Menaces, chantage, harcèlement... Pour se débarrasser de ses hôtesses et de ses stewards, la compagnie Royal Air Maroc utilise des méthodes contestables. Enquête sur un plan asocial.
***
La scène se passe début octobre. Naïma(*), hôtesse navigante depuis quatorze ans à Royal Air Maroc, est convoquée à la direction des ressources humaines. « Un adjoint du DRH a commencé à me demander si je savais pourquoi j’étais là , se souvient-elle. Je l’ignorais. Et il m’a dit : ‘‘Votre direction vous a choisie pour le départ volontaire’’. »
En entendant cette formule surréaliste, Naïma est d’abord estomaquée d’avoir été désignée volontaire ! Puis elle apprend qu’on lui reproche un arrêt pour un accident de travail. Elle conteste les jours d’arrêt qu’on lui impute.
Mais son interlocuteur ne semble pas s’arrêter à ces détails. Et lui précise que, de toute façon, elle n’a pas le choix. Complètement sonnée par cet entretien, Naïma découvre qu’elle est l’une des premières victimes du plan social.
Le plan social de RAM ? Il a été signé le 18  août dernier par la direction et l’UMT. Il prévoit le départ de 1 560 personnes et entre dans le cadre du plan de rationalisation de la compagnie. Dans le communiqué de RAM, il est précisé qu’il s’agit de départs volontaires, et la communication qui en avait été faite insistait sur les conditions avantageuses dont bénéficieraient les partants de plus de 45 ou 55 ans.
Naïma a 33 ans. Et n’a pas du tout envie de partir. L’adjoint aux RH en prend note. Et quand Naïma rentre chez elle pour consulter son programme de vol, elle découvre stupéfaite qu’elle n’embarquera pas le lendemain comme prévu : on vient de lui coller 55 jours de congés annuels ! Comme elle, plus de 180 hôtesses et stewards ont été convoqués en octobre et ont subi le même chantage.
Les salariés, une quarantaine à ce jour, qui ont refusé le départ « volontaire », ont écopé de la même sanction : congés forcés jusqu’à fin novembre. Driss Benhima, le PDG de RAM a pourtant affirmé mordicus que ces congés obligatoires n’existaient pas. « Il n’a jamais été question de congés forcés.
Là , on est face à une vraie intox », déclarait-il à L’Economiste le 13 octobre dernier. Le document que nous reproduisons (et nous en avons vu de nombreux autres) prouve que c’est plutôt la direction qui, en l'espèce, pratique l’intox...
Au total près de 200 PNC (personnel navigant commercial) ont donc été convoqués depuis début octobre. Outre les 40 refuzniks, une cinquantaine sont entre deux convocations, et environ 70 auraient accepté les conditions de départ. « Conditions très avantageuses », martèle la direction.
Et c’est vrai que sur le papier, le chèque est conséquent. Une hôtesse qui a moins de quinze ans d’ancienneté peut obtenir jusqu’à 25 mois de salaire. Mais il s’agit pour beaucoup de PNC d’un cadeau en trompe-l’œil. Nombre d’entre eux ont contracté des crédits garantis par RAM, que la compagnie impose de rembourser par anticipation. Et cela débouche sur des situations ubuesques comme celle de Nadia(*), une mère de famille de 35 ans, qui cumule un crédit immobilier et un crédit voiture, tous deux garantis par l’entreprise. Si elle accepte le départ volontaire, elle devra faire un chèque de plusieurs dizaines de milliers de dirhams à Royal Air Maroc !
Des intimidations... aux procédés vicieux
Que propose RAM, à part un package qui ne se négocie pas ? Pour le savoir, on doit se contenter du communiqué du 19 août où l’on apprend que des bureaux de reconversion sont prévus pour les agents « désireux de redéployer leurs compétences dans un autre domaine ».
Concrètement, les hôtesses nous ont raconté qu’on leur proposait de monter leur entreprise, de reprendre une laiterie ou d’élever des veaux ! Certainement parce que leur expérience des plateaux-repas les prédisposait à se lancer dans le business de l’agroalimentaire...
