La prolifération du harcèlement professionnel pollue l’ambiance au travail. Mais il n’a jamais fait l’objet d’études sérieuses au Maroc. Les cas sont pourtant nombreux et les séquelles souvent graves. Florilège.
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Harcèlement moral
Pas le droit de s’exprimer
(« Khdem wou skout »)
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Latifa, 35 ans, juriste
« Ton avis ne compte pas »
Mon boss m’empêche de donner mon avis ou de me prononcer sur une décision. Pas la peine de préciser que mes initiatives personnelles sont vouées à l’échec : « Non, il faut respecter les directives à la lettre » ou encore « on ne t’a rien demandé ».
J’ai l’impression de travailler à la chaîne et que ma présence est superflue. Lorsque je trouve des dossiers sur mon bureau, je me sens nauséeuse à l’idée de demander des détails sur la méthode à suivre.
Toutes mes questions obtiennent en réponse des « pas maintenant », « vous pensez que je n’ai que ça à faire ? » ou pire « si vous ne comprenez pas les tâches qui relèvent de votre fonction, je ne peux rien faire pour vous ».
Mon mari m’incite à démissionner, mais nous venons de nous installer dans un petit appartement acquis à la sueur de notre front, les traites sont élevées et je ne peux me permettre de renoncer à un salaire. Solution ? Une autre opportunité professionnelle, mais je ne trouve aucun poste vacant correspondant à mes compétences (érodées depuis cette horrible expérience).
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Tarik, 29 ans, commercial
« Mon cerveau était lobotomisé »
J’ai été victime de mon silence et de ma lâcheté. Je m’en voudrai toute ma vie d’avoir contribué à la joie d’un bourreau et ce, durant toute une année. Je travaillais comme commercial dans une société d’informatique ; mon chef était connu pour être caractériel mais je ne m’attendais pas à ce qu’il s’acharne sur moi.
J’étais devenu son chien qu’il tenait en laisse, il me hurlait dessus, m’interrompait systématiquement et me menaçait de sanctions. Mon entourage me poussait à me défendre ou à partir, mais il est difficile d’expliquer l’incapacité à partir, à croire que votre cerveau est lobotomisé.
Les effets sur ma santé n’ont pas tardé à se manifester : herpès, eczéma, insomnie, perte de poids… et de ma fiancée. Un jour, suite à la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, j’ai pris mon courage et mes affaires à deux mains et je lui ai balancé à la figure tout le « bien » que je pensais de lui : ultime satisfaction ! Un conseil aux victimes : indignez-vous contre la « hogra » !
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Isoler la victime
(« Hettou fel frigo »)
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Dalila, 34 ans, auditrice
« Prisonnière dans un bureau d’un mètre carré »
Ma boss m’a longtemps dénigrée auprès de la hiérarchie, simulant des fautes professionnelles et des erreurs d’incompétence. Elle a tout fait pour m’isoler de mes camarades en me confinant dans un local d’un mètre carré.
Le harcèlement est allé au point de me supprimer petit à petit mes outils professionnels et d’interdire à mes collègues de m’aider. Elle en remettait une couche en m’excluant des groupes de sorties et d’événements festifs. Ce qui m’a sauvée ? Un collègue empathique (au bras long) qui a fait preuve de courage !
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Warda, 26 ans, dans la mode
« Elle prend plaisir à me faire du mal »
Le vilain petit canard. Voilà une expression qui prend tout son sens dans mon cas ! Entre les remarques blessantes et les comportements humiliants, je me retrouve prisonnière d’un boss en délire ! Elle trouve un malin plaisir à me faire du mal, j’ai même eu droit à des menaces : « Si tu dis du mal de moi, je peux te garantir que tu ne trouveras plus jamais de boulot dans le domaine. »
J’ai également droit à des élégances du style « la mode ce n’est pas ton truc, il n’y a qu’à te voir ». Si je ne pars pas, c’est parce que j’aime ce domaine et je ne voudrais pas qu’elle me mette des bâtons dans les roues… J’attends plutôt que la roue tourne.
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Discréditer la victime dans
son travail (« khedma hadi ! »)
Omar, 39 ans, directeur de restauration
« C’est quoi ce boulot de gamin ? »
Mon chef passe la majeure partie de son temps à m’humilier auprès de mon équipe, et le reste du temps à rouspéter. Pas un jour ne passe sans que j’encaisse des remontrances : « Ach had lkhdema dial lbrahech ? (C’est quoi ce boulot de gamin ?) ; kat deya3 lia ou9ti ! (tu me fais perdre mon temps !) »
Je suis victime de brimades et d’humiliations constantes. En réunion, il ne se gêne pas pour me ridiculiser et mettre en doute mes capacités de décision. Pourquoi je reste ? Par peur d’être confronté au même problème ailleurs.
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Mohamed, 34 ans, responsable marketing
« Je vous trouve très mou »
J’ai travaillé pendant trois ans dans une société où Gozilla m’aurait moins effrayé que mon boss. Il avait pour habitude de m’interpeller par mon nom de famille sur un ton à faire vibrer les murs.
