Câest une histoire Ă rĂ©pĂ©tition, de pluies diluviennes, de boue, de populations sinistrĂ©es, dâhabitations et dâusines submergĂ©es⊠sur fond de gros sous. Revue de dĂ©tail.
Dans la ville du dĂ©troit, les caprices Ă rĂ©pĂ©tition de la mĂ©tĂ©o, associĂ©s Ă un dĂ©veloppement urbain anarchique, ont multipliĂ© les risques dâinondation de zones oubliĂ©es des Ă©lus et des autoritĂ©s locales.
JEUDI 24 DĂCEMBRE 2009. VĂ©hicules renversĂ©s, trains immobilisĂ©s, des quartiers entiers sous les eaux, une zone industrielle subissant de plein fouet les rafales de pluies rageuses, bref tout Tanger sinistrĂ© en quelques minutes. Il aura fallu juste quelques fortes prĂ©cipitations, des vents qui soufïŹaient Ă 108 km/h dans le dĂ©troit de Gibraltar et des vagues de plus de sept mĂštres, pour que la plupart des oueds qui traversent la ville se dĂ©chaĂźnent, avant dâinonder la zone industrielle de Mghogha et de nombreux quartiers de la ville. Benkirane (Haoumat Chouk), Drissia, Aouama, Mghogha et Marjane, entre autres.
Les crues de lâoued Mghogha, gĂ©nĂ©reusement alimentĂ©es par les prĂ©cipitations de ce jeudi noir, ont provoquĂ© lâinondation dâune bonne partie de la zone industrielle. Le niveau des eaux a atteint pour certaines unitĂ©s entre 10 et 80 centimĂštres pour une hauteur totale par rapport Ă la chaussĂ©e de 1,50 mĂštre. « GrĂące Ă Dieu, les dĂ©gĂąts ne sont pas dĂ©sastreux. Beaucoup dâusines ayant pris leurs prĂ©cautions, la plupart des opĂ©rateurs avaient pris le soin de se protĂ©ger en surĂ©levant les marchandises ou en isolant les machines.
Mais les pertes en production peuvent ĂȘtre certainement plus importantes chez certains opĂ©rateurs », estime Adil Rais, prĂ©sident de lâAzit (Association de la zone industrielle de Tanger). Ă Mghogha Sghira, situĂ©e de lâautre cĂŽtĂ© de la route de TĂ©touan, qui a le plus souffert des inondations, on est beaucoup moins optimiste puisque la plupart des unitĂ©s textiles de cette zone ont dĂ» arrĂȘter avant de renvoyer les ouvriers chez eux. MĂȘme si lâindustriel tient Ă prĂ©ciser que la wilaya a quand mĂȘme rĂ©agi trĂšs vite en dĂ©clenchant des mesures dâurgence.
JEUDI 23 OCTOBRE 2008. Routes submergĂ©es, unitĂ©s de la zone industrielle englouties sous des tonnes de boue, chaussĂ©es dĂ©foncĂ©es, ponts dĂ©truits, habitations, commerces et vĂ©hicules irrĂ©mĂ©diablement endommagĂ©s ; des quartiers plongĂ©s dans lâobscuritĂ© pour plusieurs semaines et des milliers de personnes bloquĂ©es. Une ville coupĂ©e du reste du Royaume pendant plusieurs jours.
Ce jeudi noir, toute la ville du dĂ©troit se rĂ©veille sous un dĂ©luge de pluies torrentielles, quelque 176 mm qui vont envahir la ville en lâespace de cinq heures, ce qui reprĂ©sente environ 40% de la pluviomĂ©trie moyenne annuelle (400 Ă 500 mm). Des pluies diluviennes, les plus fortes prĂ©cipitations au Maroc depuis trente-cinq ans. De mĂ©moire de TangĂ©rois, on nâavait jamais vu ça ! Le plan ORSEC (Organisation de secours en cas de catastrophe) est dĂ©crĂ©tĂ© par la wilaya pour la circonstance. On dĂ©plore la mort de quelques citoyens et des dĂ©gĂąts estimĂ©s Ă plusieurs milliards de dirhams. EmportĂ©es par le tourbillon, les 130 entreprises installĂ©es dans la zone industrielle de Mghogha sont frappĂ©es de plein fouet. « Ă lâĂ©poque, nous avions estimĂ© les dĂ©gĂąts Ă un milliard 300 millions de dirhams », rappelle le prĂ©sident de lâAZIT qui prĂ©cise que câest la « cinquiĂšme inondation » depuis la crĂ©ation de cette zone ! Il y a mĂȘme de nombreuses unitĂ©s qui ont dĂ» mettre la clĂ© sous la porte.