En fait, le marché proposé par la direction ressemble furieusement à un chantage, et les méthodes utilisées sont proches du harcèlement. Othmane El Bouazizi, le président de l’Association du personnel navigant commercial de RAM (Aspenac), estime d’ailleurs que les conditions des entretiens, rebaptisés « mort subite », se sont détériorées.
« La direction durcit le langage. Les PNC féminins sortent des rendez-vous en larmes. Certaines ont été hospitalisées en dépression car on leur montre leur lettre de départ, ou une proposition d'un poste au sol à 2 400 dirhams avec un statut Atlas Multi Service (ndlr : la filiale d’intérim de RAM), en précisant ‘‘vous allez partir et vous devez choisir maintenant et pas demain’’ ! »
Ces intimidations sont souvent assorties de menaces – à peine voilées – de licenciement pour faute. On reproche à Naïma un accident de travail qui l’a immobilisée durant quinze jours. Elle a pourtant assuré le vol le jour de l'accident.
On accuse Nadia d’avoir eu deux arrêts maladie en quatorze mois. Fallait-il qu’elle contamine le reste de l’équipage et des passagers alors qu’elle était terrassée par une grippe ? Quant à Nezha(*) (lire son témoignage page 20), le procédé est encore plus vicieux.
Ses managers lui font remarquer trois absences injustifiées (qu’elle conteste). Au bout de quatre absences injustifiées, c’est le licenciement pour faute. Mais le système est pervers. Pour connaître leurs prochains vols, les PNC doivent se connecter en permanence sur Internet et consulter leur individual roster, une feuille de route qui peut changer à tout moment !
On peut programmer un vol la veille pour le lendemain et si l’hôtesse ne peut pas se connecter, personne ne l’avertira par SMS. Le système a des failles que la direction utilise pour pousser les PNC à la faute. Mais c’est légal.
Des congés forcés illégaux
Ce qui l’est moins, c’est la méthode des congés forcés. Les victimes de cette sanction n’ont reçu aucune notification écrite de la direction, simplement une mise à jour de leur individual roster transformant leurs vols en « vacances ». L’UMT, le syndicat représentatif de RAM, a protesté officiellement, le 17 octobre, contre ce congé exceptionnel forcé en arguant que la loi précise qu’il faut remplir un formulaire de demande de congé annuel (Code du travail, chapitre IV : section II - articles 245 ET 246).
« Dans le cas de notre compagnie, précise l’UMT, les congés annuels doivent être planifiés, les formulaires remplis et signés par les intéressés, dix jours avant le départ en congé. »
Et le syndicat de souligner : « Pire encore, ces agents ont été menacés, toujours par leur hiérarchie, de licenciement au cas où ils refuseraient de valider leur départ. Ce qui est en contradiction avec la note de départ qui est largement volontaire. » Cette protestation n’a eu aucun effet.
Alors, les PNC sacrifiés ont choisi de se faire entendre différemment. Pour la première fois dans l’histoire de RAM, une centaine d’hôtesses et de stewards ont manifesté devant le Parlement en uniforme le 26 octobre.
Résultat de cette démonstration médiatisée : Mohamed Daidaa, président du groupe parlementaire pour l'Unicité et la démocratie, a saisi le président de la commission des finances du Parlement le 2 novembre pour demander une convocation de Driss Benhima.
En pointe de ce combat, l’Aspenac avait auparavant convoqué une assemblée générale qui s’est soldée par un vote à bulletin secret : 123 PNC sur 123 votants ont réclamé « l’arrêt immédiat et sans condition des entretiens à caractère arbitraire se faisant sous couvert d’un départ volontaire qui n’est autre qu’un départ forcé » ainsi que « l’annulation des congés annuels forcés ».
Pour toute réponse, la direction a convoqué Othmane El Bouazizi, le président de l’Aspenac. « Ils m’ont dit que je n’avais pas le droit d’adresser des procès-verbaux, d’organiser des assemblées générales ou des manifestations devant le Parlement. Ils m’ont même menacé en précisant : ‘‘Vous engagez votre responsabilité personnelle. L’association ne pourra pas vous protéger’’.
