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Pourquoi le Maroc ne sera pas islamiste
actuel n°119, vendredi 2 décembre 2011
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La gauche moribonde, les partis de l’administration en berne, le PJD a raflé la mise. Et cette fois-ci, le Makhzen a laissé faire... Mais la victoire du PJD ne signe pas l’avènement d’une société islamiste. Analyses.
Les islamistes doivent une fière chandelle au 20-Février. C’est un peu grâce à la pression de ce mouvement que Benkirane et ses compagnons ont été sacrés superstars du scrutin du 25 novembre.
Non seulement parce que la contestation a ôté au Makhzen tout désir de tripatouiller les élections et de peser en faveur de telle ou telle formation politique mais aussi parce que bien des ripoux des urnes ont été échaudés par la perspective de se voir lynchés sur la place publique par des activistes enragés.
Bien que cette campagne ait été lancée dans une perspective exclusivement politique, le vote massif en faveur des islamistes, qui ont raflé plus du quart des sièges de députés lors des législatives anticipées du 25 novembre, soulève des questions lancinantes.
Drôle de campagne, dont l’issue paraissait connue d’avance : tous les pronostics annonçaient une large victoire du parti de Benkirane mais personne ne soupçonnait le raz de marée. 107 sièges sur 395 – contre 47 députés sur 325 en 2007.
Pourquoi les Marocains se sont-ils donné le mot pour plébisciter les islamistes ? « Le peuple a voté pour le changement », explique Benkirane avec un air faussement modeste. Mais dans le fond, le leader des islamistes n’a pas vraiment tort.
Le plébiscite du PJD est avant tout un vote sanction des équipes passées et surtout des figures qui ont fini par dégoûter définitivement le petit peuple de la politique. En quelque sorte, ce n’est pas le PJD qui a gagné les élections ; c’est plutôt la gauche qui les a perdues, par évaporation de son électorat et sous les coups de boutoir de la crise avec son cortège de souffrances sociales et l’affairisme de la classe politique.
Un parti neuf
« Il faut se garder de comparer la victoire des islamistes du Royaume et celle de la Tunisie, de la Libye ou encore celle probable des Egyptiens. Dans ces pays, les islamistes ont vécu une répression féroce et les gens ont voté islamiste en grande partie pour l’instauration d’un régime qui rompt avec la dictature ; chez nous, les électeurs ont tout simplement conduit au pouvoir un parti neuf au profil politique prometteur. Comme ce fut le cas avec le gouvernement de l’alternance en 1998 », explique l’islamologue Saïd Lakhal.
L’air du printemps arabe soufflant sur le Maroc comme il a soufflé sur les autres pays du Maghreb a semé ses graines dans l’esprit de nombre de Marocains qui ne voient pas d’alternative à un gouvernement conduit par une équipe vierge, à savoir les cadres du PJD.
Ceux-ci bénéficient d’une aura particulière en raison notamment de leur capacité à éviter les chausse-trappes de la politique spectacle. Comme si les Marocains toutes classes confondues avaient délégué aux islamistes le soin d’exprimer leur colère et leur rejet des députés sans scrupules.
Feu vert du Makhzen
Le parfait résumé de cette thèse s’exprime à travers les scores réalisés par les islamistes dans les quartiers cossus du Souissi ou dans les bureaux de vote installés entre les villas luxueuses d’Anfa.
Quant au petit peuple, il a pour la première fois de son histoire fait faux bond aux notables, même si nombre d’électeurs ont profité des largesses de ces spécialistes des urnes avant de se dérober le jour du scrutin en votant pour le PJD.
« Un notable a gaspillé près de vingt millions de dirhams à Mohammédia mais il a tout juste réussi à rassembler quelques milliers de voix. Son argent est halal pour nous mais notre vote est haram pour lui », plaisantent les bidonvillois locaux.
En votant contre les anciennes figures politiques, les Marocains ne vont-ils pas troquer une droite conservatrice (l’Istiqlal) pour des islamistes de droite ? Là est l’inconnue du 25 novembre, que Benkirane se garde bien de dissiper.
Le Makhzen a-t-il donné un coup de main aux islamistes ? Peut-être mais pas directement. Pour ceux qui l’ignorent, les agents d’autorité, moqadems et autres caïds sont tenus pour être les hommes les plus intelligents de la scène politique marocaine – avec tout ce que cela sous-entend de rouerie.
En effet, le fait de voir les islamistes évoluer librement depuis le démarrage de la campagne a été rapidement décrypté par ces responsables comme un feu vert du Makhzen. Résultat : même au niveau des administrations, l’instruction « pas de consigne de vote » a été interprétée comme une consigne en faveur des islamistes, seul rempart désormais crédible contre les débordements de la rue.
