première fantasmée d’un islam réinventé, un conte avec des personnages fabuleux, un islam déshistoricisé, chimiquement pur.
Une potion magique qui ferait de nous des individus délestés du mal qu’ils auraient pris la veille au bar et qui rentrent en religion comme au bain. Nous sommes dans un fantasme de purification. On croit que la charia, que nous ne connaissons pas réellement, nous purifiera.
On croit que, parce qu’on va interdire l’alcool ou les festivals, on vivra dans une société pure, plus juste, sans problème. Ce qui est dangereux, c’est que la question de la pureté augure des moments douloureux pour ceux qui croient à la différence et regardent le monde dans sa complexité. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui croient qu’on est un individu unique, libre de ses choix...
***
International
Une place à reconquérir
Quel sera le nouveau visage de la diplomatie marocaine ? Nos concitoyens entendent que leur pays soit aux avant-postes.
Les Marocains ne se désintéressent nullement de la politique étrangère. Mieux, ils sont très largement favorables à l’idée de voir leur pays prendre de nouvelles initiatives. Qu’il s’agisse du conflit au Proche-Orient, de son rôle au sein du Conseil de sécurité, du renouveau de la Ligue arabe, du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) ou des relations bilatérales avec l’Algérie, les Marocains sont fermement résolus à voir les dossiers évoluer.
Non pas que le Maroc ait été absent de la scène internationale ces derniers temps. Qu’il s’agisse du dossier du Sahara, de la réouverture des frontières avec l’Algérie, de l’adhésion au Conseil de Coopération du Golfe, du développement des relations avec le Qatar… la diplomatie marocaine a, sur ces terrains, multiplié les initiatives.
Mieux encore, elle s’est activée, souvent avec discrétion, pour préparer son élection au sein du Conseil de sécurité, quand l’Afrique du Sud était à la manœuvre pour contrer sa candidature au sein de l’Assemblée des Nations unies.
Son succès a témoigné d’une indéniable influence. Ce faisant, le Maroc a ouvert la voie à une reconsidération des équilibres diplomatiques au sein du continent africain, dont les autres membres du Conseil de sécurité devront tenir compte.
La Turquie pour alliée
Cette effervescence diplomatique a-t-elle séduit nos concitoyens ? Notre sondage témoigne d’un intérêt patent de la population pour l’environnement international. Un intérêt cohérent, volontariste, en faveur d’une diplomatie de l’initiative. On notera au passage que cet intérêt se manifeste aussi bien au sein de la population urbaine, que de la population rurale, réputée moins éduquée ou ouverte aux questions de politique internationale.
La crise du Proche-Orient demeure au cœur des priorités. 69% de nos compatriotes se disent favorables au renforcement des relations bilatérales avec la Turquie pour favoriser une solution au conflit. De ce point de vue, il sera intéressant d’observer l’efficacité des liens entre l’AKP et le PJD pour redonner un nouveau souffle aux tentatives de paix.
De même, 68% des Marocains souhaiteraient voir le gouvernement prendre l’initiative d’une rencontre au sommet avec Bouteflika pour remettre à plat les relations bilatérales et pousser à l’ouverture de la frontière. Et ils sont autant à souhaiter que soit organisé un sommet Maroc-Tunisie-Egypte-Libye pour tirer les enseignements du Printemps arabe. Un tel sommet, organisé au Maroc, scellerait la place du Royaume dans le concert des nations arabes, et plus largement auprès des parties prenantes aux réalités géopolitiques qui ont profondément modifié la donne ces douze derniers mois.
Yanis Bouhdou
***
Mustapha Khalfi « Une image de clarté et de proximité »
Cheville ouvrière du programme du PJD, directeur du journal Attajdid, Mustapha Khalfi voit dans ce sondage le reflet d’une campagne électorale accomplie.
Â
actuel. Comment analysez-vous ce score de confiance de 82% enregistré par AbdelilahBenkirane ?
M. Khalfi. Ce score reflète le rôle charismatique de Benkirane tout au long de la campagne, mais aussi durant le Printemps arabe. Il a alors développé un langage franc, clair, qui a su inspirer crédibilité, fraternité et proximité. Pendant neuf mois, il a été la voix de la classe moyenne qui défend la stabilité du Maroc. Il parle le langage de la rue, un langage direct. Et il a été très clair contre des discours aventuristes.
