« Poursuivez votre avance ! »
MahjoubTobji, ancien commandant des FAR, raconte sa rencontre avec les Syriens lors de l’envoi des troupes marocaines au Golan en 1973.
Quoi qu’on puisse penser du personnage, Hassan II avait du panache. Malgré l’inimitié que lui portait Hafez al-Assad, il n’a pas hésité à lancer ses hommes dans une bataille décisive que se sont livrée Syriens et Israéliens sur le plateau du Golan.
Dans Les officiers de Sa Majesté, le livre choc de MahjoubTobji paru aux éditions Fayard (et introuvable au Maroc), cet ancien commandant des forces armées royales fournit une multitude de détails inédits sur l’épisode de l’envoi des troupes marocaines au Golan pour prêter main forte aux Syriens. Extraits.
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Ma guerre en Syrie
Nous avons débarqué le 3 juillet à Lattaquieh, le plus grand port syrien. J’ai appris beaucoup plus tard que le président syrien Hafez al-Assad avait regretté l’accord qu’il avait conclu avec Hassan  II, et qu’il se serait finalement volontiers dispensé de la présence d’unités marocaines.
Hassan II a donc été obligé d’envoyer dans l’urgence un Boeing bourré de soldats pour le mettre devant le fait accompli. Notre ambassade à Damas fut même attaquée à la tomate quelques jours avant notre arrivée. Le président syrien avait évidemment donné son accord.
Nos relations avec nos collègues syriens ont dans l’ensemble très bien fonctionné. J’ai eu la chance que mon unité soit installée sur une aile de la base aérienne de Mazzé à la sortie sud de Damas. J’ai ainsi pu fréquenter et partager un peu le quotidien de jeunes et brillants pilotes syriens.
Nous discutions à bâtons rompus sur une prochaine guerre avec Israël à laquelle ils ne croyaient en aucune façon. Ce n’était pas du tout mon avis mais j’étais sans doute avantagé puisque, en tant qu’aide de camp du général Sefrioui, j’assistais à toutes les réunions avec le sommet de l’état-major syrien, et notamment le général Naji Jamil, un des chefs des services de renseignements, et le général Mustapha Tlass, ministre de la Défense nationale.
Sans avoir de renseignements particuliers, j’étais persuadé du déclenchement d’une guerre à court ou moyen terme. Les exercices et entraînements étaient notre lot quotidien et nous découvrions auprès des Syriens de nouvelles armes, et la façon de lutter contre le napalm ou d’autres armes chimiques. Nos troupes disposaient d’une autonomie totale et nous payions rubis sur l’ongle toutes nos dépenses.
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Dans le secret
Le 17 septembre 1973, après avoir assisté en sa compagnie au baptême d’une promotion de pilotes de l’Ecole de formation de Homs, entre Damas et Alep, le général Sefrioui eut un aparté assez bref avec le général Naji Jamil.
A sa sortie, son visage s’était transformé et, le connaissant bien, cela ne m’avait pas échappé. Sur la route du retour, il fit arrêter la voiture en rase campagne et nous nous mîmes à marcher sur le bas-côté. Puis, grave, après quelques moments de silence, il prit la parole :
- C’est pour le 6 octobre !
Hassan II en a toujours voulu au général de ne pas l’avoir mis dans le secret. Lorsque, le 15 novembre 1973, nous avons ramené au Maroc les blessés marocains, le roi a dit à Sefrioui (note : j’étais à ses côtés et tenais dans les mains le cadeau que le général avait rapporté au roi, de Damas)
- « C’est toi ou les Syriens qui n’ont pas confiance en moi ? »
Le général lui a dit qu’il n’avait pas confiance dans les moyens de transmission et qu’il ne voulait pas compromettre une opération que l’état-major syro-égyptien avait mis des mois à préparer. Hassan II lui a alors rétorqué qu’il aurait dû prendre l’avion pour venir lui rendre compte. Il lui a rappelé qu’il était le chef des armées et que, à ce titre, il aurait dû être informé de l’entrée de ses troupes en guerre.