L’heure est à l’apaisement
En donnant la victoire au PJD, les électeurs ont-ils réellement cautionné un projet de société islamiste ? Rien n’est moins sûr. Au Maroc, l’islamisme a moins le vent en poupe qu’au Moyen-Orient.
Fins politiciens, les camarades de Benkirane se sont d’ailleurs bien gardés de faire campagne sur le fameux slogan des Frères musulmans « l’islam est la solution ». Au contraire, l’heure est à l’apaisement. La question de l’alcool qui revient souvent dans les débats est évacuée d’un geste par le chef des islamistes.
« Nous ne ferons rien qui puisse toucher à la liberté des gens, mais par contre nous prendrons des décisions qui pourraient réduire les problèmes sociaux et économiques de la société et là , je vous assure, ceux qui abandonneront l’alcool seront beaucoup plus nombreux que vous ne pensez. »
Bien entendu, beaucoup de Marocains ne sont pas dupes et il va falloir attendre que le PJD ait pris les rênes du pouvoir pour en avoir le cœur net. Car, en politique, seuls comptent l’affirmation des principes et les actes. Entre la bourgeoise du quartier Racine de Casablanca et le barbu de Sidi Moumen, les motivations de vote sont évidemment aux antipodes, mais il faut reconnaître que la question de la charia, pour ne citer que cet exemple, ne se pose pas avec la même acuité que dans d’autres pays arabes.
Même les chancelleries occidentales terrorisées par le spectre de la révolution islamiste ne sont pas particulièrement effarouchées par la victoire du PJD. « Le PJD est un parti qui a des positions modérées. On ne peut pas partir du principe que tout parti qui se réfère à l’islam doit être stigmatisé. Ce serait une erreur historique, il faut au contraire parler avec ceux qui ne franchissent pas les lignes rouges qui sont les nôtres, c’est-à -dire le respect des élections, l’Etat de droit, les droits de l’homme et de la femme », a estimé Alain Juppé.
« Faire accéder le plus grand nombre à de grandes idées fondatrices de l’islam ne fait pas partie des priorités du PJD. Et quand bien même il le serait, les islamistes ne gagneraient pas à surfer sur cette vague. Un climat moral instable, qui mêle sans cesse les symboles du passé aux questions du présent, excite surtout les frustrations et la rancœur d’une société fortement conservatrice et non pas l’aspiration à un idéal islamiste », pense Saïd Lakhal.
L’étonnant, dans ces conditions, n’est pas que le peuple se soit donné le mot pour sanctionner la classe politique sortante, mais c’est que, par la même occasion, il accorde un délai de grâce à des islamistes qui semblent désormais capables d’assurer « une transition en bon ordre ». Alors qu’en face, le mouvement du 20-Février, qui continue de jouir d’un soutien modeste de la population, n’offre toujours pas de débouchés politiques.
Abdellatif El Azizi |
L’islam, domaine réservé
A bien lire la Constitution, l’islamisation tant redoutée du Maroc sous un gouvernement PJD n’est qu’un mythe.
Saâd-Eddine Othmani se veut rassurant : « Concernant les droits de la femme et les libertés individuelles, nos seules limites sont la loi et la Constitution. » En effet, voté par 73% des électeurs, avec un « oui » massif de plus de 98%, le texte constitutionnel porte une empreinte libérale en dépit de la suppression, en dernière minute, du principe de la liberté de conscience, sur demande du PJD et d’autres factions conservatrices.
Dans son préambule, la nouvelle Constitution souligne clairement que la prééminence accordée à la religion musulmane « va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle ».
Ironie du sort, la Commanderie des croyants, très contestée par les courants progressistes, s’est avérée être un rempart contre une islamisation du Royaume.
ContrĂ´le royal
Si pendant l’ère Hassan II la Commanderie des croyants a été tirée de son contexte initial afin de guerroyer contre la classe politique et prendre le dessus sur la gauche, cette institution a été bien plus subtilement utilisée par Mohammed VI.
Après les attentats du 16 mai 2003, elle est devenue l’unique moyen de gérer le champ religieux. « La portée religieuse de la Commanderie des croyants est restée intacte après l’adoption de la nouvelle Constitution », confirme le politologue Abdellah Saâf.
Et pour ne rien laisser au hasard, le contrôle royal s’étend également au département des Habous et des Affaires islamiques, créé et organisé par dahir, contrairement aux autres ministères régis par décret. Selon l’article 41 de la Constitution, « le roi, Amir Al Mouminine, veille au respect de l’islam ».