Pourquoi un bilan aussi lourd ? Pour de multiples raisons, dont la plus Ă©vidente : la zone industrielle de Tanger construite en 1975, a Ă©tĂ© bĂątie sur une zone inondable au cĆur mĂȘme du lit de lâoued Mghogha ! Câest le cas Ă©galement de nombreux quartiers populaires qui ont Ă©tĂ© construits sur lâoued Souani. Ă lâĂ©poque, les Ă©lus, pour des raisons que lâon devine aisĂ©ment, signaient les permis de construire Ă tour de bras.
Pour corser le tout, une sĂ©rie dâerreurs se sont ajoutĂ©es Ă un dossier dĂ©jĂ bien lourd : des infrastructures et des canalisations sous-dimensionnĂ©es, un tout-Ă -lâĂ©gout qui laisse Ă dĂ©sirer, et surtout un pont construit, sans le moindre respect des prĂ©cautions dâusage dans cette zone Ă risque, par lâOfïŹ ce national des chemins de fer (ONCF) et qui limite drastiquement le dĂ©bit de lâoued. A un an dâintervalle, les TangĂ©rois ont revĂ©cu le mĂȘme cauchemar.
Un cauchemar prévisible
Les pluies torrentielles qui se sont abattues sur Tanger, en dĂ©cembre dernier, ont fait ressurgir le spectre des inondations sur la capitale du dĂ©troit, ce qui soulĂšve bien des questions sur les responsabilitĂ©s partagĂ©es des Ă©lus et des autoritĂ©s locales. SollicitĂ©s par actuel, ni le maire de Tanger ni le wali nâont souhaitĂ© rĂ©pondre Ă nos questions.
Ce lourd bilan met en relief la mise aux abonnĂ©s absents de dĂ©partements clĂ©s, tels que celui de lâeau et de lâhydraulique chargĂ© de gĂ©rer lâĂ©pineux dossier des inondations ; mĂȘme si le plan dâurgence des inondations relĂšve en premier lieu de la responsabilitĂ© du ministĂšre de lâIntĂ©rieur. Ă la suite du fameux dĂ©luge de 2008, il y a pourtant bien eu une sĂ©rie de consultations, et deux visites sur le terrain effectuĂ©es par le souverain en personne.
Sous la pression, des rĂ©unions au sommet ont Ă©tĂ© programmĂ©es entre Abdelkebir Zahoud, le patron du secrĂ©tariat chargĂ© de lâeau, Fouad Brini, le directeur gĂ©nĂ©ral de lâAPDN, Mohamed Hassad, le wali de Tanger et bien dâautres responsables. Au menu, les dispositions Ă prendre et les travaux Ă effectuer pour Ă©viter que le cauchemar ne se rĂ©pĂšte. DĂšs les premiĂšres consultations, les oueds qui traversent Tanger sont pointĂ©s du doigt. En raison de pressions Ă©conomiques, sociales, fonciĂšres ou encore politiques, sans oublier la gangrĂšne de la corruption, ces cours dâeau ont souvent Ă©tĂ© amĂ©nagĂ©s dans le dĂ©sordre, couverts, dĂ©viĂ©s, augmentant ainsi la vulnĂ©rabilitĂ© des populations et des biens. Le fameux oued Mghogha dont les caprices hydrauliques donnent des cheveux blancs aux industriels de la zone.
Mais Ă©galement, et plus encore, lâoued Lihoud dont les canalisations vĂ©tustes ne permettent plus dâĂ©vacuer e surplus en eaux de crue vers lâocĂ©an. Dans la foulĂ©e, le secrĂ©tariat dâEtat chargĂ© de lâeau et de lâenvironnement va lancer une sĂ©rie dâexpertises auprĂšs de bureaux spĂ©cialisĂ©s. LâĂ©tude concernant la protection de la ville de Tanger contre les inondations de lâoued Mghogha est conïŹ Ă©e Ă IngĂ©ma, une sociĂ©tĂ© dâingĂ©nierie, ïŹliale de CDG DĂ©veloppement. « Une Ă©tude pour la protection contre les inondations dues aux dĂ©bordements de lâoued Lihoud Ă Tanger » est en mĂȘme temps commandĂ©e Ă un cĂ©lĂšbre bureau dâĂ©tudes de Rabat, Conseil en IngĂ©nierie et DĂ©veloppement (CID).
