Lisez avant de juger. Voici trois passages du roman sulfureux de Mohamed Leftah. Pour en lire plus, il faut hĂ©las trouver un vol pour lâEurope...
Quelles pages choisirâ? JusquâoĂč aller pour ne pas heurter la sensibilitĂ© des lecteurs tout en respectant le message de lâauteurâ? Et comment ne pas risquer Ă notre tour la «âcensureâ»â? Les plus beaux passages du livre sont impubliables en lâĂ©tat. Mais ces trois longs extraits donnent une idĂ©e du style parfaitement maĂźtrisĂ© de Leftah, de la teneur subtile de ses descriptions les plus osĂ©es et de la pertinence de sa pensĂ©e.
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Les sardines frétillantes
Une scĂšne banale dans une piscine du Caire, transcendĂ©e par lâĂ©criture chatoyante de Leftah. Voici les premiĂšres lignes du livre qui Ă©voquent, avec grĂące et pudeur, le rĂ©veil Ă la sensualitĂ© dâun homme vieillissant.
Depuis le dĂ©but de ce torride mois dâaoĂ»t, la piscine du club Maâadi rĂ©servĂ©e aux adultes sâest mĂ©tamorphosĂ©e en arĂšne dâune confrontation inĂ©dite, sournoise et cruelle. Le bassin des jeunes nĂ©cessitant des travaux dâamĂ©nagement, les minimes de lâĂ©quipe de natation masculine du club viennent sây entraĂźner chaque dĂ©but dâaprĂšs-midi.
DĂšs quâils entendent sâĂ©lever du parc leurs voix juvĂ©niles, leurs cris et leurs rires, et avant mĂȘme quâils aient investi bruyamment leur monde jusque-lĂ paisible et feutrĂ©, les adultes, des personnes du troisiĂšme Ăąge pour la plupart, commencent Ă quitter le bassin lâun aprĂšs lâautre, comme les soldats dâune armĂ©e dĂ©faite avant mĂȘme dâavoir livrĂ© combat.
Lâeau finit par ne plus prĂ©senter quâune surface Ă©tale, lisse, silencieuse, comme en attente. Des jeunes envahisseurs qui, aprĂšs sâĂȘtre mis en maillot de bain dans les vestiaires, prenant leur Ă©lan, tels des poissons-Ă©pĂ©es, y plongeraient, fendraient sur toute sa longueur sa robe unie et festonneraient dâĂ©cume son bleu chatoyant.
Alors, Ă nouveau mouvante, vivante, barattĂ©e et sillonnĂ©e en tout sens par des chairs dont certaines ont la blancheur et la dĂ©licatesse de celle des flĂ©tans, elle deviendrait comme une mer en miniature. Mieux, comme la mer originelle, matricielle, quand avait commencĂ© Ă palpiter et Ă prendre forme la vie naissante, tremblante, si fragile alors mais dĂ©jĂ promise Ă une splendeur et une luxuriance telles quâau fil du temps, de temps gĂ©ologiques, elle se rĂ©pandrait sur tout le globe terraquĂ©.
A la vue des adultes qui ont regagnĂ© la terre ferme, abandonnant lâĂ©lĂ©ment aquatique Ă de jeunes corps qui sây sont coulĂ©s et sây meuvent avec une merveilleuse aisance, la confrontation inĂ©gale nâapparaĂźt pas seulement comme opposant deux Ăąges de la vie, mais presque deux stades de lâĂ©volution.
Amphibien audacieux, ou imprudent, le captain Niâmat nâa pas rejoint le rivage et sâest retrouvĂ© piĂ©gĂ© dans cette mer aurorale des origines. Incapable de nager au milieu des corps souples et frĂ©tillants qui le cernent de toutes parts, il se met sur le dos et essaye tout simplement de maintenir le sien en flottaison, en imprimant Ă ses membres courtauds dâimperceptibles mouvements de pseudopode.
Le dur Ă©clat de la lumiĂšre dâaoĂ»t, qui lui semble Ă©maner de ces corps mĂȘmes au milieu desquels il est piĂ©gĂ©, lâaveugle. Il ferme les yeux et se laisse dĂ©river comme une algue flottante.