Pour le constitutionnaliste Nadir Moumni, cette disposition « consacre au roi l’exclusivité de la gestion du champ religieux. » « Le souverain préside le Conseil supérieur des oulémas, chargé de l’étude des questions qu’il lui soumet », ajoute-t-il, précisant que cette instance – dont l’organisation et les attributions sont aussi fixées par dahir – est la seule habilitée à prononcer les consultations religieuses (fatwa).
Et ce n’est visiblement pas Abdelilah Benkirane qui disputera au roi ces prérogatives. « Le roi est toujours chef de l’Etat et personne ne peut gouverner contre sa volonté », nous a-t-il répondu, la veille de sa nomination. Drôle comme à l’accoutumée, il ajoute même que « les femmes seront encore plus épanouies sous son gouvernement ».
Pas d’inquiétude
Sur un ton très rassurant, le professeur Saâf nous confie que « le Maroc n’a pas à s’inquiéter d’un éventuel retour sur les acquis cumulés, en termes de libertés individuelles ». Selon lui, « quel que soit le parti gagnant, ça ne se jouera pas à ce niveau, car l’institution monarchique a toujours le monopole du champ religieux ».
Néanmoins, ce rempart monarchique n’est pas totalement étanche. L’article 92 de la Constitution dispose que « sous la présidence du chef du gouvernement, le Conseil du gouvernement délibère des projets de décrets réglementaires ».
C’est-à -dire sans forcément passer par le roi. Bien que positive, cette réforme pourrait être une arme à double tranchant. Que faire si le chef du gouvernement signait des décrets attentatoires aux libertés ?
Le professeur Saâf balaie ces craintes d’un revers de la main : « Au Maroc, il existe toute une mécanique institutionnelle et des voies de recours pour empêcher pareils scénarii, par ailleurs très peu probables. »
Au-delà du volet juridique, il va même jusqu’à dire que « politiquement, une majorité qui se respecte doit prendre le soin de s’assurer un large consensus avant de prendre toute décision qui engagerait la société ».
On invoque d’ailleurs le même argument au PJD. « Notre parti n’a que 27% des voix et il devra composer avec les autres groupes parlementaires », affirme Othmani. Même avec plus d’un quart des sièges, le caractère pluriel de la société marocaine fait qu’il est quasiment impossible qu’un parti vienne bousculer l’équilibre culturel et sociétal établi, aussi précaire et ambigu soit-il.
Ali Hassan Eddehbi
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Un arbitrage salvateur
Les exemples ne manquent pas pour ceux qui veulent mettre en garde contre les avis plutôt réactionnaires par le passé de nos islamistes du PJD. On se souviendra toujours des manifestations monstres organisées à Casablanca contre le Plan d’intégration de la femme dans la société.
Ils étaient presque deux millions d’islamistes et autres conservateurs à investir les rues pour s’opposer à ce que la femme ait davantage de droits. Ils invoquaient une entorse à la loi divine, mettant en garde contre une « aliénation à l’Occident libertin ». Il aura fallu l’intervention du roi en sa qualité de Commandeur des croyants pour trancher le débat autour de la Moudawana.
Signe de l’étendue du pouvoir religieux du monarque, seules les dispositions d’ordre civil du code de la famille ont été débattues au Parlement, le reste étant exclusivement du domaine du roi.
En attendant d’avoir un courant moderniste plus fort que celui que nous avons actuellement, il faudra bien compter sur un arbitrage royal qui prémunira contre un éventuel coup d’éclat du PJD.
A.H.E. |
Programme
Les 5 piliers (profanes) du PJD
Le programme du PJD ne comprend que peu de références à la religion. Les islamistes sont-ils pour autant de véritables démocrates ? Le discours et les propositions des islamistes passés au crible.
Qu’y a-t-il d’islamique dans le programme du PJD ? A proprement parler, pas grand-chose. Le projet présenté aux électeurs est d’abord celui d’un parti conservateur avant d’être celui d’une formation islamiste.
Prenons d’abord les grands axes sur lesquels repose le programme du PJD. Il y en a cinq : un Etat et des institutions sans corruption, une économie forte et compétitive, une famille et une jeunesse entreprenantes et solidaires, un système de valeurs consolidé et enfin un Maroc souverain sur ses terres.
Ces « cinq piliers » sont argumentés par des chiffres et des objectifs d’abord économiques (croissance de 7%, Smig de 3 000 dirhams…). Il y a un petit zeste de référence islamique, mais pas plus qu’ailleurs, y compris chez le G8 par exemple.
Mustapha Khalfi, dirigeant au PJD et cheville ouvrière du programme du parti, confirme le caractère profane des ambitions des islamistes. « C’est un choix. Pour nous, le fond est un problème de gouvernance qui s’est traduit par une faillite du social », résume-t-il.