La sociĂ©tĂ© Al Khibra Ătudes et Conseils dĂ©croche, quant Ă elle, le marchĂ© lancĂ© par lâAgence du bassin hydraulique du Loukkos Ă TĂ©touan concernant « les missions relatives Ă lâĂ©tude de protection de la ville de Tanger contre les inondations engendrĂ©es par Oued Souani ». Les spĂ©cialistes dâIngĂ©ma prĂ©sentent leur exposĂ© sur lâhistorique des crues en soulevant une problĂ©matique qui ne date pas dâhier puisquâen janvier 1996, le mĂȘme oued a connu une crue mĂ©morable qui a sinistrĂ© toute la zone causant des dĂ©gĂąts considĂ©rables.
« MĂȘme un novice vous expliquera que cet oued a des crues de pĂ©riode de retour qui ne dĂ©passent pas les 20 ans et le tracĂ© topographique dĂ©montre clairement que lâĂ©coulement des eaux prend une direction prĂ©fĂ©rentielle vers la zone industrielle », explique un ingĂ©nieur qui prĂ©cise que dâautres Ă©tudes lancĂ©es en 1996 et en 2000 avaient conclu Ă lâobligation de construire un barrage en amont de lâoued Mghogha. Les propositions dâIngĂ©ma ont insistĂ© sur la nĂ©cessitĂ© de prĂ©voir la construction de ce barrage pouvant supporter des crues Ă plus de 300 m3/s pour une enveloppe budgĂ©taire de 200 millions de dirhams - hors frais dâexpropriation qui, eux portent sur 17 hectares.
Un coût de 43 millions
Concernant lâoued Lihoud, câest le 9 janvier 2009 que les ingĂ©nieurs du bureau dâĂ©tudes CID rendent, Ă leur tour, leur copie. LâĂ©tude dĂ©taillĂ©e entreprise par les ingĂ©nieurs du CID propose trois alternatives, le maintien de lâovoĂŻde (canal souterrain qui traverse la ville) auquel, on ajoutera le creusement dâexcavation pour amĂ©liorer le stockage Ă lâamont pour un coĂ»t de 8,3 millions de dirhams (HT).
Le problĂšme, câest que le niveau de protection ne dĂ©passerait pas les vingt ans. La seconde solution consisterait dans le maintien de lâovoĂŻde avec lâamĂ©nagement dâune digue de 1,5 m de hauteur, lâexcavation pour amĂ©liorer le stockage Ă lâamont de lâovoĂŻde, au niveau du Golf de Boubana. Pour un coĂ»t bien supĂ©rieur aux 8,3 millions en raison des travaux qui devront ĂȘtre effectuĂ©s au niveau de cette zone.
Quant Ă la derniĂšre proposition qui a Ă©tĂ© ïŹnalement retenue, elle fait Ă©tat du remplacement de cet ovoĂŻde par un dalot, assistĂ© dâune digue de 1,5 m de hauteur et dâexcavations pour amĂ©liorer le stockage Ă lâamont de lâovoĂŻde. Une solution qui a lâavantage de porter Ă 100 ans les prĂ©visions de protection mĂȘme si le coĂ»t de 43 millions de dirhams (HT) reste particuliĂšrement Ă©levĂ©. Le bureau dâĂ©tudes prĂ©cise que la rĂ©alisation de la route de dĂ©gagement du port condamnera lâovoĂŻde existant (ouvrage non ferraillĂ© et en Ă©tat dĂ©labrĂ©) et « pour assurer la continuitĂ© dâĂ©vacuation des eaux de lâoued Lihoud vers la mer, cet ouvrage devra ĂȘtre refait de maniĂšre Ă rĂ©sister Ă la charge de la route projetĂ©e en dessus ».
Autre aberration, la route 108 qui mĂšne au port a Ă©tĂ© construite dans la prĂ©cipitaion avant lâĂ©tĂ© alors quâil aurait fallu attendre la ïŹ n des travaux du fameux dalot. Quant Ă lâexpertise concernant lâoued Souani, elle sera livrĂ©e en avril 2009. Le diagnostic est sans appel. Les crues Ă rĂ©pĂ©tition de lâoued Souani, qui constitue un des plus importants oueds de la ville de Tanger, auraient pu ĂȘtre Ă©vitĂ©es si les Ă©lus et les autoritĂ©s locales faisaient correctement leur travail. On apprend ainsi que « le dĂ©part de lâoued nâest pas bien matĂ©rialisĂ© sur le terrain Ă©tant donnĂ© la forte urbanisation de la zone » ; les eaux pluviales sont donc Ă©vacuĂ©es par les rues et les voies dâamĂ©nagement, gĂ©nĂ©rant des dĂ©gĂąts important aux chaussĂ©es et aux riverains.