Soudain, il entend lâexpression familiĂšreâ: «âCaptain Niâmatâ!â», par laquelle tout le monde lâappelle, bien que depuis belle lurette il ait Ă©tĂ© radiĂ© de lâarmĂ©e. Ce sont ses amis de toujours, ses ex-compagnons dâarmes qui le hĂšlent et il entend dĂ©jĂ la plaisanterie inchangĂ©e par laquelle ils vont lâaccueillir quand il sortira de lâeauâ: «âAlors, vieux phoque, tu tâes assez rincĂ© lâĆil en barbotant au milieu de ce banc de sardines frĂ©tillantesâ?â»
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Masseur et boulanger
Le captain Niâmat a fait un rĂȘve Ă©rotique troublant dont son jeune serviteur Islam Ă©tait le hĂ©ros. Le domestique nubien est aussi le masseur du militaire retraitĂ©... Câest le premier passage explicite du livre. Pas le plus torride mais pas forcĂ©ment Ă mettre entre toutes les mains... [âŠ]
Islam eut envie de rire, mais se retint. Lâimage de sa mĂšre pĂ©trissant la pĂąte Ă pain, lĂ -bas dans leur village de Kom Ombo, lui avait traversĂ© brusquement lâesprit, et il Ă©tait partagĂ© entre la nostalgie et le rire.
Le captain Niâmat sâen voulut dâavoir parlĂ© et il essaya de faire le vide dans son esprit, de relĂącher son corps si complĂštement quâil ne fut plus que peau, sens tactile en Ă©veil. Islam constata de ses yeux et ressentit au bout de ses doigts ce relĂąchement, cet abandon, cette offrande presque que lui faisait son maĂźtre de son corps. Ses doigts alors, dâun savoir non appris, entamĂšrent un dialogue sans mots avec ce corps trapu quâil sentait se relĂącher de plus en plus, sâadoucir sous leur passage.
Le captain Niâmat jouissait de ce dialogue silencieux. Maintenant, au moment oĂč il avait envie que la pression fĂ»t un peu plus ferme, il sentait que les paumes du jeune Nubien, magiquement, appuyaient plus fort. CâĂ©tait une conversation entre peaux, dans une langue tactile extraordinaire dont, stupĂ©fait, ravi et se demandant sâil en Ă©tait de mĂȘme pour le jeune Nubien, le captain Niâmat commençait Ă dĂ©couvrir, Ă Ă©peler les premiĂšres lettres. Quâils Ă©taient secs et limitĂ©s les termes techniques que lui avait appris Abou Hassan, devant la richesse, la polysĂ©mie, les nuances infinies de cet alphabet magique, neufâ!
Ce friselis si lĂ©ger qui, prenant naissance dans les tendres et infimes creux sĂ©parant le haut des cuisses des fesses, propageait dans ces derniĂšres des ondelettes frĂ©missantesâ! Dâune façon absolument naturelle, sans la moindre honte, le captain Niâmat souleva lĂ©gĂšrement sa croupe et, la dĂ©nudant Ă moitiĂ© en descendant un peu son slip, ordonna au jeune Nubienâ:
â Masse-moi lĂ , ajoutant, comme pour se justifierâ: le sang doit circuler dans le corps entier et lâirriguer partout.
Islam, hĂ©sitant, effleura Ă peine les fesses, sa main sâattardant plutĂŽt dans les tendres creux oĂč naissait justement le friselis frĂ©missant se propageant en ondelettes de plaisir suave. Le captain Niâmat, Ă©nervĂ©, dâun seul mouvement, descendit complĂštement son slip et prĂ©cisa dâune voix autoritaireâ:
â Je tâai dit les fessesâ! Et au lieu de ces effleurements, tu les pĂ©tris Ă©nergiquementâ!
Cette fois, en pensant encore Ă sa mĂšre pĂ©trissant la pĂąte, Islam ne put sâempĂȘcher de rire, mais le captain Niâmat ne le rĂ©primanda ni ne lâinsulta comme il le craignait, mais au contraire lâencouragea:
â Câest bien, câest comme ça quâil faut faire, mais plus Ă©nergiquement encore.