Au cours des trois semaines précédant la guerre, Sefrioui multiplia les rencontres avec l’état-major syrien et, après d’âpres discussions, reçut le feu vert pour que le corps expéditionnaire marocain soit en première ligne. Les entraînements, qui avaient commencé dès notre arrivée au début de l’été, se poursuivirent jusqu’au bout et la guerre qui, pour les Syriens, était hier improbable, devenait chaque jour plus plausible.
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La guerre Ă©clate
On y était ! Pour la première fois depuis un demi-siècle de conflit, les Arabes allaient attaquer les premiers et les Egyptiens et les Syriens mettre le paquet pour obtenir la surprise la plus totale. Tout avait été prévu pour tromper la vigilance de l’ennemi qui utilisait les moyens les plus sophistiqués pour surveiller les fronts nord et sud.
Le 6 octobre 1973 à 14 heures, les premiers raids de l’aviation syrienne commencent. Les objectifs ont été fixés à l’avance. Simultanément, l’artillerie pilonne les premières lignes de défense ennemies pour permettre le débouché des unités d’assaut. A l’état-major marocain, en première ligne mais encore à l’abri des feux directs de l’ennemi, nous admirons le spectacle qui se déroule dans le ciel.
Les petits Mig 16 collent les lourds fantômes comme des tiques et des combats épiques font rage entre pilotes des deux nations. Sur terre, en dehors de la récupération remarquable du mont Hermon par les commandos des unités spéciales syriennes (note : et non pas par les Marocains, comme il a parfois été dit.
Même chose pour la ville de Kuneitra sur le Golan qui a été prise par les Syriens), la progression s’avère difficile sur un terrain volcanique plein de rocailles. Les rares axes de progression ont été verrouillés par les Israéliens qui y ont mis à juste titre tous leurs moyens anti-chars possibles.
Les nôtres peinent à avancer et sont plutôt cloués sur place. Le général Sefrioui ne cache pas son impatience, d’autant plus que la phrase : « Poursuivez votre avance », la seule qu’on entend sur le réseau commun de transmission, ne correspond absolument pas à la réalité.
A plusieurs reprises, le général m’envoie voir ce qu’il en est réellement de la situation de nos unités à l’avant. Par chance, je suis le seul sur ce théâtre d’opération à avoir une jeep Willis américaine. A plusieurs reprises, l’aviation ennemie survole mon véhicule mais sans tirer, les pilotes israéliens se demandant sans doute si un des leurs ne s’est pas perdu de ce côté du champ de bataille.
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Les nuages s’accumulent
Le 11 octobre, les Syriens, qui avaient consommé tous les missiles anti-aériens dont ils disposaient, éprouvaient les plus grandes difficultés à être ravitaillés par les Russes qui rechignaient sans doute pour des raisons financières.
Par ailleurs l’aviation américaine intervenait désormais directement sans même changer ses signes distinctifs. A partir du 11 octobre, j’ai vu à de nombreuses reprises des F-114 américains venus de la VIe Flotte ou de Turquie labourer en un seul lâcher de bombes près de deux hectares de terrain.
Tous les moyens de destruction modernes étaient utilisés. Les bombes au napalm ou à fragmentation larguées par les Phantom provoquaient des ravages sur des dizaines d’hectares.
Par un mouvement d’un détachement d’une unité irakienne, je compris – nous étions le 11 octobre – que les jeux étaient faits et fis savoir au général Sefrioui que nous devions nous replier dans un second PC prévu à cet effet.
Le même jour, dans la matinée, le colonel M’Hamed El Allam, que le général avait envoyé en liaison vers le bataillon blindé, eut la peau entièrement brûlée par un obus au phosphore qui venait de frapper un char tout proche. Il mourut quarante huit heures plus tard après d’atroces souffrances.