DâaprĂšs les documents auxquels actuel a eu accĂšs, « lâinteraction trĂšs marquĂ©e entre les rĂ©seaux dâassainissement et lâoued Souani (rejet des dĂ©versoirs dâorage du rĂ©seau dâassainissement dans lâoued), ainsi que leur insufïŹsance Ă Ă©vacuer les dĂ©bits dâeaux pluviales, concourent Ă lâapparition de nombreuses zones dâinondation qui se rĂ©sorbent parfois difïŹ cilement, dâautant que viennent se greffer des problĂšmes dâengouffrement des eaux de ruissellement en de nombreux endroits. Lâurbanisme croissant de toute la zone urbaine et pĂ©riphĂ©rique actuelle ne fera quâaccroĂźtre ce phĂ©nomĂšne de saturation et dâinondation ».
Feu sur les Ă©lus
Les experts concluent que « les principaux problĂšmes dâinondation sont liĂ©s au sousdimensionnement du rĂ©seau Ă lâamont des dĂ©versoirs dâorage et Ă lâinsufïŹ sance de capacitĂ© de lâoued Souani et de ses ouvrages dâart notamment Ă lâaval de la Place de la Ligue arabe ». Parmi les propositions avancĂ©es, on note la construction de dalot au dĂ©part de lâoued aïŹ n dâĂ©viter les dĂ©versements et de permettre dâacheminer les eaux directement vers ce cours dâeau au niveau du quartier Bendibane ; lâamĂ©nagement de cet oued par un canal en bĂ©ton armĂ© aïŹ n dâaugmenter sa capacitĂ© dâĂ©coulement et dâen assurer notamment la stabilitĂ© des talus, ce qui facilite son curage.
Les ingĂ©nieurs ne se privent pas de tirer Ă boulets rouges sur les Ă©lus en fustigeant « les constructions dans le lit de lâoued susceptibles dâentraver son Ă©coulement, en prĂ©conisant lâinterdiction et le contrĂŽle strict des dĂ©pĂŽts des ordures mĂ©nagĂšres dans les lits des cours dâeau qui constituent un obstacle Ă lâĂ©coulement et inïŹ uencent nĂ©gativement les hauteurs dâeau et les vitesses dâĂ©coulement ». Autrement dit, comme pour tous les cours dâeau, le plus gros du travail se passe en amont. Car mĂȘme lâentretien des berges et le curage nây feront rien si, aux sources des oueds, les communes ne font pas leur part de travail. Or il existe encore Ă Tanger des quartiers pĂ©riphĂ©riques sans rĂ©seau dâassainissement : tout part au ruisseau ! Une fois les Ă©tudes bouclĂ©es, ceux qui sâattendaient Ă voir les bulldozers dĂ©barquer en ont Ă©tĂ© pour leurs frais.
On nâentendra plus parler de ces histoires dâinondations jusquâĂ la visite du souverain Ă Tanger. Le roi, qui a constatĂ© de visu lâabsence de rĂ©activitĂ© des intervenants, a convoquĂ© tout ce beau monde pour une rĂ©union de travail qui se soldera par une convention spĂ©ciïŹque visant la mise en Ćuvre du programme dâamĂ©nagement des oueds traversant la ville de Tanger (Mghogha, Souani, El Mlaleh et Lihoud), pour un montant global de 670 millions de dirhams.
Ce projet, qui devait ĂȘtre rĂ©alisĂ© dans le cadre du programme de dĂ©veloppement urbain 2009-2013 de la ville de Tanger - initiĂ© en partenariat avec le secrĂ©tariat dâEtat chargĂ© de lâeau et de lâenvironnement, la wilaya de la rĂ©gion de TangerTĂ©touan, la commune urbaine de Tanger, la direction des amĂ©nagements hydrauliques et lâAgence du bassin hydraulique du Loukkos - tarde encore Ă voir le jour. Car une fois les appareils photo et les camĂ©ras rangĂ©s, tout le monde remballe ses dossiers en attendant les prochaines pluies.
« En ce qui concerne lâoued Mghogha, nous savons que lâoption des barrages est Ă lâordre du jour mais nous ne savons pas quand le dĂ©marrage des travaux est prĂ©vu » se dĂ©solent plusieurs industriels de la zone en question. Il faudra attendre dĂ©cembre 2009, quelques jours Ă peine avant ce fameux jeudi noir pour voir un semblant de dĂ©marrage de travaux sur oued Lihoud prĂšs de lâancien port de Tanger.
