Sion Assidon : « Les pa rtis sont émasculés »
Pour le militant anti-corruption, c’est tout un système qui incite les élus à s’enrichir plutôt qu’à servir leur pays.
Fondateur de Transparency Maroc, Sion Assidon est aujourd’hui le secrétaire général adjoint de l’antenne marocaine de cette association internationale de lutte contre la corruption. L’éternel militant a toujours son franc-parler pour dénoncer des dérives mais il sait aussi proposer des solutions.
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A quel point politique et corruption font-elles bon ménage ?
Je pense que notre système politique est intrinsèquement corrompu. La corruption a chassé la politique du domaine du politique pour occuper sa place. On se plaint de la dépolitisation des citoyens et de l’impuissance des partis politiques. Or c’est la manière dont est articulé l’espace politique qui met la corruption à la place du politique.
En effet, les partis politiques sont – pardonnez–moi l’expression – émasculés : ils ont accepté la place qui leur est concédée et ont fini par renoncer à la politique. Cette situation est organisée par la Constitution. Lors des dernières élections législatives, j’ai eu la désagréable impression, en regardant les programmes des partis, de lire des photocopies.
Et souvenez-vous, quand on a demandé à je ne sais quel Premier ministre quel était son programme, il a répondu : « celui du roi »…
La Constitution actuelle ne va t-elle pas changer la donne ?
Les orientations stratégiques restent décidées en conseil des ministres présidé par le roi dont la parole est indiscutable. Un parti a-t-il annoncé que son Premier ministre, qui arriverait premier de la classe avec moins de 20% des sièges, tiendrait tête en conseil sur la base de son programme ?
Les partis qui ont accepté de jouer un jeu truqué dès le départ, ont renoncé à tout débat politique. L’enjeu de la conquête d’un siège devient les avantages qui y sont attachés. On est en pleine corruption du champ politique.
C’est dommage, car les vingt-févriéristes, en mettant au cœur de leurs revendications « la chute du despotisme », demandaient clairement la limitation des pouvoirs du roi, et donc la réhabilitation de la politique.
Ce qui n’est pas outrageusement révolutionnaire. C’est même très « raisonnable » par rapport aux demandes exprimées dans d’autres pays de la région cette année… Mais leur demande n’a pas été entendue.
De même, la Constitution n’évoque pas l’incompatibilité entre l’exercice du pouvoir et la pratique des affaires, ce qui était également une revendication du 20-Février.
La détention d’un pouvoir est source d’un enrichissement d’autant plus assuré que ce pouvoir est étendu. On nourrit ainsi la corruption à sa racine.
Ă€ quels niveaux la retrouve-t-on ?
La politique devient un (bon) investissement dont on attend un retour : on investit dans l’achat d’un siège, l’achat de voix. L’immunité, le délit d’initiés, la transhumance sont autant de ressources… L’enjeu n’est plus de faire de la politique et d’orienter l’avenir du pays mais plutôt la défense d’intérêts personnels, familiaux, claniques ou encore régionaux.
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Mais la corruption ne se limite pas au champ politique ?...
La cartographie de la corruption n’est pas toujours facile à établir, car la partie immergée de l’iceberg est encore plus volumineuse que ce que l’on peut imaginer.
Certes, dans les sondages sur la corruption, les citoyens placent en tête la circulation, la justice, les hôpitaux, les administrations, et la gestion des affaires locales. Cette cartographie ne laisse aucunement deviner les volumes financiers en jeu dans des domaines dans lesquels les citoyens n’ont pas d’expérience directe (marchés publics à dimension internationale par exemple).
Sans compter que la corruption ne prend pas nécessairement la forme d’une transaction financière ou d’un pot-de-vin. Le trafic d’influence et le népotisme lui sont apparentés, parce que basés sur le même principe : l’abus d’un pouvoir – politique ou social – pour favoriser un intérêt particulier.
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Avez-vous constaté une évolution du phénomène ?
Oui, bien sûr, une évolution très importante. Si pendant longtemps, la corruption est restée taboue, ce n’est plus le cas maintenant, puisque le sujet est largement débattu dans l’espace public. Malheureusement, on a assisté à une banalisation de ce débat. Ce qui a mis « un tigre dans le moteur » de la corruption !
Pourquoi ? Parce qu’évoquer le problème sans faire le nécessaire pour l’éradiquer c’est envoyer un signal aux corrompus : « Surtout ne vous inquiétez pas, continuez… sans tabou et sans honte ! »
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Malgré les rapports et les articles, rien n’a changé ?