« Un Maroc nouveau. Le Maroc de la liberté, de la dignité, du développement et de la justice » sont les mots clés que l’on retrouve dans le discours pjdiste. Dans une sorte de profession de foi, les disciples de Abdelilah Benkirane livrent leur philosophie : « Notre conception de la société idéale se fonde sur l’aspiration à l’édification d’une société équilibrée, stable, solidaire et épanouie, appuyée sur une large classe moyenne, et dotée d’un régime de solidarité à même d’assurer à ses pauvres une existence dans la dignité, et qui offre à ses riches la sécurité. »
Lors de sa campagne, le PJD a communiqué autour des thèmes de la corruption, de la moralisation et contre le « fassad ». Pour la prochaine législature, il reste dix propositions de loi que le parti de la lampe devra activer. Aucune n’est islamique, si on exclut celle relative aux banques islamiques. La priorité est par exemple donnée au code pénal, à la charte communale ou aux questions à caractère économique.
Le PJD saute le MUR
Mustapha Khalfi n’hésite pas à parler de sa formation comme d’un parti « islamo-démocrate », à l’image des chrétiens-démocrates qui gouvernent depuis quelques années des pays d’Europe. Est-ce pour autant le cas ? Pour le politologue Youssef Blal, cela ne fait aucun doute.
« Il y a beaucoup de fantasmes autour des islamistes. La réalité est différente quand on examine le programme et le discours des mouvements qui participent aux élections, que ce soit au Maroc, en Tunisie ou en Turquie », analyse Blal qui estime que l’enjeu repose sur le programme économique plutôt que sur l’identité et la religion.
Khalfi promet pour sa part que son parti n’interviendra pas dans le champ des libertés, laissant le soin à la société civile, renforcée par la nouvelle Constitution, de le faire. « Aux Etats-Unis comme dans toutes les démocraties, c’est la société civile qui investit le champ des valeurs et qui mène la dynamique sociale. Le pouvoir, lui, ne doit pas être utilisé à des fins idéologiques », estime-t-il. Pour l’amazighiste et philosophe Ahmed Assid, la nouvelle donne impose aux modernistes laïques « de ne plus trop compter sur le rempart de la monarchie, comme par le passé », sur laquelle ils se sont trop reposés. Désormais, il faudra s’organiser en véritable opposition pour les libertés individuelles. Ce sera donc aux associations islamiques, comme le MUR (Mouvement unicité et réforme, bras idéologique du PJD) de batailler sur le terrain des valeurs.
C’est ce qui fait peur aux libéraux, à l’image d’Ahmed Assid : « Le PJD n’est pas islamo-démocrate car contrairement à l’AKP turc, il ne met pas une distance entre l’Etat et l’islam. Ils s’attendent à être accusés d’instrumentaliser la religion, c’est pour cela qu’elle n’est pas incluse dans leur programme. Ils se partagent les rôles avec le MUR. » Khalfi préfère, lui, parler de complémentarité et d’indépendance des deux structures, rappelant que lors du Congrès de 2008 qui a vu le sacre de Benkirane, le PJD s’est défini comme « un parti politique et non religieux avec un référentiel, certes, mais qui se borne à la gestion de la chose publique ».
La frontière entre divin et profane n’est pas pour autant à 100% étanche dans la feuille de route pjdiste. La proposition 131 du programme ambitionne « d’impliquer le ministère des Habous dans les projets où les valeurs et l’identité sont concernées ».
La proposition 101 entend soutenir les « femmes-mères » sans évoquer explicitement les mères célibataires. Mustapha Khalfi précise : « Pour les Habous, l’idée est de nous doter enfin d’une politique publique cohérente et transversale. Et le choix des Habous est dû à sa capacité de mobilisation autour des valeurs de travail, de responsabilité, d’intégrité, de solidarité… »
Education… islamiste ?
Le PJD entend proposer une nouvelle approche des valeurs qui, si elles sont puisées dans le référentiel islamique, restent un point commun de toutes les formations de droite de par le monde. « Concernant les femmes célibataires, elles sont incluses. Seulement, on parle d’un problème autrement plus général qui comprend toutes les familles gérées et financées par des femmes : divorcées, veuves, etc. », poursuit Khalfi.
Au niveau de l’éducation, les islamistes au pouvoir entendent promouvoir l’arabe, mais n’oublient pas pour autant le français, l’anglais et le tifinagh qu’ils comptent adopter ainsi que toutes les recommandations de l’IRCAM (Institut royal de la culture amazighe).