A la vĂ©ritĂ©, quelques Ă©chafaudages Ă©rigĂ©s sur un terrain vague. Un chantier ouvert par la SociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale des travaux du Maroc (SGTM). Un marchĂ© attribuĂ© par lâAgence de dĂ©veloppement des provinces du Nord Ă lâentreprise des Kabbaj. Or, Ă la lecture des documents signĂ©s par la SGTM et lâAPDN, et validĂ©s par le maĂźtre dâouvrage dĂ©lĂ©guĂ© qui nâest autre que le bassin hydraulique du Loukkos, apparaissent nombre dâirrĂ©gularitĂ©s ïŹagrantes dans ce marchĂ© qui porte sur « les travaux de remplacement de lâovoĂŻde, une sorte de canal souterrain, du tronçon terminal de lâoued Lihoud par un dalot ».
Il y a dâabord le coĂ»t du marchĂ© lui-mĂȘme : alors que lâĂ©tude du CID limite lâenveloppe budgĂ©taire globale pour le remplacement du canal ovoĂŻde par un dalot Ă 43 millions de dirhams, le contrat signĂ© avec lâentreprise de BTP a arrondi ce chiffre Ă la coquette somme de⊠77 835 000 de dirhams. Cerise sur le gĂąteau, le contrat a Ă©tĂ© signĂ© le 3 juillet 2009, soit prĂšs de six mois avant le dĂ©marrage des travaux. « La signature du contrat impose Ă toute entreprise de dĂ©marrer les travaux une semaine, voire 15 jours au maximum aprĂšs la ïŹnalisation de lâaccord, sous peine de sĂ©vĂšres pĂ©nalitĂ©s », explique le patron dâune importante entreprise de Casablanca, spĂ©cialisĂ©e dans les grands ouvrages publics.
7 millions en question
Et ce nâest pas tout : alors que le bordereau des prix fait Ă©tat dâune somme de 7 millions de dirhams, qui correspond au coĂ»t des coffrages soumis Ă lâeau, la solution proposĂ©e par le bureau dâĂ©tudes, qui consiste Ă construire le dalot en lieu et place de lâovoĂŻde, a ïŹnalement Ă©tĂ© abandonnĂ©e pour dâobscures raisons. « En clair, cela veut dire que les travaux ne seront plus effectuĂ©s dans un milieu aquatique et du coup, lâutilisation des coffrages soumis Ă lâeau nâayant plus de raison dâĂȘtre, les 7 millions de dirhams nâont pas Ă ïŹgurer sur le contrat », explique notre patron, expert en BTP. De surcroĂźt, ce dĂ©placement de derniĂšre minute des travaux empiĂ©tant sur des terrains privĂ©s, la wilaya sâest mis Ă dos les propriĂ©taires, dont un riche Saoudien, avant dâengager les procĂ©dures lĂ©gales dâexpropriation.
Il faudra donc attendre que les propriĂ©taires se fassent exproprier (ou non) pour dĂ©marrer des travaux qui de toute façon seront durablement perturbĂ©s par les intempĂ©ries Ă rĂ©pĂ©tition, annoncĂ©es par la mĂ©tĂ©o. Du cĂŽtĂ© de la SGTM, câest le silence radio. MalgrĂ© nos sollicitations, aucun responsable nâa acceptĂ© de rĂ©pondre Ă nos questions. Pourquoi a-t-on attendu aussi longtemps pour rĂ©agir aux dangers dâinondation pourtant bien prĂ©visibles ?
Pour Benbiba Abdelmajid, le directeur gĂ©nĂ©ral de la direction de lâHydraulique, il faudra attendre le rĂ©sultat des Ă©tudes concernant la viabilitĂ© des barrages en amont de lâoued Mghogha pour dĂ©clencher des procĂ©dures dâappel dâoffres plutĂŽt contraignantes mais « devant lâurgence, des travaux viennent dâĂȘtre dĂ©clenchĂ©s pour le recalibrage de cet oued ». Dans les coulisses, on parle de difïŹcultĂ©s Ă mobiliser les fonds nĂ©cessaires alors que nos sources Ă©voquent des histoires dâargent et autres joyeusetĂ©s dont lâadministration a le secret.