Â
Trois dossiers prioritaires se dégagent pour les Marocains : la lutte contre la corruption, un meilleur accès aux soins, une nouvelle politique de l’éducation, loin devant la justice sociale ou la régionalisation. Cela vous étonne ?...
Ces priorités renvoient à ce que nous avons développé tout au long de la campagne. Les gens disaient « notre voix, c’est notre chance ». Il y a dans ce pays un besoin réel de bonne gouvernance. C’est ce à quoi nous allons nous attacher. Tous ceux – ministres, parlementaires, responsables publics – qui seront associés à notre majorité vont devoir signer une charte fixant les devoirs de chacun dans l’utilisation des biens publics, d’éventuels conflits d’intérêts… dans un souci de bonne gouvernance. Dès la prise de fonction du gouvernement, des mesures fortes seront annoncées qui commenceront à répondre aux chantiers prioritaires attendus par nos concitoyens.
Â
Le salaire minimum à 3 000 dirhams, attendu par 71% de la population, c’est possible rapidement ?
Cet engagement sera réalisé de manière graduelle, pour être au rendez-vous en fin de législature. Les réformes à engager sur le plan macro-économique (réforme de la fiscalité, de la Caisse de compensation, des mécanismes de redistribution…) nous permettront de tenir cette promesse, dans le cadre d’un renouveau du dialogue social.
Les derniers engagements du gouvernement El Fassi, qui portent sur 24 milliards de dirhams, seront également tenus. AbdelilahBenkirane a d’ores et déjà commencé à recevoir les responsables des principales centrales syndicales pour évoquer ces sujets.
Votre sondage fait référence au développement des banques islamiques, souhaité par 39% de nos compatriotes. Il s’agit moins pour nous de banques islamiques que du développement des outils qu’offre la finance islamique. Nous pensons que le poids de celle-ci représente quelque 30milliards de dirhams au Maroc. Et cela sans qu’il y ait aujourd’hui de réels encouragements pour son développement.
Nous entendons y contribuer. S’agissant d’éventuelles privatisations destinées à dégager de nouvelles ressources budgétaires, nous pensons qu’il est prioritaire de s’attaquer aux niches fiscales qui sont sans impact sur l’économie, soit quelque 3 milliards de dirhams. Par ailleurs, notre pays a vu croître très sensiblement ses recettes en les portant de 400 milliards pour la période 2004/2007 à environ 600 milliards entre 2008 et 2001. Or, ces recettes sont souvent mal utilisées. Nous aurons à veiller à la rationalisation des dépenses publiques et à leur efficacité.
Â
Les questions touchant au champ sociétal – qu’il s’agisse d’alcool ou de politique culturelle – révèlent un profond conservatisme, amplement partagé. Comment vous en accommodez-vous ?
S’agissant de l’alcool, il y a déjà des lois qu’il convient de faire respecter. Mais plus précisément, je voudrais dire que, dans ce domaine précis, nous avons un modèle. Et ce modèle, c’est la France. Ce pays a su mettre en place une stratégie globale, incluant les abus – qui sont réprimés –, les questions de santé publique, les questions sanitaires, les dangers à l’égard des jeunes, les questions de sécurité routière… bref, c’est un modèle dont nous pourrions nous inspirer.
Ce n’est en rien une question religieuse, mais bien de politique générale. Pour l’interruption de grossesse, nous sommes là dans l’obligation d’une réforme, face à une réalité douloureuse et à une question sanitaire de première importance. Cela se fera dans le cadre d’un dialogue avec les acteurs religieux, les oulémas, et les acteurs sociaux, en toute transparence. Nous ne devons pas ignorer une réalité sociale qui voit chaque année quelque 300 000 avortements clandestins.
Â
En matière de culture, le Maroc doit-il s’en tenir aux seuls fondamentaux de l’islam ?
Il faut que la société marocaine soit une société vivante, ouverte et qui se réclame de son identité islamique. Nous devons développer des partenariats entre le gouvernement et les acteurs culturels, sur la base de valeurs partagées. La Constitution prévoit que l’action publique renforce les composantes de l’identité marocaine. Il y a donc deux éléments à faire valoir : la liberté et la responsabilité.
Propos recueillis par Henri Loizeau |