Que peut-on leur demander de plus ? Ne pas islamiser l’enseignement, alerte Assid. « Au cours de ces dernières années, nous avons réussi à réduire le contenu salafiste qui se trouvait dans les manuels destinés aux enfants. Le danger aujourd’hui est que le PJD réintroduise ce genre de discours religieux à travers la participation dans des commissions. »
Pour Youssef Blal, le véritable test des islamistes se fera essentiellement sur les questions économiques. Il y en a une qui est stratégique et diplomatique : les liens avec la France en termes de capital et d’investissements. « Le PJD réussira-t-il à réduire la dépendance excessive à l’égard de la France ? Va-t-il se diversifier comme l’AKP ? », se demande Youssef Blal. A ce niveau, le PJD montre des velléités d’ouverture à l’égard d’autres pays tout en conservant ce partenaire privilégié. Au-delà de cet aspect, les islamistes au pouvoir pourront-ils appliquer leur programme en évitant le piège du dogmatisme religieux ? C’est de leur capacité à s’astreindre à leurs propositions que dépendra leur succès. En grande partie.
Zakaria Choukrallah
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Les perles
C’est inévitable. Plus habitués à l’opposition qu’à l’exercice du pouvoir, les pjdistes dérapent sur les ondes. Premières bourdes. Et première mise au point !
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Les bourdes
« Nous n’allons pas tolérer que des artistes se dénudent sur scène, comme c’était le cas pour Latifa Ahrare. » Najib Boulif, membre du conseil national et député du PJD, sur Atlantic Radio.
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« Nous n’allons pas fermer les bars, mais nous n’autoriserons pas l’ouverture de nouveaux établissements. » Mustapha Ramid, chef du groupe parlementaire du PJD, au cours de l’émission Oulad L’blad, sur Radio Aswat.
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Les explications
« Les membres s’expriment à titre individuel. La position officielle du PJD est, elle, connue. Abdelilah Benkirane a expliqué, lors de sa conférence de presse du dimanche 27 novembre, qu’il ne s’attaquerait pas aux libertés. » Mustapha Khalfi, membre du conseil national du PJD, à actuel.
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Friday night fever
La folle soirée électorale
A l’heure où le PJD était en fête, les autres formations étaient en deuil...
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La voie de la justice m’a interpellé et j’y ai répondu, le PJD c’est le parti pour lequel j’ai voté », claironne une foule de barbus et de voilées en délire. Lors de la soirée électorale, le siège animé du PJD était « The place to be ».
Une ambiance bon enfant, avec sandwich kefta, thé et café pour patienter jusqu’au petit matin. Mais on n’a pas le temps de s’ennuyer : de temps à autre, Khalid El Bouqarii, mandataire de la liste nationale de la lampe, annonce fièrement les « prises » de son parti, parfois dans des bastions de notables.
A l’étage, une nuée de militants a les yeux rivés sur les écrans d’ordinateurs, calculant le nombre de sièges qui pleuvent sur le QG. A peine minuit passé, le score dépasse les 60 sièges, puis 80... Un raz de marée qui provoque l’euphorie. Quand une des « sœurs » décroche son ticket pour le Parlement, l’assistance se lève et scande le slogan « un salut islamique à la femme marocaine ! »
En fin de soirée, les organisateurs distribuent des dattes et du lait. « On ne peut pas jeûner demain à cause de la fatigue de la campagne », lance innocemment un pjdiste, qui a cru qu’il s’agissait du shour.
Quand on est islamiste, on ne se refait pas. Mais cela ne veut pas dire que l’on ne fait pas la fête ! Toute la nuit, les pjdistes dansent et chantent. On s’autorise même quelques pas au rythme des chansons de campagne, curieusement similaires aux fameux hymnes à la Palestine. Dans l’assistance, on prédit que la chanson sera à la tête du prochain classement de Hit Radio !
Douche froide
Les réactions des invités ne se font pas attendre. « Allons fêter ça en boîte, c’est le dernier samedi soir ! », plaisantent des journalistes. Sur les réseaux sociaux, les blagues ne sont pas en reste.
La boîte vocale des opérateurs téléphoniques s’islamise : « Votre correspondant est soit en train d’accomplir sa prière soit en train d’assister à un récital de dikr (invocations), veuillez rappeler si Dieu y consent. » D’autres internautes annoncent le retrait de la société Gillette du marché marocain.
Désormais, la tendance est à la tondeuse ! Les maths aussi changeront sous l’ère de la Justice et du Développement. « Par la grâce d’Allah, deux lignes parallèles ne se rejoignent pas. Mais elles le pourraient toutefois par la volonté du divin ! »
Ailleurs, l’ambiance est moribonde. Choqué, le MP a même baissé le rideau et éteint la lumière. Au siège du RNI, c’est la douche froide. Mezouar esquisse quelques petits sourires et s’éclipse.