« Ni la mairie, ni la wilaya et encore moins la RĂ©gion ne sont en mesure de supporter les coĂ»ts faramineux de la mise Ă niveau des infrastructures de base et le rĂ©amĂ©nagement des oueds », prĂ©cise, sous couvert dâanonymat, une source Ă la wilaya. Quand bien mĂȘme ! Ces retards dĂ©montrent quâil nây a pas de canaux directs entre les diffĂ©rents intervenants permettant dâanticiper une crise de ce type et de la gĂ©rer. Câest lâenseignement majeur Ă tirer de ces inondations. En attendant, les industriels et les rĂ©sidents de certains quartiers de Tanger croisent les doigts en scrutant le ciel, les quelques rĂ©amĂ©nagements opĂ©rĂ©s Ă la force du poignet auront sans doute permis, cette fois-ci, dâĂ©viter le pire. Mais pour combien de temps encore?
Abdellatif El Azizi |
Ciel, mon oued !
Au Maroc, les inondations se suivent et se ressemblent. Tanger, TĂ©touan, Nador, Agadir⊠mĂȘme la mĂ©tropole Ă©conomique nâa pas Ă©chappĂ© au courroux de la mĂ©tĂ©o. Chaque annĂ©e, depuis la ïŹ n du cycle des sĂ©cheresses, des citoyens perdent leurs biens, parfois mĂȘme leur vie, et souvent tout espoir dâĂȘtre Ă lâabri des prochaines averses. Pour comble dâinfortune, la conjoncture mondiale de la mĂ©tĂ©o est orageuse, pluvieuse et dĂ©primante. Comme le bon peuple, habituĂ© Ă bĂ©nir toute lâeau qui tombe du ciel, est plutĂŽt indulgent, il ne tient guĂšre rigueur aux ministres et walis des sinistres « qui dĂ©pendent des caprices de la mĂ©tĂ©o ».
Autant dire que les dĂ©fauts aveuglants de lâ« exception marocaine » - et dâabord son recours Ă la fatalitĂ© pour expliquer tout et justiïŹ er lâinjustiïŹ able - sont autant dâaubaines pour des responsables, minĂ©s par le dĂ©faitisme qui, sans broncher, continueront Ă plaider la politique du laisser-faire, de lâincivilitĂ©, de lâhypertrophie des droits les plus Ă©lĂ©mentaires... Et pourtant, le ciel a bon dos ! Malraux, qui prĂ©conisait que le XXIĂšme siĂšcle serait religieux ou ne serait pas, nâa pas oubliĂ© de prĂ©ciser que « Dieu nâest pas fait pour ĂȘtre mis dans le jeu des hommes comme un ciboire dans la poche dâun voleur ». Si le tsunami est forcĂ©ment imprĂ©visible, les dĂ©gĂąts que produiront les prochaines prĂ©cipitations le sont parfaitement.
Le prĂ©visible, câest une politique qui rompt vraiment avec lâincurie des autoritĂ©s et la corruption des Ă©lus, mĂȘme si elle ne risque de produire ses effets que dans trois Ă quatre ans. Mieux vaut tard que jamais, on peut toujours commencer Ă construire des digues, curer des oueds et arrĂȘter dâĂ©riger des bidonvilles et mĂȘme des zones industrielles sur les lits des cours dâeau, seules garanties de rompre avec une pente calamiteuse. |
Gharb: Les gros dégùts du Sebou
Quelques semaines de pluie ont suffi : les rĂ©centes prĂ©cipitations, bien que loin dâatteindre les records de lâan passĂ©, ont provoquĂ© de nouvelles inondations, notamment dans le Nord et dans le Gharb. Le « grenier du Royaume » prend lâeau. Reportage.
Mardi 12 janvier : entre KĂ©nitra, le chef-lieu de la riche rĂ©gion agricole du Gharb, et Sidi Kacem, les paysages sont dĂ©trempĂ©s. De part et dâautre de la route, des mares, et dans les agglomĂ©rations traversĂ©es, certains quartiers semblent construits sur des marĂ©cages. Mais ce sont les crues de lâoued Sebou et de son afïŹuent, lâoued Baht, qui ont, encore une fois, provoquĂ© le plus de dĂ©gĂąts. Selon lâORMVAG (OfïŹce rĂ©gional de mise en valeur agricole du Gharb), elles ont inondĂ© 50 000 hectares de terres agricoles, particuliĂšrement Ă Sidi Allal Tazi, Mechraa Bel Ksiri, Souk el ArbaĂą, Sidi Slimane et Sidi Kacem.