Tous les jours, j’avais droit à des subtilités telles que « je vous trouve très mou », « ce ne sont pas des gens comme vous qui réussissent ». En réunion, je devenais le dindon de la farce, des « insider jokes » circulaient à mon sujet et arrivaient même à faire rire mon assistante !
Après avoir consulté un ami avocat, j’ai appris que la loi n’était pas de mon côté, sachant qu’elle ne reconnaissait même pas l’existence du harcèlement moral. Alors, j’ai quitté mon poste et je remercie mon ancien boss d’avoir fait de moi un homme résistant à toute épreuve.
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Harcèlement sexuel
Quand l’employé devient l’objet sexuel…
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Kenza, 37 ans, secrétaire de direction
« Après les attouchements, le placard »
Mon cauchemar a commencé le jour où j’ai annoncé mon divorce à une collègue de bureau. Mon chef a alors changé de comportement. Les premiers mois, je me voyais couverte de compliments et de faveurs (après-midi libres, cadeaux…). Je pouvais prendre des initiatives et j’étais félicitée pour mes démarches et mes idées.
Des attouchements n’ont pas tardé à suivre, mais après avoir calmé ses ardeurs, j’ai été mise au placard. Je dois supporter des réprimandes et des commentaires déplacés sur mon physique (qui ne l’a pas dérangé quand il me draguait) ainsi que sur ma méthode de travail. Je suis aujourd’hui en recherche active d’une autre opportunité d’emploi. En attendant, me voilà coincée avec un malade !
Propos recueillis par Z.E.H.
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Ghita El Khayat : Le harceleur ne choisit pas ses victimes au hasard
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Les liens entre harcèlement moral et sexuel sont parfois ténus. Mais les victimes se ressemblent : un harceleur cible toujours les proies les plus faciles à persécuter.
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Ghita El Khayat, psychiatre, psychanalyste et spécialiste en médecine du travail, dessine le profil du harceleur et décortique l’impact de ses actes sur la santé psychologique de la victime.
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Actuel : Quelles sont les caractéristiques du harceleur dans le milieu professionnel ?
Ghita El Khayat : Il est important de distinguer harceleur sexuel et harceleur moral.
Le harceleur sexuel est en général un homme (dans 95% des cas). Souvent mégalomaniaque, il pâtit de problèmes sexuels.
Le harceleur frustré refuse toute forme de désobéissance ou de résistance émanant de la subordonnée. Le harcèlement sexuel peut également être pratiqué par une femme, souvent haut gradée et exerçant un pouvoir certain sur ses subordonnés. Ce type de harcèlement est latent. Il est ressenti par le subordonné masculin comme une domination ou même une castration.
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Les deux types de harcèlement peuvent-il se conjuguer ?
Oui, tout a fait. Les cas de victimes des deux types de harcèlement sont très fréquents. Le harceleur peut commencer par affaiblir moralement sa « proie », en la dévalorisant ou en la manipulant, telle une marionnette, pour ensuite passer au harcèlement sexuel. La victime diminuée renonce généralement à toute forme de résistance par peur de perdre son travail.
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Comment le harceleur choisit-il sa victime ?
Le harceleur ne choisit pas ses victimes au hasard, loin de là . Ces dernières sont sélectionnées en fonction de leur faiblesse, de leur fragilité. Les personnes ciblées présentent généralement une faille psychologique (manque de confiance en soi, etc.) ou sociale (mère de famille ayant besoin de garder son emploi pour élever ses enfants, personne isolée...) que le harceleur va exploiter. En bref, le harceleur vise les personnes qui supporteront en silence son harcèlement.
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Quel est l’impact du harcèlement sur l’individu ?
Le harcèlement déstabilise psychologiquement la victime, et une dépression profonde en découle. Il est également important de mesurer les conséquences pour l’entreprise comme pour l’environnement sociétal.
Le harcèlement moral ou sexuel réduit radicalement la productivité de la victime et son engagement professionnel ; les résultats de l’entreprise peuvent à leur tour en pâtir. Les conséquences étant encore plus graves sur le moral de la victime, elles affectent donc certainement son environnement (foyer, famille, enfants, amis…).
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Que faire en cas de harcèlement ?
Dans le cas de harcèlement sexuel ou moral, il faut impérativement se tourner vers l’inspection du travail pour déposer plainte et tenter une négociation avec la hiérarchie. Si la négociation n’aboutit pas, il faut faire appel à un avocat.
Il faut réaliser que les victimes sont de plus en plus souvent des cadres, parfois haut placés, et que ces perturbations ne sont pas sans conséquences pour l’entreprise. Les démarches contre le harcèlement sont donc importantes pour faire évoluer les mentalités. Un relais médiatique soutenu est également important pour dénoncer les abus pratiqués par les harceleurs. Brisons les tabous.
Propos recueillis par Amanda Chapon