L’égalité, qui s’était établie sur le terrain depuis le 6 octobre, n’était plus qu’un souvenir. Nos rêves viraient au cauchemar. Des hommes de toutes les unités et de toutes les armes confondues, syriennes et marocaines, déboulaient vers l’arrière.
Dans la soirée du 11 octobre, le Golan était vide de toute présence syro-marocaine et les unités israéliennes purent y entrer comme dans du beurre. Le lendemain, la brigade Golanie, célèbre unité israélienne, récupéra à son tour, après d’âpres combats, l’observatoire du mont Hermon que Tsahal avait perdu le premier jour de la guerre. Le 14 octobre, nous reçûmes la visite du colonel Ahmed Dlimi envoyé par Hassan II pour réconforter les soldats marocains.
C’était sa seconde visite en Syrie. La première avait eu lieu au début du mois de septembre. Il ne restait jamais plus de quelques heures et n’a jamais passé la nuit sur place. Outre Dlimi – mais ce dernier était dans son rôle – une des rares personnalités marocaines à avoir visité le contingent marocain a été le docteur Abdelkrim El Khatib. Arrivé à la mi-octobre alors que le vent tournait en défaveur des Arabes, il est resté au moins deux semaines.
Très proche du Palais, ce chirurgien, aussi brillant qu’ambigu, n’a pas rechigné et a bien travaillé dans la discrétion et sans manifester d’exigence particulière. Un comportement qui fut apprécié ! Les échanges de tir d’artillerie continuèrent jusqu’à la fin novembre, et nous eûmes encore quelques blessés mais la véritable guerre était finie depuis un bon moment.
L’état-major syrien nous a affirmé plus tard que les Egyptiens, contrairement aux accords conclus, s’étaient arrêtés dès le franchissement du canal permettant ainsi aux Israéliens de balancer toutes leurs forces du côté syrien. L’histoire jugera.
Plus de trente ans après cette guerre, je suis toujours persuadé que le président Anouar el-Sadate, en ne respectant pas les accords passés avec les Syriens, a permis à Tsahal de jeter toutes ses forces en direction du Golan. Les tractations secrètes et douteuses menées par Sadate avec les Américains, ainsi que l’implication de l’aviation américaine dans les combats, ont considérablement facilité la tâche des Israéliens.
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Retour au pays
L’histoire de notre séjour en Syrie ne serait pas complète si je ne mentionnais le « cadeau » pour Hassan II rapporté de Damas, «  au nom du contingent marocain », par Sefrioui.
Connaissant la passion du roi pour les monnaies anciennes rares – en bon numismate, il adorait les vieilles pièces –, le général avait réussi à soudoyer le directeur de la Banque centrale syrienne et avait pu faire sortir de Syrie une magnifique collection. Sefrioui était également rentré au pays avec quelques chevaux arabes.
Avant de clore ce chapitre je tiens à rendre hommage aux Syriens, gens de culture et d’un grand raffinement, qui, après un moment d’hésitation, nous ont ouvert non seulement leurs demeures mais aussi leurs cœurs.
L’armée syrienne jugea que j’avais accompli un travail hors norme et je reçus la plus haute distinction de l’armée syrienne, le Ouissam el Harbi, au même titre que Rifa’atal-Assad, le tristement célèbre frère du président Hafez al-Assad, qui avait à l’époque plus de trente mille hommes sous ses ordres au sein des fameuses « sarayaad-difa’h » (brigades de défense).
Le 3 juillet 1974, après avoir laissé sur ordre royal tous nos véhicules, l’armement lourd et nos munitions, nous quittâmes Lattaquieh sous un déluge de fleurs et de jets de parfum. Encore aujourd’hui, je regrette amèrement d’avoir remis le film tourné sur ces adieux grandioses à notre ministre de l’Information de l’époque. Ce film, en effet, n’est jamais passé ni sur les écrans de cinéma ni à la télévision marocaine. |