Islam, boulanger improvisé malgré lui, mit toute son ardeur à pétrir et malaxer cette pùte de chair, sur ses deux versants, tout en pensant que dans son village, un homme qui oserait vous demander pareille boulange serait immédiatement traité de khawala et recevrait un crachat sur le visage.
Ici, au Caire, les mĆurs Ă©taient bien diffĂ©rentes et peut-ĂȘtre la demande du captain Niâmat Ă©tait-elle tout Ă fait naturelle, bien quâaux sĂ©ances de massage au club auxquelles il avait assistĂ©, il ne se rappelait pas lâavoir jamais vu les fesses Ă lâair libre.
Cette dĂ©nudation inĂ©dite, impudique, sâexpliquait peut-ĂȘtre par le fait quâavec Islam, plus jeune que Abou Hassan et simple domestique, le captain Niâmat nâĂ©prouvait pas de gĂȘne et pouvait se permettre dâexprimer sans honte ses plus intimes dĂ©sirs. Ne le voilĂ -t-il pas qui venait de remonter le plus calmement du monde son slip, et de lui adresser ces fĂ©licitationsâ:
â Tu as Ă©tĂ© parfait, Islam, ça suffira pour aujourdâhui.
Puis il se leva, lui tapota amicalement les Ă©paules et lui ditâ:
â Viens, je vais te donner les cent livres que je tâai promises pour lâachat dâhabits lĂ©gers dâĂ©tĂ©.
Quand il lui mit lâargent dans les mains, il ajouta, en souriantâ:
â A propos de la douche que tu as prise ici, ne tâinquiĂšte pas, la hanem nâen saura rien.
Islam se rĂ©pandit en remerciements et sâapprĂȘta Ă regagner le jardin, mais le captain Niâmat le retint encore et lui dit en riantâ:
â Ne va pas raconter Ă tes petits camarades du quartier que le captain Niâmat tâa demandĂ© de lui masser les fesses.
Islam se contenta de passer son index et son majeur, soudĂ©s, sur ses lĂšvres, comme sâil cousait ces derniĂšres avec du fil et une aiguille. Le captain Niâmat, aprĂšs lui avoir tapotĂ© les Ă©paules, lui donna une amicale et ferme poignĂ©e de main.
DâĂ©gal Ă Ă©gal, de complice.
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Lâhonneur du khawala
Vers la fin du roman, câest le captain Niâmat qui vole la plume du narrateur et nous livre son journal intime. Le rĂ©cit fait place Ă une longue introspection et Ă une analyse perçante. Le militaire dĂ©chu crie Ă la fois sa dĂ©tresse et sa fiertĂ© dâhomme libre dans une terre oĂč les ĂȘtres de son espĂšce sont traitĂ©s comme «âdes femmelettes, des serpilliĂšresâ». [âŠ]
La premiĂšre question qui me traversa lâesprit, me convainquit dâemblĂ©e que la libĂ©ration du groupe nâĂ©tait pas chose aisĂ©e ni allant de soi. Cette question Ă©tait en effetâ: pourquoi est-ce au soir de ma vie, Ă lâĂąge oĂč plusieurs de mes compatriotes ââle revoici le groupeââ qui ont vĂ©cu sans trop se prĂ©occuper des prescriptions religieuses, voire en les transgressant allĂ©grement, opĂšrent ce quâils appellent arroujouâila Allah «âle retour Ă Dieuâ», jâai quant Ă moi, Ă lâextrĂȘme opposĂ© de ce «âretourâ», succombĂ© Ă un amour bouleversant, mais condamnĂ© aussi bien par le ciel que la sociĂ©tĂ© des hommesâ? Sans cette expĂ©rience rĂ©ellement bouleversante, de quel cĂŽtĂ© aurais-je Ă©tĂ©, me demandai-je soudain avec angoisse, en repensant Ă lâarrestation encore toute rĂ©cente, dans un bateau amarrĂ© sur les berges du Nil et faisant office de restaurant discothĂšque, de cinquante jeunes gens qui furent accusĂ©s de sâadonner Ă ce mĂȘme amour qui nous lia Islam et moi durant un an, et, circonstance aggravante, sous mon propre toit conjugal ?