A la fin de la soirée, il ne reste plus que Mohamed Aujjar, enfermé dans la salle de réunion avec des militants. A l’USFP, c’est pire. On se croirait à des funérailles. « Le parti n’a rien eu à Casablanca », lance, déçu, un militant. Au bout d’un moment, les dirigeants du parti prennent le chemin de l’étage supérieur. A l’Istiqlal, c’est un peu plus détendu, mais ça ressemble au dernier souffle d’un mariage qui a duré trois jours : le cœur n’y est plus.
Le lendemain, les chefs des perdants et le gagnant se retrouvent au ministère de l’Intérieur. Les cernes sous les yeux trahissent la fatigue, mais tous répètent à l’unisson : « La démocratie a gagné. »
A.H.E. et Z.C. |
Alliances, histoire d’un accouchement difficile
La victoire du PJD, personne n’y croyait. Et parmi ceux qui pensaient l’opération possible, beaucoup n’avaient pas imaginé un seul moment gouverner auprès des islamistes. Retour sur l’histoire mouvementée d’un gouvernement qui se fait dans la douleur.
Pour la première fois de l’histoire du Maroc, un Premier ministre qui ne fait partie ni des formations du Makhzen ni des partis de la gauche s’attelle à former un gouvernement avec les premiers et les seconds.
D’ores et déjà , la tâche de Benkirane ne s’avère pas particulièrement aisée. La réunion de l’état-major du parti, mercredi dernier, a fait le point sur les défis qui attendent le PJD pour former son équipe.
Au menu, la question des alliances et l’épineuse problématique des compétences que le PJD ne détient pas forcément. Surtout que les islamistes comptent se réserver le département des Finances et le ministère de la Justice.
S’il ne tenait qu’à lui, Benkirane s’appuierait essentiellement sur l’Istiqlal pour gouverner. Ce dernier a été le premier à répondre positivement à l’invitation du PJD. Or, le score réalisé par les deux formations ne donne guère de majorité confortable à cette alliance.
Résultat, la composition du gouvernement exige une stratégie toute différente surtout au moment où l’USFP, pilier de la Koutla, se fait prier pour rentrer au gouvernement. C’est à l’Istiqlal que la perspective de revenir au gouvernement attise le plus de convoitises.
Dans les coulisses, les nombreux prétendants y vont de leurs pronostics. La course aux strapontins se joue entre les anciens ministres, Ghallab, Nizar Baraka, à qui il faut ajouter un nouveau candidat, Adil Douiri, et des caciques comme Mohamed El Ouafa, l’actuel ambassadeur du Maroc au Brésil, ou encore M’Hamed Khalifa.
Non au retour des anciennes figures
Pour ce qui est des socialistes, abrutis par la défaite qui a suivi le scrutin du 25 novembre, ils réfléchissent à une reconstruction de la maison. Même les caciques du parti, qui ont pourtant longtemps milité pour la participation, ne montrent pas un enthousiasme débordant.
Bien avant le démarrage des négociations avec le PJD, ils ont compris que les islamistes n’étaient pas prêts à servir leurs ambitions ministérielles. Et pour cause, le PJD a dit niet au retour des anciennes figures en exprimant le souhait que les futurs patrons du gouvernement ne fassent pas dans la gérontocratie.
Ce qui fait de Chami l’exception qui confirme la règle, d’autant plus que le ministre des Nouvelles Technologies passe très bien auprès des camarades de Benkirane qui le verraient bien à la tête d’un gros ministère englobant l’Education, l’Enseignement supérieur et les Nouvelles Technologies.
Argument démobilisateur pour les partisans du portefeuille à tout prix, les islamistes planchent sur un gouvernement ramassé, formé d’une quinzaine de ministres et du même nombre de secrétaires d’Etat.
Lors de la réunion du bureau politique de l’USFP tenue la veille de la nomination de Benkirane, et qui doit marquer la rentrée politique des socialistes, les discussions autour de la participation se sont soldées par une tendance générale qui privilégie le retour dans les rangs de l’opposition.
Pour ce qui est du PPS, la question ne se pose même pas : les communistes seront de la partie. Quand au Mouvement populaire et à l’Union constitutionnelle, ils fignolent déjà les détails du grand rendez-vous. Au cas où le PJD aurait besoin d’un joker.
Abdellatif El Azizi
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USFP : y aller ou pas ?