Selon eux, l’association n’est pas un interlocuteur légal, nous devons nous en tenir à des activités sociales. Ils m’ont dit qu’ils pouvaient m’aider à organiser des matchs de foot ! » En fait, les statuts de l’Aspenac précisent que l’association assure « la protection de la profession, les intérêts collectifs et les droits des adhérents » et l'asociation est en première ligne dans la défense des hôtesses sacrifiées.
Une assemblée générale est à nouveau prévue le lundi 14 novembre et, dès le lendemain, les 40 PNC en congés forcés envisagent d'entamer une grève de la faim devant le siège de RAM. Car leur situation est dramatique.
Au-delà du traumatisme psychologique, il y a le choc pécuniaire : leur salaire mensuel est au moins divisé par deux en période de congé. D’un traitement variant de 13 000 à 17 000 dirhams avec les primes de vol, ils passent à un fixe stagnant autour de 6 500 dirhams. « J’ai 10 000 dirhams de remboursement de crédit par mois. Comment vais-je m’en sortir ? », s’inquiète Nadia.
Â
Déprime au sol, stress en vol
Pendant ce temps, les vols continuent... mais avec 40 hôtesses et stewards en moins. Sur un effectif de 495 PNC, ça ressemble à un trou d’air. Les clients de RAM ont pu constater que le service s’en ressentait et des CDD seraient recrutés en urgence.
Quant aux PNC qui n’ont pas encore été convoqués, on imagine aisément que la motivation n’est pas au top quand on vit sur un siège éjectable. « Après chaque vol, les hôtesses ont le stress d’être convoquées à la réunion de la mort subite. A chaque coup de téléphone, on se demande ‘‘est-ce que c’est mon tour ?’’ », raconte Othmane El Bouazizi. Le problème, c’est que cette angoisse permanente se répercute en vol.
« La façon avec laquelle on essaye de faire partir les PNC est préjudiciable à la sécurité dans les avions, soutient Najib Ibrahimi, enquêteur en accidents d'aviation accrédité par la Fédération internationale des pilotes. Nous, en tant que commandants de bord, nous sommes tributaires de leur travail. »
Et le travail d’une hôtesse ou d’un steward, ce n’est pas seulement de servir des plateaux et de dire au revoir à la sortie. En situation normale, les PNC gèrent les checklists de sécurité. En situation d’urgence, ils doivent diriger une évacuation ou s’assurer que les passagers mettent leur masque en cas de décompression.
Quand le vol 358 d’Air France a atterri en catastrophe à Toronto le 2 août 2005, les PNC ont réussi à évacuer les 297 passagers en deux minutes. Quatre minutes plus tard, l’avion s’est enflammé. C’est le sang-froid des hôtesses et des stewards qui a sauvé 297 vies.
« Il n’y a pas de relâchement de la part des PNC, poursuit Najib Ibrahimi. Mais on sent bien qu’ils n’ont pas toute leur attention. » Cette situation de précarisation du personnel est forcément préjudiciable. L’histoire de l’aviation montre que, dans différents accidents, la situation personnelle des membres de l’équipage peut altérer la sécurité.
En attendant, des hôtesses poursuivent leurs vols entre deux rendez-vous couperets avant d’être sacrifiées. Othmane El Bouazizi, au nom si symbolique, veut continuer, malgré les intimidations, à lutter contre ce qui ressemble singulièrement à l’immolation collective d’une génération d’hôtesses.
« Fin 2012, si le plan continue, après 400 départs, il ne restera plus que 95 PNC ! » En fait, la direction semble avoir revu à la baisse cet objectif de 400 (affiché par Benhima dans son interview à L’Economiste du 13 octobre) et a déjà pris les devants pour remplacer les partants (lire p. 22). Dans son interview à 2M du 1er novembre, Driss Benhima explique que « la réduction de la flotte de dix avions signifie 200 hôtesses et stewards en trop ».
Sauf que dans le même temps, RAM prévoit d'acquérir 19 avions d'ici 2016 dont 2 en 2011 et 6 en 2012 ! Dans tous les cas, El Bouazizi estime que la compagnie n’a pas choisi les bons désignés volontaires. Et de conclure : « Dans un plan social, on commence par se séparer des derniers entrants. Et le dernier arrivé, c’est Benhima ! »
(*) Les hôtesses craignant des représailles à titre individuel, les prénoms ont été changés. |