Aurais-je Ă©tĂ© du cĂŽtĂ© des loups hurlants, des inquisiteurs implacables, des professionnels de lâamalgameâ? De quoi nâa-t-on pas accusĂ© en effet ces malheureux jeunesâ! Ils Ă©taient une insulte Ă la virilitĂ© des Ăgyptiens, ils affaiblissaient le moral de la nation, ils ne se livraient pas seulement aux pratiques sodomites, mais aussi sataniques, encouragĂ©s dans leur Ćuvre perverse et dissolvante par la propagande sioniste internationaleâ!
Rien de moins, et ceci profĂ©rĂ© et Ă©crit par certains «âintellectuelsâ» Ă©minents dont «âle bon sensâ» aurait voulu quâils se tinssent Ă mille lieues de cette meute et de ses accusations dĂ©mentes. Des avocats, des professeurs dâuniversitĂ©, des journalistes et des Ă©crivains, bref la crĂšme de «âlâĂ©liteâ», de «âlâintelligentsiaâ» comme on eut dit en dâautres temps.
Jâai mis plusieurs mots entre guillemets parce que leur sens a Ă©tĂ© complĂštement perverti, et que cette perversion du langage est lâun des signes majeurs de la crise et de la dĂ©structuration dâune sociĂ©tĂ©.
Les aveux et les critiques que je confie Ă ce journal intime pourraient me coĂ»ter cher sâil venait Ă tomber entre les mains de lâun de ces « intellectuelsâ», de ces nouveaux inquisiteurs dont le nombre ne cesse dâaugmenter, mais jâaccepte ce risque.
Quand donc accĂ©derons-nous au statut dâindividus jouissant de droits imprescriptibles parmi lesquels, en premier, la libertĂ© de conscience et le droit de disposer de notre corps et de notre orientation sexuelleâ?
Aux hommes comme moi qui ont vĂ©cu lâexpĂ©rience dâamours singuliĂšres, on demande, et on les somme de rĂ©pondre Ă la questionâ: que faites-vous de la magnifique, de lâadmirable, de la sacro-sainte virilitĂ© arabeâ?
Oui, cette virilitĂ© sous sa plus haute forme, la muruwwa, Ă©tait la vertu cardinale chez le BĂ©douin du dĂ©sert dâArabie et coĂŻncidait parfaitement avec la vie libre et farouche quâil menait. Par la suite, aux siĂšcles dâapogĂ©e de la civilisation arabe, la culture et le raffinement citadins polirent cette virilitĂ© du dĂ©sert, lâadab lâapparia Ă lâhumanisme. Mais aujourdâhuiâ?
Nous sommes, non pas Ă une dizaine de siĂšcles, mais Ă des annĂ©es-lumiĂšre de ces deux Ă©poques privilĂ©giĂ©es oĂč la virilitĂ© connut, sous des formes diffĂ©rentes, sa plus haute et humaine expression. Notre «âvirilitĂ©â» contemporaine a pris le visage de la force nue, de la domination du plus fort sur le plus faible, de la tyrannie du pouvoir confondu la plupart du temps avec le chef, le zaĂŻm, le combattant suprĂȘme, un super mĂąle viril qui terrorise et fĂ©minise son entourage et la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre quâil domine.
Quoi de surprenant alors si ces mĂąles dominĂ©s, fĂ©minisĂ©s, mais continuant de croire quâils portent toujours lâinsigne Ă©clatant de la virilitĂ©, se livrent avec ivresse et rage Ă une virilitĂ© ensauvagĂ©e, gĂ©nĂ©ralisĂ©e, sans limites, et dont pĂątit en premier, avec la bĂ©nĂ©diction des thĂ©ologiens, ce que les sages chinois ont appelĂ© «âla moitiĂ© du cielâ»â: les femmes.