En attendant la réunion du Conseil national ce week-end, c’est bien à l’USFP que les débats sont les plus vifs. Parmi les plus actifs, le jeune député tête de liste nationale, Hassan Tariq, a déclaré à l’AFP : « J’ignore si on participera au gouvernement. Il y a une forte tension entre les jeunes, favorables, et les dinosaures qui ne veulent pas céder. » Mais le débat n’est pas seulement entre la participation et l’opposition.
Dans une tribune subtile abondamment partagée et commentée sur Facebook, Ali Bouabid évoque une troisième voix, le soutien sans participation. « La gauche, écrit-il, pourrait même envisager un soutien parlementaire à toutes les mesures politiques qui lui semblent aller dans le bon sens.
Après tout, le PJD avait adopté en 1998, du moins au départ, une attitude comparable avant de joindre les rangs de l’opposition. En observant une telle posture, la gauche retrouverait une place naturelle au sein du paysage politique plus respectueuse de sa vocation moderniste. S’ensuivrait une recomposition souhaitable du champ politique, ordonnée autour de clivages clairs et lisibles. » CQFD.
En fait, comme le remarque un militant, les césures entre participationnistes et opposants sont d’abord des affaires de personnes : « Le peuple n’a pas voté pour ou contre la participation au gouvernement, mais pour voir de nouvelles têtes. Peu importe qu’elles soient au gouvernement ou dans l’opposition. » Jeunes loups contre dinosaures, ça va chauffer au Conseil national.
E.L.B.
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Portrait
Benkirane superstar
Il est passé par la gauche, la torture... et l’effacement stratégique. Mais rien n’a jamais arrêté le plus ambitieux des islamistes.
Ceux qui espéraient avoir affaire au « gentil » candidat en auront pour leurs frais. Si le cœur de nombreux politiques penchait pour Othmani, c’est bien Abdelilah Benkirane que le roi a désigné pour former un gouvernement de coalition. Mais qui est donc cet islamiste modéré (comme se plaisent à le répéter les médias occidentaux, histoire de conjurer le sort) ?
Trapu, barbe plus sel que poivre, sourire enjôleur, l’homme qui semble tout droit sorti d’un tableau du Greco sait jouer de son charme. Il maîtrise parfaitement le marketing de la communication politique.
C’est l’unique chef de parti qui vous rappelle dans les cinq minutes qui suivent et vous sert du « akhi » (mon frère) à satiété. Fortement courtisé ces temps-ci, il n’en reste pas moins disponible pour les journalistes. L’as du buzz adore d’ailleurs les bons mots ! Pour eux, il se damnerait volontiers.
Comme le jour où il se laisse aller à affirmer devant un public francophone que « la laïcité à la française est un concept dangereux pour le Maroc » ! Il n’a pas été choisi par hasard pour porter les couleurs du PJD.
Ce redoutable rhéteur au style tranchant et caustique est un peu l’homme des causes perdues. La remontée spectaculaire du PJD, qui vient de faire plus du double de son score de 2007, c’est à lui qu’on l’attribue.
C’est lui qui a porté le fer contre le Makhzen et la gauche, en 2003, quand le gouvernement laissait planer le doute sur la responsabilité indirecte des islamistes dans les attentats du 16 mai à Casablanca.
Aux islamistes qui rêvaient d’en découdre avec le Makhzen, après avoir été obligés de faire profil bas en opérant une restriction volontaire de leurs candidats aux législatives de 2007 sous peine d’être interdits, Benkirane répondait avec son flegme habituel : « We’ll be back » ( nous reviendrons). En somme, Benkirane a profité de l’opportunité d’avoir été abondamment critiqué par la droite et haï par la gauche : cela lui confère une image de martyr qui rassure.
De Marx Ă Sayyid Qutb
L’homme revient pourtant de loin. Pour ceux qui l’ignorent, Benkirane a été un farouche « gaucho ». Dans une autre vie, il a cultivé ses vertus en se frottant à Marx avant de tomber amoureux de Sayyid Qutb. A l’époque, ce jeune bachelier scientifique, qui a grandi dans le quartier populaire d’Al-Akkari à Rabat, succombe aux sirènes du marxisme - léninisme en intégrant la Jeunesse socialiste de l’Union nationale des forces populaires, fondée en 1959 par le célèbre Mehdi Ben Barka.
Il ne restera pas longtemps chez les socialistes puisqu’à 22 ans, il se met en ménage avec Abdelkrim Moutîi, aujourd’hui en exil en Libye, en pilotant la Jeunesse islamique. Le passage par la case prison en 1976 et les séances de torture à profusion finiront par forger le caractère de ce jeune homme aux ambitions démesurées.