Nous empruntons la route rĂ©gionale qui va de Sidi Kacem vers le nord, jusquâĂ la bourgade de Souk el ArbaĂą du Gharb. Celle-ci disparaĂźt, pendant quelques kilomĂštres sous les eaux du Sebou. La R 410 est coupĂ©e, impraticable mĂȘme pour notre 4x4, et des barrages de gendarmes empĂȘchent les tĂ©mĂ©raires de tenter lâaventure. La protection civile, elle, est en alerte, dans son pick-up remorquant un Zodiac. De chaque cĂŽtĂ© de la voie, les champs sont inondĂ©s, et lâapparition dâun rickshaw ne dĂ©tonnerait pas dans le dĂ©cor. Des adolescents Ă vĂ©lo dĂ©signent du doigt des douars isolĂ©s par les eaux, Ă lâouest, de lâautre cĂŽtĂ© de la voie ferrĂ©e.
« Les autorités ne font rien »
Badr Khorssi, un habitant du coin, se propose de nous servir de guide, nous assurant quâavec un 4x4, la piste qui y mĂšne est praticable. AprĂšs quelques minutes, il devient Ă©vident que notre guide est, soit blasĂ©, soit habituĂ© aux dĂ©bordements du Sebou ou bien un grand optimiste. A notre gauche, le grand fossĂ© est complĂštement inondĂ©, et dĂ©borde sur la piste, Ă tel point quâil nous serait difïŹ cile de suivre son tracĂ© sans les indications de notre guide improvisĂ© ! « Câest la troisiĂšme fois en un mois, nous dit-il, il y a bien quelques digues, mais ce ne sont que des levĂ©es de terre qui sâeffondrent quand lâeau monte. »
On progresse lentement, en ignorant les bips dâavertissement Ă©mis par la voiture, puis on tourne pour rejoindre le douar Sâhraim Laazib. Et lĂ , on ne peut retenir une exclamation : la piste disparaĂźt complĂštement dans ce qui ressemble Ă un petit lac, devant le douar. « Câest lâun des douars qui se retrouve le plus souvent isolĂ© par les eaux », nous apprend Badr, et lâannĂ©e derniĂšre, câĂ©tait pire. » DifïŹ cile Ă imaginer⊠On sâengage alors dans le « lac », seule solution pour atteindre quelques habitants qui se tiennent, de lâeau presque jusquâaux genoux, devant leurs maisons encore relativement au sec. Brahim nous raconte, rĂ©signĂ© : « Câest comme ça chaque annĂ©e. Il faudrait construire des digues, des canaux de dĂ©rivation. Mais les autoritĂ©s ne font jamais rien⊠»
La voiture arrĂȘtĂ©e au milieu du lac, lâalarme sonne dĂ©sormais en continu. Faire demi-tour semble trop pĂ©rilleux, on choisit donc, encouragĂ©s par les gens du douar, de continuer la traversĂ©e. Un peu moins de 400 mĂštres jusquâĂ la voie ferrĂ©e (surĂ©levĂ©e), et la route de Souk el Arbaa du Gharb. Devant notre crainte de noyer le moteur, Brahim propose de nous assister. Il part en Ă©claireur, tĂątant le sol de ses pieds nus pour sâassurer que lâon reste sur la piste. A mi-chemin, le niveau de lâeau sâĂ©lĂšve encore, et la tension monte dâun cran dans lâhabitacle. Notre guide nous rĂ©conforte Ă peine en nous informant quâun tracteur pourrait venir nous tirer, au cas oĂč !
« Nulle part oĂč aller »
EnïŹn, on arrive au sec, et dâautres hommes du douar, ayant assistĂ© Ă notre lente progression, nous accueillent, lĂ©gĂšrement goguenards. Ils sont fatalistes, et expliquent, en se coupant la parole, « quâils ont toujours connu ça ». Les coupables ? En vrac, « la pluie, lâabsence de digues, lâincurie des autoritĂ©s⊠» Or, pour ces derniĂšres, la situation est due Ă la nature marĂ©cageuse du bassin, lâenvasement de lâoued Sebou et lâabsence de barrages sur certains oueds.