Mea culpa doncâ! Je me suis libĂ©rĂ© de cette camisole de force qui nous emprisonne et nous corsĂšte, je renonce, et sans aucun remords, Ă cette virilitĂ© sauvage et dĂ©gradĂ©e au code de laquelle jâai obĂ©i une bonne partie de ma vie.
Maintenant que jây pense, le choix mĂȘme dâune carriĂšre de pilote de guerre, de faucon cĂ©leste crachant le feu sur des vallĂ©es riantes et des hommes terrorisĂ©s, ne mâaurait-il pas Ă©tĂ© dictĂ© dans une grande mesure par cet idĂ©al suprĂȘme de la virilitĂ©â? Sacrifiant par lĂ ce qui me passionnait, me comblait de bonheurâ: la littĂ©rature, lâapprentissage de langues nouvelles, en premier ce français si doux, si chantant, la langue prĂ©fĂ©rĂ©e de notre ancienne aristocratie et pour laquelle, bien quâissu dâune famille modeste, jâai optĂ© comme premiĂšre langue Ă©trangĂšre. Alors, comme je comprends le dĂ©sespoir et le dĂ©chirement de ma femme au constat de la mĂ©tamorphose de son «âfauconâ» enâŠ
Pourtant, Ă lâĂąge dâor de la civilisation arabo-islamique, lâamour des garçons avait ses lettres de noblesse, ses poĂštes attitrĂ©s et cĂ©lĂšbres, comme Abou Nouass, pour ne citer que lui, dont les vers libertins, mĂ©lodieux, subtils Ă©taient sur toutes les lĂšvres. LâhomosexualitĂ© ne fleurissait pas seulement dans les cours princiĂšres, mais Ă©tait largement diffusĂ©e dans toutes les couches et classes sociales.
Dans un registre plus attĂ©nuĂ©, et de nos jours encore, maints observateurs Ă©trangers ont remarquĂ© avec Ă©tonnement «âlâhomo sensualitĂ©â» dans laquelle baignaient les rapports entre les hommes, au cafĂ©, au hammam, et mĂȘme dans la rue, quand ils voyaient deux hommes marcher cĂŽte Ă cĂŽte, leurs mains enlacĂ©es ou le bras de lâun passĂ© autour de la taille de lâautre, comme deux fiancĂ©s.
Ce que notre sociĂ©tĂ© mĂ©prisait en fait, et mĂ©prise encore aujourdâhui, câest lâhomosexualitĂ© passive. Lâactive nâest pas considĂ©rĂ©e comme telle, mais au contraire comme une preuve Ă©clatante de virilitĂ© ââon y revient toujoursââ et qui ne dĂ©gradait nullement celui qui la pratiquait. Il demeurait un Homme, un mĂąle, un vir, un fahl, un «âĂ©talonâ», alors que celui qui se laissait chevaucher, le khawala, valait moins quâune serpilliĂšre sale Ă©talĂ©e par terre et Ă©tait, est traitĂ© de tous les noms.
Quelle condamnation, quel chĂątiment mâinfligerait-on, moi un ex-militaire, si jâavais un jour le courage de publier ce journal intimeâ? Si lâon apprenait quâau soir de ma vie, durant une annĂ©e, jâai Ă©tĂ© une femmelette, une serpilliĂšre, jâai fait partie de cette lie de la sociĂ©tĂ© et de lâhumanitĂ© quâest le khawala, le pĂ©dĂ©rasteâ?
Ce serait la confirmation Ă©clatante du lien quâavaient prĂ©tendu Ă©tablir les juges de la cinquantaine de jeunes arrĂȘtĂ©s, entre lâhomosexualitĂ©, le satanisme et lâentreprise sioniste diabolique visant Ă dĂ©viriliser et fĂ©miniser notre sociĂ©tĂ© afin de la dominer et de la subjuguer.
Un «âfauconâ» du ciel mĂ©tamorphosĂ© en khawalaâ! Le goĂ»t, Ă jamais amer, de la dĂ©faite de juin 67, ma dĂ©faite personnelle et celle de toute ma gĂ©nĂ©ration, militaires et civils compris, me remonte Ă la bouche. Serait-ce dĂšs ces six jours fatidiques de ce mois de juin torride, que le premier coup de bĂ©lier fut donnĂ© Ă la forteresse de ma «âvirilitĂ©â» dont jâĂ©tais aussi fier, sinon plus, que les autresâ?