A sa libération en 1978, il tente de rebondir en donnant des gages de bonne volonté au Palais avec la création de la Jamâa islamiya, une association politique qui reconnaît le statut de Commandeur des croyants au roi.
Mais Hassan II se méfie de ces islamistes qu’il n’a pas créés lui-même. Le Makhzen leur refuse l’autorisation de former un parti. Qu’à cela ne tienne, Benkirane et ses camarades demandent alors à un proche du sérail, le Dr El Khatib de les prendre sous sa tutelle. En 1997, le Mouvement populaire, démocratique et constitutionnel (MPDC) du Dr Abdelkrim El Khatib participe aux législatives et obtient neuf députés parmi lesquels Abdelilah Benkirane, élu haut la main à Salé.
Ses anciens « camarades socialistes » ne tariront pas d’insultes pour le traiter tantôt « d’agent du Makhzen » tantôt de « flic du Palais ». Un an plus tard, le MPDC qui devient le PJD va porter, en 2004, un psychiatre timide et discret, Saâd-Eddine Othmani, à la tête de la formation islamiste désormais fréquentable.
C’est ainsi qu’en juillet 2008, Benkirane n’a aucune difficulté à prendre les rênes du PJD. Aujourd’hui, il clame à qui veut l’entendre qu’il est venu chasser de la scène politique les responsables, parlementaires ou autres ministres, dont l’autorité a été détournée au service d’intérêts particuliers au lieu du seul intérêt général.
L’homme est passé maître dans l’art de brouiller les pistes et d’aucuns le soupçonnent toujours d’avoir « un programme caché », notamment dans sa détermination à s’attaquer à la liberté de croyance, aux laïcs et autres homosexuels comme il le clamait devant ses ouailles lors d’un meeting en juin dernier.
Abdellatif El Azizi
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- Bio express -
1954 Naissance Ă Rabat.
1976 Rejoint la Chabiba islamiya de Abdelkrim MoutiĂ®.
1981 Prend ses distances avec la Chabiba, crée la Jamaâ islamiya.
1985 Président d’Unicité et Réforme.
1997 Elu député de Salé (MPDC).
2002 Réélu à Salé (PJD).
2004 Président du Conseil national du PJD.
2008 Secrétaire général du PJD.
2011 Réélu député de Salé.
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Le premier parti du Maroc ?
Le parti des nuls !
Les bulletins invalides sont encore plus nombreux que les votes en faveur du PJD.
Ce vendredi, jour de vote, le soleil brille sur Marrakech l’indolente. Pourtant, la ville ocre réputée pour sa propension à l’abstentionnisme accomplit cette année son devoir électoral comme le reste du Maroc.
Avec 45% de participation environ, la préfecture de Marrakech plébiscite cinq élus PJD, trois PAM et un MP. Ce triomphe des islamistes est une surprise... attendue. Dans la médina, après l’aïd, des femmes se sont réunis pour décider de ne plus accepter de billets. L’efficace travail de porte-à -porte des militants de la lampe a fait le reste.
Et si des billets ont circulé, ils n’ont pas suffi à faire élire ceux qui les distribuaient. Pourtant, dans les circonscriptions de Marrakech, le premier parti n’est pas celui qu’on croit. Ainsi, selon le procès verbal du scrutin que nous avons pu nous procurer, à Gueliz-Enakhil, le pjdiste Ahmed El Moutassadik obtient 20 700 voix, soit 14,7 % des suffrages... Mais les bulletin nuls représentent 20,17% des votes ! Les pourcentages sont comparables sur la médina.
Ce qui se passe à Marrakech s’est déroulé vraisemblablement dans tout le Royaume. Même si le ministère de l’Intérieur ne communique pas sur le nombre de bulletins nuls, tout indique qu’ils dépassent les 20% selon l’organisation américaine NDI qui explique ce score par « l’apathie et le manque de confiance dans le processus politique d’une partie significative de la population ».
Conclusion du politologue Mohamed Darif : « La victoire du PJD reste très relative. Ils ont obtenu 107 sièges contre 1 million de voix. Les bulletins nuls représentaient 20% des votes émis, soit 1,6 million de suffrages. C’est-à -dire plus que le nombre de voix obtenues par le parti gagnant. »
Mais pourquoi tant de nuls ?
L’explication traditionnelle sur la complexité du vote ne tient pas longtemps la route. A Marrakech, un observateur a remarqué que tous les bulletins étaient soit complètement vierges, soit barrés rageusement d’une grande croix. Le vote nul est d’abord un vote de protestation. « Les gens qui votent ainsi ont été contraints de se déplacer car le moqadem a mis la pression, commente notre spécialiste de la vie politique marrakchie. Mais ils se sont vengés en votant nul... »
E.L.B. |
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