A ce sujet, le wali de la rĂ©gion du Gharb-Chrarda-Beni-Hssen, M. Abdellatif Benchrifa, rappelle la programmation, en 2010, de la construction de deux barrages supplĂ©mentaires (Mdez sur lâoued Sebou, Ouljet soltane sur oued Baht). Driss, un paysan dâun Ăąge assez avancĂ© est sceptique : « JusquâĂ prĂ©sent, la construction de barrages (il y en a 3) nâa pas rĂ©glĂ© le problĂšme. On est inondĂ©s rĂ©guliĂšrement. LâannĂ©e derniĂšre, jâai tout perdu, rĂ©coltes et bĂ©tail. Cette annĂ©e, je vais encore perdre mes rĂ©coltes, et je ne sais pas oĂč mettre mes bĂȘtes pour les protĂ©ger. » Câest pour cela que les Ă©lus de la rĂ©gion insistent, pour leur part, sur la nĂ©cessitĂ© dâun plan de mise Ă niveau du Gharb, lâorganisation de la distribution de lâaide aux populations sinistrĂ©es, et la dĂ©localisation des douars situĂ©s prĂšs des ïŹ euves.
Pour Driss, ce nâest pas une solution. « Je ne peux pas partir, je suis nĂ© ici, jâai hĂ©ritĂ© de la maison de mon pĂšre qui lâavait hĂ©ritĂ© de son pĂšre⊠On nâa nulle part oĂč aller ! » Il nous demande de le prendre en stop pour quâil puisse acheter du pain dans un village Ă cinq kilomĂštres. Au douar, ils nâont plus rien. Juste aprĂšs, il se remet Ă pleuvoir. Un train passe, lentement. Les passagers regardent par les fenĂȘtres et les portes ouvertes, dĂ©couvrant, lâair Ă©bahi, le paysage immergĂ©. Quelques jours plus tard, la circulation des trains est Ă son tour interrompue en raison des inondations.
Amanda Chapon |
Comment font les autres ?
Dans la plupart des pays, il existe ce que lâon appelle la « politique de prĂ©vention des inondations » qui sâoccupe essentiellement de gĂ©rer les risques dâinondation. En France, les communes ont, Ă leur charge, la prise en compte du risque alors que lâĂtat sâoccupe de rendre effectifs les plans de prĂ©vention des risques naturels (PPR) pour les communes les plus menacĂ©es. Cette politique de prĂ©vention sâorganise autour de deux axes. Le premier consistant en des « Programmes dâaction et de prĂ©vention des inondations » (Papi), qui regroupent un certain nombre de propositions dont la rĂ©gulation du dĂ©bit en amont des cours dâeau grĂące Ă la crĂ©ation ou Ă la restauration des champs dâexpansion des crues. Alors que le second volet consiste en des « plans de prĂ©vention des risques » (PPR), qui dĂ©ïŹnissent comment prendre en compte dans lâoccupation du sol les diffĂ©rents risques naturels (inondation, sĂ©isme, avalanches, incendies de forĂȘt, etc.). Dans les zones les plus dangereuses appelĂ©es « zones rouges », le PPR interdit les implantations humaines. Les zones rurales dâexpansion de crues Ă prĂ©server sont Ă©galement classĂ©es en rouge quel que soit le niveau dâalĂ©a. Dans les zones urbaines oĂč lâalĂ©a est moins fort, nommĂ©es « zones bleues », le PPR autorise les constructions moyennant certaines prĂ©cautions. Le PPR est conduit par la direction dĂ©partementale de lâĂquipement en concertation avec les communes concernĂ©es.
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Réfugiés dans le stade
La pluie ayant persistĂ© jusquâau weekend, les eaux de lâoued Baht ont continuĂ© Ă monter, obligeant les habitants de plusieurs douars de la commune de Magrane (25 km environ au nord de KĂ©nitra) Ă abandonner leurs habitations dans la nuit du 15 janvier. Ils ont Ă©tĂ© accueillis dans des bivouacs amĂ©nagĂ©s dans un stade de football Ă Sidi Allal Tazi et au poste forestier dâEl Manzeh, dans la banlieue de KĂ©nitra. Dans le stade, ce sont quelque 320 Ă 350 personnes du douar Taaouniat El Khir qui se sont installĂ©es dans des tentes dressĂ©es par la protection civile, lui donnant un air de camp de rĂ©fugiĂ©s. Dans la journĂ©e de samedi, plusieurs autres douars ont dĂ» ĂȘtre Ă©vacuĂ©s, avec lâaide de la protection civile et de la Gendarmerie royale. Les habitants ont trouvĂ© refuge sous les tentes ou chez des parents. Dâautre part, des matelas, des couvertures, des produits alimentaires et de lâorge pour le bĂ©tail ont Ă©tĂ© distribuĂ©s. Lorsque la pluie a cessĂ©, dimanche, les barrages Ă©taient sous forte pression. Selon le wali de la rĂ©gion, le taux de remplissage du barrage Al Wahda atteignait alors 104%. |
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