Un coup qui a ouvert en moi une brĂšche bĂ©ante, mais oĂč ma virilitĂ© resta nĂ©anmoins comprimĂ©e, embaumĂ©e, inutile, jusquâau jour oĂč je rencontrai un visage singulier de lâamour, qui me permet aujourdâhui de dĂ©nouer les bandelettes de cette momie que je portais en moi sans le savoir, et dâĂ©vacuer hors de moi son cadavre empuanti. Oui, le cadavre dâune virilitĂ© qui nâest plus chez nous que pulsion de domination et de mort.
Je reviens Ă mon hypothĂšse initiale, en la reformulant comme suitâ: se peut-il que la dĂ©faite cinglante de 67, vĂ©cue par moi comme une impuissance inadmissible, inacceptable, un remords inexpiable, mâeĂ»t plongĂ© dans un sentiment de culpabilitĂ© si atroce, qui, me travaillant en silence, lentement mais de façon implacable, mâa conduit plus de trois dĂ©cades aprĂšs lâĂ©vĂ©nement traumatisant Ă aspirer Ă une sorte de rachat Ă©trange, en assumant dans mon corps et ma chair ââet pas seulementâ: en mon cĆur et en mon Ăąme aussiââ cette impuissance, cette fĂ©minisation du guerrier atrocement vaincu, mis Ă genoux, Ă plat ventreâ?
Ma mĂ©tamorphose en khawala serait-elle la forme extrĂȘme, dĂ©sespĂ©rĂ©e, de ma protestation et de ma rĂ©volte contre la virilitĂ© fantasmĂ©e, la rhĂ©torique grandiloquente et creuse, la tyrannie et lâinconscience du chef, du mĂąle suprĂȘme, toutes choses qui nous ont conduits Ă la catastrophe et Ă la honteâ?
Boire le calice de cette catastrophe et de cette honte jusquâĂ la lie, au soir de ma vie, serait-ce lĂ le rachat Ă©trange et cruel auquel, inconsciemment, jâaspirais depuis tant dâannĂ©esâ? Si jâavais participĂ© à «âlâimmortelleâ», à «âla double victoireâ» dâoctobre ââramadan 73, lâĂ©trange dĂ©sir dâĂȘtre possĂ©dĂ© par un jeune adolescent mâaurait-il jamais empoignĂ©â?
Mais en revoyant en imagination mes ex-compagnons dâarmes, qui avaient eu la chance de participer à «âlâimmortelleâ» victoire, qui Ă©taient maintenant des gĂ©nĂ©raux Ă la retraite et passaient le plus clair de leur temps au club Maâadi, Ă papoter et Ă sâĂ©changer des noukta, je me dis quâen fin de compte je nâai pas trop perdu au change.
Ils mâapparurent brusquement comme de vĂ©ritables momies pĂ©trifiĂ©es dans un temps prestigieux mais passĂ©, mort, alors que moi qui nâavais connu que le goĂ»t amer de la dĂ©faite, jâĂ©tais encore vivant, jâĂ©tais parvenu Ă inspirer, sinon lâamour, le dĂ©sir Ă un jeune et radieux adolescent qui fit de mon corps une fĂȘte ââĂŽ nuits inoubliablesâ! Ă cet acmĂ© dâune double jouissance qui me faisait monter les larmes aux yeux comme il arrivait Ă ma femme au moment de lâorgasmeâ!ââ, un printemps continĂ»ment fleuri tout au long dâune ronde de quatre saisons.
© SNELA La Différence, 2011.
Editing actuel
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« Une Ćuvre totalement libre »
Kenza Sefrioui, journaliste, critique littéraire
Leftah a Ă©tĂ© ma plus grande rĂ©vĂ©lation de critique. Jâai eu le coup de foudre pour son Ćuvre totalement libre, dans le fond et dans la forme, Ă cheval entre le roman et la poĂ©sie. On a lâimpression quâil a tout luâ: la littĂ©rature arabe, europĂ©enne, amĂ©ricaine, les Grecs, les Latins, les Japonais... Son Ćuvre est un dialogue avec la littĂ©rature universelle.