L’impunité reste la règle, et la punition l’exception. La Cour des comptes, malgré la misère de ses moyens, a mis au jour un grand nombre d’affaires, la plupart du temps sans suite. Si elle avait plus de moyens, elle pourrait découvrir d’autres foyers, d’autres scandales, d’autres situations de corruption...
A la justice, qui devrait être l’un des instruments clefs dans la lutte contre le fléau, de prendre le relais. Elle n’a pas été capable, jusqu’à présent, de jouer son rôle, aussi parce qu’elle est elle-même corrompue…
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Notre arsenal juridique est-il insuffisant ?
Il souffre de plusieurs failles. Par exemple, dans les situations d’extorsion : des personnes abusent de leur pouvoir et érigent des obstacles entre les citoyens et leurs droits, obligeant ceux-ci à payer. Or, dans ce dernier cas, la loi continue de traiter les deux parties de la même manière. Celui qui abuse de son pouvoir, comme le citoyen à sa merci.
La loi sur la protection des témoins est encore en gestation et les projets accessibles ne sont pas rassurants. Rien pour le moment ne protège les témoins et les donneurs d’alerte.
Ces personnes, qui ont des informations sur des cas graves de corruption, peuvent se retrouver dans des situations très délicates si elles révèlent leurs secrets. Elles risquent des sanctions disciplinaires, des mutations, des dégradations… ou même de faire face à des accusations de corruption !
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Il faut donc encourager la délation ?
La loi doit prévoir des garde-fous contre la délation calomnieuse. Mais comme en matière de corruption, c’est à l’accusé de prouver son innocence, il n’y a pas grand risque. L’enrichissement illicite est facilement constatable.
Est-ce que l’on vous rapporte des cas de corruption politique ?
Oui. Nous recevons régulièrement des témoignages à travers notre Centre d’assistance juridique anti-corruption (CAJAC), dont le rôle est d’orienter les victimes d’abus à travers la pauvreté des mécanismes existants. Notamment sur l’une des formes les plus courantes de corruption dans la politique, l’abus de pouvoir dans la gestion locale.
De plus, il arrive à Transparency de recevoir des dossiers très épais  – et pleins d’enseignements – sur de grosses affaires de corruption, au plus haut niveau… Mais on ne peut pas agir : cela risquerait de mettre en danger nos sources... Nous travaillons pour que la loi sur la protection des témoins ne soit pas décevante.
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Comment mettre le holà à une corruption si généralisée ?
Comme on est dans une situation caractérisée par une corruption systémique, il faudrait commencer par faire un grand ménage, et régler les comptes du passé. Et à cela, un système judiciaire « normal » ne suffirait pas : il faudrait des années pour liquider notre passif de corruption.
De la même manière que juger les crimes de l’apartheid en Afrique du Sud dans des tribunaux « normaux » n’aurait pas été possible. Il faudrait inventer autre chose, une structure, une procédure spéciale, pour remettre les compteurs à zéro. Ensuite seulement, on pourrait recommencer avec une justice « propre ».
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Et ensuite ?
Il y a bien une loi sur la déclaration de patrimoine des acteurs publics, mais malheureusement, sa mise en œuvre souffre d’un manque de volonté politique, et, en conséquence, d’un manque de moyens.
Or, il serait tellement simple d’obliger l’ensemble des fonctionnaires de la fonction publique (à tous les niveaux) et des élus à effectuer annuellement une déclaration de patrimoine par Internet.
A l’instar de ce que font, dans d’autres pays, l’ensemble des citoyens qui remplissent une déclaration annuelle de revenus. On disposerait ainsi d’une base de données qui permettrait de cibler précisément les foyers de corruption. A condition de le vouloir et d’y consacrer les moyens humains nécessaires. Il me semble qu’on ne manque pas de diplômés- chômeurs ? [Sourire…]
Evidemment, il y a mille autres moyens de combattre la corruption. On peut aussi aller enseigner dans les écoles que « la corruption, ce n’est pas bien » : mais dire à un enfant, qui voit ses parents le faire quotidiennement, de ne pas mentir, c’est complètement contre-productif.
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Quel rôle peut jouer la société civile, et en particulier Transparency Maroc ?
Faire de la sensibilisation, mais aussi être une force de suggestion et de proposition. On a également un rôle d’observateur et de contrôle des politiques publiques à jouer. C’est ce qu’essaie de faire TM depuis sa création.
Propos recueillis par
Amanda Chapon |