Le dernier combat du captain Niâmat est lâunique roman qui parle du Caire, la ville oĂč il a passĂ© la fin de sa vie. Ce nâest pas son chef-dâĆuvre, mais on y trouve un regard politique et des choses trĂšs profondes sur la solitude dâun homme Ă la fin de sa vie. Quant Ă son interdiction... Que voulez-vous, ça fait cinquante ans quâils gĂšrent ce pays comme çaâ!
Abdellah TaĂŻa, Ă©crivain
« Je me croyais rĂ©volutionnaire, il mâa donnĂ© une leçon magistrale »
Câest quelquâun qui a un style incroyable et une force quâil puise aussi bien dans lâhĂ©ritage littĂ©raire que dans la vie et la rĂ©alitĂ©. Ses mots Ă©taient remplis de vĂ©cu, et si parfois il utilisait des termes rares, câest aussi parce quâil faisait partie dâune gĂ©nĂ©ration qui avait un rapport de dĂ©fi Ă la langue française.
Cela dit, Le dernier combat du captain Niâmat est dâune Ă©criture beaucoup plus fluide. Comme sâil sâĂ©tait dĂ©barrassĂ© de ce tic. Câest son livre le plus accessible. Il mâa complĂštement surpris. Moi qui me croyais rĂ©volutionnaire et insolent, il mâa donnĂ© une leçon magistrale. A travers la mĂ©taphore du derriĂšre, il nous montre un homme qui nâa jamais pensĂ© Ă son derriĂšre.
Il nous montre comment on empĂȘche lâindividu de penser Ă son corps, et pas de maniĂšre vulgaire. Que le livre ne soit pas disponible au Maroc nâa aucun sens. Cela rappelle ce qui mâĂ©tait arrivĂ© lors de la parution du Jour du roi. Mais moi, jâĂ©tais lĂ pour batailler afin que le livre sorte au Maroc...
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Censure Circulez, il nây a rien Ă voir !
Avant, Ă lâĂ©poque oĂč Driss Basri, qui cumulait les casquettes de vizir chargĂ© de lâintĂ©rieur et de ministre de la Comâ, assurait Ă merveille son rĂŽle de cerbĂšre de service, les choses avaient au moins lâavantage dâĂȘtre claires.
Quand Gilles Perrault a mis Notre ami le roi dans le circuit, lâinĂ©narrable Basri a dâabord essayĂ© de soudoyer lâauteur, avant de proposer Ă lâĂ©diteur le rachat au prix fort de tout le stock et de finir, de guerre lasse, par interdire Ă©nergiquement lâouvrage.
MalgrĂ© la censure et la prison ferme qui attendait tout lecteur pris la main dans le sac, lâouvrage, photocopiĂ© par milliers, a fait le tour du pays. A vouloir trop cacher, on donne un coup de projecteur certain Ă des ouvrages ou des Ă©vĂ©nements qui nâen mĂ©ritent pas tant.
Aujourdâhui, la censure politique a fait place Ă un autre type dâinterdits plus insidieux, ceux qui relĂšvent essentiellement du politiquement correct. Comme chacun le sait, le politiquement correct a la vie dure dans notre pays, autant sur la scĂšne politique que sur le plan culturel. Inutile donc de guetter, lors de lâinterdiction dâouvrages audacieux, la main cachĂ©e du Makhzen.
Lâinterdit est souvent le fait de sous-fifres. Celui quâappliquent des fonctionnaires zĂ©lĂ©s par une sorte dâobligation morale, convaincus que leur initiative sera apprĂ©ciĂ©e en haut lieu. La frilositĂ© traditionnelle des grands Ă©diteurs, la timiditĂ© des distributeurs et le pouvoir des bureaucrates sont toujours plus forts que tous les interdits politiques. Câest la pire des censures, celle qui asphyxie le plus sĂ»rement la libertĂ© de sâexprimer.
Abdellatif El Azizi
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